La chronique de Recherches internationales
Décembre 2025
Par Michel Rogalski
Directeur de la revue Recherches internationales

Comme une traînée de poudre qui rappelle les prémices de 1968 ou les Printemps arabes, de fortes manifestations de jeunes, sans affiliation politique ou syndicale, ont gagné la planète, notamment le Sud global, de façon inopinée et empruntant des formes spécifiques selon le pays.
Sans lutte armée, sans putsch mais avec détermination impressionnante face à la répression. Utilisant les formes les plus modernes de communication, d’échanges et de coordination comme la plateforme « Discord » de messagerie américaine destinée aux adeptes de jeux en lignes instantanée et bien vite détournée. La plateforme Discord s’est révélée un formidable outil de communication et d’échanges politiques et affirme réunir 200 millions d’utilisateurs à travers le monde. Tik Tok et Instagram complètent le dispositif. Le mouvement s’est répandu à travers la planète, portant partout des revendications largement partagées pouvant se résumer à travers le mot d’ordre « Donnez-nous des droits, enlevez les privilèges ». À cela s’ajoute le refus contre la vie chère et le chômage élevé, l’indigence de services publics ou celui d’être considérés comme des parasites. Parfois avec violence de masse comme au Népal où le Parlement a été incendié et le gouvernement limogé Ce mouvement mondial s’est doté d’un symbole, une tête de pirate, inspiré du célèbre manga One Piece où le pirate Luffy libère les peuples et se bat contre un gouvernement corrompu.
Deux luttes emblématiques : Maroc et Madagascar
Ces deux pays illustrent bien la diversité de ces mouvements.
Tout d’abord le Maroc où rappelons-le la colère s’est propagée après la mort, en août, de huit femmes venues, la même semaine, accoucher par césarienne dans l’hôpital Hassan II d’Agadir dans le sud du pays. Des débordements violents entraînent la mort de trois manifestants. Les protestations s’enchaînent dans tout le pays et demandent la démission du premier ministre Aziz Akhannouch en poste depuis quatre ans. Par contre, le Roi du Maroc – 26 ans de règne – et le régime monarchique sont épargnés. La répression s’organise contre le mouvement qui s’est autoproclamé Gen Z 212 (c’est l’indicatif téléphonique international du pays). La vague répressive atteint déjà plusieurs milliers d’arrestations dont un millier a abouti devant le procureur. Non seulement le mouvement n’a pas été cassé, mais la presse s’est solidarisée avec les manifestants et stipendie le système oligarchique. Les mots d’ordre et les revendications s’étoffent et réclament de meilleurs services d’éducation et de santé et plus largement de services publics au service de tous. Le capitalisme de rente et de connivences, la corruption deviennent le centre des mots d’ordre. La bataille idéologique fait rage et pose la question du « patriotisme sportif » mis en avant par le régime pour désamorcer le ressentiment populaire. En effet, le Maroc ambitionne d’accueillir la prochaine Coupe d’Afrique des Nations de football CAN) et la Coupe du monde de 2030 et s’attire la réponse cinglante des manifestants : « des écoles et des hôpitaux, plutôt que des stades ! ». Et d’ajouter dans une feuille de route : « Nous exigeons que soit comblé le fossé béant entre le Maroc promis par les textes officiels et le Maroc que nous vivons au quotidien. »[1] On assiste à la naissance d’un mouvement sans leader, mené par des jeunes, à la recherche d’un nouveau contrat social et bien décidé à affronter le pouvoir. L’image du royaume notamment à l’étranger a pris un sérieux coup et s’est déjà fissurée. Mais pour l’instant le régime tient bon grâce à la répression et bénéficie d’un large appui des États-Unis qui en ont fait leur principal allié militaire en Afrique ou de la France, son meilleur point d’appui au Maghreb. En outre, le Maroc est le premier pays arabe à avoir eu des liens diplomatiques avec Israël, dès 2020, et rêve d’un rapprochement avec l’Union européenne. C’est dire combien le Maroc est un maillon important du système occidental.
À Madagascar, l’armée a désavoué la répression des manifestants par la gendarmerie – comme lors du printemps tunisien, lorsque l’armée a refusé de rejoindre la police entraînant la fuite de Ben Ali. Là encore le président en place depuis 2018 a été exfiltré dans un avion militaire français. Il se trouve aujourd’hui à Dubaï alors que ses collaborateurs les plus proches ont trouvé refuge, grâce à des avions privés, à l’île Maurice où certains d’entre eux ont étés arrêtés et inculpés pour blanchiment d’argent. Le mouvement de protestation s’est mobilisé fin septembre sur deux éléments qui empoisonnent et désorganisent la vie des habitants : les coupures d’eau et d’électricité qui témoignent du caractère obsolète et non-entretenu des réseaux d’équipement ainsi que du manque d’investissements de l’État et sa mauvaise gouvernance dans un pays où le taux de pauvreté touche 75 % de la population. 400 000 jeunes arrivent sur le marché du travail chaque année. C’est devenu une bombe à retardement qui explose aujourd’hui car l’économie ne créée pas suffisamment d’emplois, ce qui oblige ces jeunes à se tourner vers le secteur informel, sous-payé et précaire par définition. Très vite les partis d’opposition et les syndicats ont épousé la cause de la jeunesse et ont appelé à la grève générale alors que les manifestations se sont transformées en émeutes, en pillage et en incendies. La situation est devenue insurrectionnelle et le président a dû lâcher du lest et limoger le gouvernement. La viralité des réseaux sociaux a contribué à l’extension du mouvement. Aujourd’hui les militaires ont pris le pouvoir. Le mouvement Gen Z essaie de les mettre sous surveillance tout en craignant lui-même d’être écarté du processus en cours. En signe de gage de bonne fois, les militaires ont confié à une quarantaine de magistrats de la Cour des comptes le mandat de procéder à un audit de l’État et de la gestion de l’ancien régime. Madagascar est un allié fidèle de Paris. Il faudra suivre avec attention l’évolution de l’avenir de la base navale de Diégo-Suarez, un temps tombée en désuétude mais que les autorités françaises voudraient remettre en activité – base essentielle pour surveiller le trafic qui transite par le canal de Mozambique.
Ces luttes multiples témoignent de la remise en cause du système partout dominant.
Du Maroc au Népal, du Pérou au Bangladesh, du Sri Lanka au Kenya, de la Birmanie à Madagascar, d’Indonésie au Timor-Oriental ou aux Philippines, ces luttes, parfois insurrectionnelles partent à l’assaut des inégalités. Il faut reconnaître l’universel à travers chacune de ces situations particulières. Si la démocratie libérale et les régimes qui la portent sont partout conspués, ils ne sont pas pour autant tous défaits. Le contenu idéologique de ces mouvements reste flou, et s’il témoigne d’un « dégagisme » certain, la colère s’exprime en termes moraux mettant en avant la corruption, le népotisme, la dignité, la trahison, les dépenses fastueuses et l’incompétence. Tous ces griefs s’ajoutant aux traits fondamentaux de ces régimes qui reposent sur l’injustice sociale, le déclassement, la précarité permanente, le chômage, la pauvreté de masse qui touchent l’ensemble de la population et surtout une jeunesse – dont le poids démographique est énorme – qui reste sans avenir et sans perspectives. La détresse et la colère de la jeunesse sont emblématiques d’une situation qui touche toute la population qui assiste à la privatisation des services publics. Les jeunes souvent plus éduqués et diplômés et aujourd’hui largement connectés ont très vite pris conscience, surtout en milieux urbains, de cette situation qui ne peut que les révolter.
Il ne faut pas s’étonner, en l’absence d’idéologie constituée et de structures organisées pour la porter, si les succès sont peu nombreux ou de courte durée et cèdent vite la place à des régimes autoritaires comme ce fut le cas en Tunisie ou en Égypte où des forces organisées de longue date ont su capter le mouvement à leur profit. Les réseaux sociaux – seuls outils de communication et d’organisation – efficaces pour la mobilisation, peuvent accompagner un mouvement mais ne pourront pas se substituer à lui s’il n’existe pas.
[1] Ilyasse Rhamir, « « GenZ 212 » dévoile son dossier revendicatif pour refonder le contrat social », lebrief.ma, le 10/10/2025.
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.
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