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Présentation du séminaire

Sous la direction de Laurent Etre

Journaliste à l’Humanité, membre du Conseil scientifique de la Fondation.

À l’heure de l’Internet participatif, des réseaux sociaux et, plus globalement, d’une numérisation qui tend à décloisonner totalement les différents supports de l’information (écrans et papier), la réflexion sur le rôle des médias devient décisive.

En effet, ces évolutions technologiques, par les usages qu’elles suscitent, remettent l’information, au sens large, au cœur de la société. La frontière entre producteur et récepteur de l’information est plus poreuse que jamais. Chacun peut, avec Internet, se constituer lui-même en média. Est-ce une bonne chose pour les progressistes, pour ceux qui, héritiers des Lumières, conçoivent l’information comme consubstantielle au savoir, et donc à l’émancipation humaine ?

C’est cette question que le présent séminaire envisage de creuser. La réponse, en effet, ne va pas de soi. Pour de multiples raisons.

Dans un entretien accordé à l’Humanité, le 10 mai 2013, le philosophe Jean-Claude Monod soulignait, en évoquant les commentaires d’articles sur Internet, qu’« à l’heure du “tout-message”, c’est souvent l’émotionnel qui l’emporte sur le travail de la preuve, de l’argument ». Il évoquait aussi l’impact négatif d’Internet sur la mémoire de long terme, une tendance au « présentisme » dont l’une des conséquences, paradoxale, est de créer, chez l’individu connecté, un besoin croissant de se « raccrocher à des pans de mémoire », et donc, à l’échelle de la société, une inflation des mémoires particulières, ce qui n’aide pas à faire monde commun. Surtout, le philosophe, revenant sur les soulèvements dans les pays arabes en 2011, pointait toute l’ambivalence d’Internet et des réseaux sociaux à l’égard de la démocratie. En effet, d’un côté, ces outils parviennent à déstabiliser les « formes verticales de pouvoir, l’État répressif classique » ; de l’autre, ils véhiculent encore trop souvent l’idée que l’on « pourrait se passer de toute représentation politique », ce qui revient à « désarme(r) la démocratie face aux autoritarismes ».

À un autre niveau, l’expression des internautes offre une mine d’informations aux professionnels du marketing, pour cibler toujours davantage les consommateurs, créer du besoin sans être identifié comme vendeur (c’est le principe de la publicité virale). À ce sujet, le chercheur Jean-Paul Lafrance, membre de la rédaction de la revue Hermès, parle de « marchandisation de la parole privée » sur Internet (in Critique de la société de l’information, Les Essentiels d’Hermès, Cnrs éditions, 2010). L’analyse de ces nouvelles formes de prédation capitaliste doit aussi être remise en perspective avec la longue histoire des pressions des puissances d’argent sur les médias, dont bien peu aujourd’hui sont indépendants des grands groupes…

Ainsi, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), par leur action sur les modalités du savoir, de la culture et de la politique, ne servent pas automatiquement, loin s’en faut, l’émancipation humaine. Elles ouvrent même des possibilités décuplées de manipulation des esprits.

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Dans le même temps, certaines expériences semblent témoigner des potentialités des médias, à l’heure des NTIC, en matière de politisation, d’approfondissement de la démocratie. C’est le cas, par exemple, du mouvement « Podemos » en Espagne. Alors que l’explosion de l’offre audiovisuelle, avec la multiplication des chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT), rend difficile la construction d’une audience de masse, c’est pourtant à cela que sont parvenus les initiateurs de « Podemos ». Tout est parti, en effet, de la création d’une émission de débat, « La Tuerka », dans la foulée du mouvement des Indignés espagnols. En France, le jeune « Mouvement pour la sixième République », M6R, retient également l’attention, dans la mesure où il s’est constitué d’abord comme un réseau sur Internet.

Autrement dit, des usages médiatiques tournés vers l’émancipation s’inventent, à tâtons. Leur développement suppose des citoyens conscients, capables d’identifier et de neutraliser les usages qui participent au contraire de la reproduction de l’ordre établi. C’est à cet effort que notre séminaire a voulu contribuer modestement, en associant des philosophes, des sociologues des médias, et des chercheurs en sciences de l’information et de la communication.

1 - Reprendre le pouvoir dans la « société des calculs »

Séance d’ouverture, avec Dominique Cardon (3 février 2016)

De nos déplacements quotidiens à nos actes d’achat, de nos goûts culturels à nos relations personnelles, plus rien n’échappe vraiment aux algorithmes, ces techniques de calcul qui brassent les immenses bases de données numériques que nous alimentons nous-mêmes, sous la houlette des géants d’Internet (Google, Apple, Facebook, Amazon).

Peu à peu, le monde devient mesurable de part en part. Pourtant, les tenants et aboutissants de cette dynamique sont encore largement soustraits au débat public…

Sociologue au Laboratoire des usages d’Orange Labs et professeur associé à l’université de Marne-la-Vallée, Dominique Cardon s’est imposé ces dernières années comme l’un des meilleurs spécialistes du numérique et d’Internet. Dans son dernier livre, A quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data (Seuil, 2015), il décrypte, avec pédagogie, les valeurs et le projet de société véhiculés par ces calculateurs d’un genre nouveau que sont les « algorithmes ». Et dessine les contours d’autres usages, qui seraient résolument tournés vers l’intérêt général.

Dominique Cardon, sociologue.

2 - La culture du logiciel libre, une voie vers le travail émancipateur ?

Avec Michel Lallement (16 mars 2016)

Un peu partout dans le monde émergent des laboratoires de fabrication collaboratifs, appelés « Fab labs » ou « hackerspaces », qui mettent à disposition de leurs membres aussi bien les dernières technologies numériques que les outils les plus basiques du bricolage. De la programmation informatique à l’électronique de pointe, les champs d’expérimentation sont nombreux. Ici, point d’objectifs ou de délais imposés ; le travail est une fin en soi. Ce qui rassemble n’est autre que l’envie de faire. Partage et entraide sont au cœur des pratiques, dans une continuité revendiquée avec les défenseurs du logiciel libre.

À l’heure où l’on voit de grandes firmes capitalistes comme Uber utiliser les technologies numériques pour détruire les droits sociaux et précariser toujours plus le travail, les « hackerspaces » semblent témoigner de la possibilité de tout autres usages, émancipateurs à différents niveaux.
Riche d’enseignements, l’expérience, qui puise dans une certaine contre-culture libertaire, n’est pas pour autant à l’abri des tentatives de captation/dénaturation libérales, comme l’histoire en a déjà connu. Pour s’en prémunir, les hackers adoptent diverses stratégies…

Michel Lallement, Professeur du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), titulaire de la chaire d’Analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations et membre du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (CNRS). Michel Lallement a publié notamment « L’âge du faire. Hacking, travail, anarchie » (Seuil, 2015), un essai qui s’appuie sur une enquête de plusieurs mois en immersion dans des communautés de hackers.

 Lire l’interview de Michel Lallement, réalisée par Laurent Etre, « L’émancipation sociale passe par un usage critique du numérique », L‘Huma dimanche, 3 au 9 mars 2016.

3 - Le numérique, un nouveau matérialisme ?

Avec Milad Doueihi (25 mai 2016 )

Au début des années 70, les sociologues Daniel Bell et Alain Touraine théorisent l’entrée dans une « société postindustrielle », dont la caractéristique essentielle, selon eux, se trouve dans la subordination du matériel (matières-premières et machines) à l’immatériel (information et connaissance). Aujourd’hui encore, la culture numérique est régulièrement associée à l’idée d’une dématérialisation de nos activités, à commencer par la production des biens et des services. Certains s’en réjouissent, d’autres s’en alarment. Mais quelle est la validité, la pertinence de cette idée ?

Plus qu’une entrée dans un âge de l’immatériel, la culture numérique n’est-elle pas surtout synonyme de nouveaux rapports entre l’homme et la machine, où celle-ci apprend de l’humain et, du coup, le façonne ? Un tel « matérialisme numérique » n’a rien d’inquiétant, du moment qu’il fonctionne en lien avec un nouvel humanisme, capable de nous prémunir contre les tendances visant la réduction du numérique comme lieu de sociabilité à la pure calculabilité de l’informatique.

C’est à cet effort que nous convie le philosophe Milad Doueihi. Historien des religions, devenu expert du numérique en quelque sorte «par accident», il développe depuis des années une réflexion originale pour cerner les mutations culturelles induites par nos activités en ligne.

 Milad Doueihi historien des religions, auteur notamment de « Pour un humanisme numérique » (Seuil, 2011)

Lire l’interview de Milad Doueihi réalisée par Laurent Etre, « L’humanisme numérique vise à repérer ce qui peut être conservé de l’humanisme classique », L’Huma dimanche, 19 au 25 mai 2016.

4 - Quelle alliance de classe pour la révolution informationnelle ?

Avec Jean Lojkine (28 septembre 2016)

La révolution informationnelle est riche de potentialités émancipatrices. Le partage de l’information, l’enrichissement de son contenu par les internautes au travers d’échanges non marchands entrent en conflit avec les critères capitalistes d’évaluation (rentabilité, productivité…).

Mais précisément pour cette raison, «le capitalisme a transformé ces possibilités de démocratie directe, de partage, de développement de la personnalité en une division élitiste entre une minorité de décideurs-concepteurs et une masse d’exécutants, même s’ils sont eux aussi très qualifiés», avance Jean Lojkine dans son dernier ouvrage.

Autrement dit, la concrétisation des potentialités émancipatrices de la révolution informationnelle n’a rien d’automatique. Il s’agit au contraire d’un combat politique de longue haleine. Et celui-ci suppose la construction d’une nouvelle alliance de classe, à partir de l’analyse des clivages qui traversent le monde du travail. Ces mêmes clivages que d’aucuns, à l’instar du théoricien du «capitalisme cognitif», Toni Negri, tentent d’escamoter en se référant au concept ambigu de «multitude»…

Jean Lojkine, sociologue, qui a publié « La révolution informationnelle et les mouvements sociaux » (éditions du Bord de l’eau, 2016).

Interview Jean Lojkine réalisée par Laurent Etre, « Une informatisation alternative est possible ! », L‘Huma dimanche, 15 au 21 sept. 2016.