Nous vous proposons la série « La bataille du Front Populaire » en partenariat avec L’Humanité.
Épisode 3 par Dimitri Manessis. Au lendemain de la tentative du coup d’État du 6 février, la gauche réagit en ordre dispersé. Portée par la base, scandée par les manifestants communistes et socialistes six jours durant, l’unité va progressivement s’imposer comme stratégie pour contrer l’extrême droite.
Le point d’interrogation peut surprendre, tant la date du 12 février 1934 est inscrite en lettres d’or dans la mythologie des gauches en France. La riposte au 6 février, massive, populaire, les cortèges socialiste et communiste se rejoignant aux cris d’« unité ! » : l’histoire semble connue, conduisant logiquement à la victoire des législatives de « 36 ». Ces représentations font écran à une réalité plus complexe.
Les réactions au 6 février 1934 sont d’abord séparées, à l’image d’une gauche, politique et sociale, profondément divisée. Le Parti communiste appelle, le 9, à une démonstration de force antifasciste. Quelques socialistes participent. La répression de cette « journée rouge » se fait féroce : quatre manifestants sont tués, des centaines blessés, plus de mille arrêtés. Il faut attendre la journée du 12 pour voir une riposte de masse par l’appel de la CGT à la grève et à la manifestation, appuyé par la SFIO. PCF et CGTU, d’abord réticents, s’y joignent. La journée est un succès.
L’unité scandée par les manifestants parisiens n’est pas encore à l’ordre du jour dans les états-majors politiques
D’importantes grèves accompagnées de manifestations ont lieu à Paris comme en province, sous le mot d’ordre de défense de la République et des libertés face au fascisme. Dans la capitale, une scène marque les esprits : en fin de manifestation, les deux cortèges communiste et socialiste, arrivés place de la Nation, se rejoignent spontanément aux cris de « Unité ! Unité ! ».
Est-ce à dire qu’il s’agissait d’un tournant ? Sans doute, si l’on considère ce phénomène comme un processus, où une journée – comme celle du 12 février 1934 – peut avoir valeur de symbole, et en ayant à l’esprit qu’on ne passe pas d’une époque à une autre en un claquement de doigts.
Si l’unité scandée par les manifestants parisiens n’est certes pas encore à l’ordre du jour dans les états-majors politiques, des initiatives commencent à germer de toutes parts tendant au rapprochement des forces antifascistes. Le désir d’unité qui remonte de la base, de Paris à Grenoble, de la Bourgogne à l’Ardèche, bouscule les stratégies et les positionnements des organisations politiques et syndicales, qui s’entre-déchirent depuis plus d’une décennie.
Qu’en est-il du côté du PCF ? Sa direction prône le « Front unique », uniquement « à la base » et contre les chefs de la social-démocratie, toujours considérée comme adversaire principal. Pas question de défendre la République « bourgeoise ». La ligne « classe contre classe » est maintenue, même si les rapprochements locaux se multiplient. Cette évolution peut rendre confus certains cadres locaux, comme Charles Doucet, en Drôme-Ardèche, qui s’inquiète de voir les « copains embrayés dans cette formation lancée par la bourgeoisie de gauche ».
À travers mille difficultés, ils dépassent leurs divisions
Des incidents éclatent à Montluçon où des militants qui prônent des critiques moins violentes contre les socialistes sont exclus. Dans les Ardennes, on se félicite même que les socialistes se soient fait conspuer le 12 février. La lecture des archives aussi bien que des souvenirs de militants montre des incompréhensions, des craintes.
Incompréhensions liées à la main tendue aux adversaires d’hier qualifiés quelques semaines auparavant de « socio-fascistes », craintes de voir le Parti communiste remettre en cause ses principes, son horizon révolutionnaire. Le « sectarisme » n’est nullement l’apanage des communistes, dans certaines localités, le travail unitaire est freiné par les rancœurs accumulées.
Grévistes et manifestants du 12 février scandent des mots d’ordre différents. À travers mille difficultés, ils dépassent leurs divisions et impriment un nouveau cours à leurs organisations. À l’été 1934, leurs espérances sont en marche.
Dimitri Manessis, «12 février 1934 : comment l’unité s’est imposée comme stratégie contre l’extrême droite ?» L’Humanité, 18/06/2024