La chronique des Recherches internationales, septembre 2024
Obey Ament, spécialiste de l’Amérique latine
Le 1er octobre prochain Claudia Sheinbaum sera investie présidente du Mexique. Pour la première fois, une femme, militante de gauche, dirigera le pays avec le soutien massif de la population et une majorité de 2/3 de la Chambre des députés qui lui permettront de faire les changements constitutionnels nécessaires pour aller vers des changements décisifs pour la transformation du Mexique. Au Sénat, il manque un siège à la gauche pour avoir ces deux tiers, mais on peut penser qu’une négociation sera toujours possible pour y arriver. Elle présidera ce pays de 120 millions d’habitants inaugurant ainsi la deuxième étape de la transformation initiée en 2018 avec l’élection de Andrés Manuel Lopez Obrador à la présidence.
Pour mieux comprendre la portée de l’arrivée au pouvoir de ce projet progressiste et le sens de la transformation en cours au Mexique il faut prendre en compte le degré de corruption auquel était arrivé le régime créé par le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui dans un passé lointain avait été créé pour unifier les groupes politiques issus de la révolution dans la période 1910-1920. Les débuts de ce processus ont permis l’instauration d’une Constitution progressiste, des avancées sociales importantes et la nationalisation des ressources naturelles. Mais dès les années 50, la corruption a commencé à devenir un élément structurant du régime. Être élu à une responsabilité gouvernementale, président, gouverneur, député ou maire ou être nommé à des postes de direction de la fonction publique était devenu la forme la plus sûre de s’enrichir. Le pouvoir politique a fini par se confondre avec le pouvoir économique dans une association d’intérêts qui dictait les choix politiques. Ce pourrissement n’a épargné ni juges ni magistrats et l’impunité des plus forts et des plus riches est devenue la règle. C’est sous ce système que les dirigeants du PRI ont mis en place des politiques néolibérales et que le Traité de libre-échange avec le Canada et les États-Unis a été signé avec la volonté d’ancrer durablement ces politiques avec des privatisations qui ont bénéficié aux grandes fortunes du pays associées à des capitaux étrangers. L’arrivée au pouvoir du Parti d’action nationale (PAN) entre 2000 et 2012 n’a fait que renforcer ces politiques et la spoliation du pays n’a cessé. Le PRI a fait son retour jusqu’au triomphe historique de la gauche de 2018.
Transformer le Mexique signifie le démantèlement de ce système, la séparation du pouvoir politique du pouvoir économique et la création de nouvelles institutions, changer les priorités en mettant au centre la lutte contre la pauvreté qui touchait presque la moitié de la population. En six ans des progrès importants ont été faits ; les politiques assistancialistes et ciblées ont laissé la place à une trentaine de programmes sociaux à caractère universel en direction des plus pauvres, des personnes âgées et des handicapés qui reçoivent des aides et en faveur de l’enfance et de la jeunesse des jeunes avec des bourses et des programmes d’accès à l’emploi. Des efforts sont déployés en faveur d’un nouveau système de santé et l’évasion fiscale est combattue ainsi que l’annulation des dettes au fisc pour des privilégiés. Afin de réduire les inégalités entre les régions, de grands projets d’infrastructures ont été lancés notamment avec le « Tren Maya », chemin de fer qui fait le tour de la péninsule du Yucatán et le Corridor Trans isthme qui devra relier la côte Pacifique au Golfe du Mexique.
Ces politiques et la hausse du salaire minimum de 110 % ont permis de faire reculer la pauvreté qui est passée de 46,8 % de la population à 36,3 % et les inégalités. Face à la violence des cartels de la drogue le gouvernement a choisi s’attaquer aux racines avec ces politiques sociales et avec la création de la Garde nationale qui remplace les corps de police corrompus. Mais bien que les statistiques montrent un ralentissement du nombre d’assassinats, la violence liée aux activités des groupes criminels reste très élevée ainsi que la violence contre les femmes malgré un recul de 35,6 % des féminicides grâce aux dispositifs mis en place depuis 2018.
La droite unie bien qu’affaiblie n’a cessé de mener des campagnes visant la délégitimation du nouveau pouvoir en l’accusant d’autoritarisme ou de mener le pays vers le communisme. Elle s’est opposée systématiquement à tous les projets votés par les deux chambres. Impuissante, la droite a mobilisé ses derniers atouts : l’Institut national électoral et le Pouvoir judiciaire dominés par des conseillers, magistrats et juges nommés par les gouvernements précédents. C’est ainsi que 75 % des propositions législatives ont été bloquées par des décisions de justice les déclarant inconstitutionnelles ou bien avec des prétextes futiles tels que « le manque de discussion » des lois par les députés ou bien en acceptant des plaintes d’entreprises ou de particuliers qui se considéraient lésés par les nouvelles lois. Le Pouvoir juridique est devenu un acteur politique qui, en outrepassant ses fonctions, a imposé ses décisions sur celles prises par l’organe législatif élu par la population.
En février dernier, le président Lopez Obrador a décidé de mettre la droite au pied du mur en proposant vingt changements constitutionnels qui devraient redonner à la Charte le caractère progressiste que des décennies de néolibéralisme lui ont ôté. Parmi ces changements il a proposé l’amélioration du système de retraites en faveur des travailleurs les plus démunis, donner un rang constitutionnel aux programmes sociaux phares, la hausse du salaire minimum ne pourra pas être en dessous de l’inflation, l’interdiction du « fracking » et du maïs transgénique et surtout redonner à la Compagnie fédérale d’électricité son caractère public, la disparition des organismes autonomes créés pour se substituer à l’État dans la « régulation » de la concurrence et des investissements dans les et la réforme du Pouvoir juridique. Après le refus de la droite de voter ces initiatives, le président a fait appel à la population pour qu’elle soutienne ces réformes en votant lors des élections de juin en faveur de Claudia Sheinbaum en lui donnant la majorité nécessaire ces changements à la Constitution, c’est ce qu’il a appelé le « Plan C ».
Les résultats des élections présidentielles ont montré une adhésion massive au projet de Nation porté par Claudia Sheinbaum et le Mouvement de régénération nationale (Morena). L’ampleur de la défaite n’a pas découragé la droite qui continue à se battre avec les membres de la Cour suprême de Justice à sa tête. La droite argumente que cette réforme qui prévoit que les magistrats et juges ne seront plus nommés à partir d’une proposition de l’Exécutif, mais seront élus par le suffrage universel à partir des propositions faites par les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire est non seulement une attaque contre la démocratie, mais mettrait en danger l’avenir du Traité Mexique-États-Unis-Canada.
La disparition des organismes autonomes c’est-à-dire la Commission fédérale de compétence économique, l’Institut des télécommunications et la Commission régulatrice de l’énergie et deux autres) ne ferait qu’aggraver la situation. Ces organismes, dont les fonctions seront réintégrées aux ministères concernés, ont été créés par le néolibéralisme pour « dépolitiser » l’attribution des concessions et contrats en favorisant les grands capitaux surtout étrangers et leur disparition et celle d’un Pouvoir judiciaire facile de convaincre en faveur de ces mêmes intérêts peuvent changer les termes sur lesquels a fonctionné le l’accord de libre-échange tripartite jusqu’ici. L’ambassadeur des États-Unis, Ken Salazar, s’est joint à la droite déclarant que « l’élection directe des juges représente un risque majeur pour le fonctionnement de la démocratie au Mexique » et à la suite l’ambassadeur du Canada a fait part de la préoccupation des investisseurs de son pays. La réponse du président Lopez Obrador a été immédiate. Il a annoncé une pause dans les relations avec l’ambassade des États-Unis et a dénoncé une action inacceptable d’ingérence qui piétine la souveraineté du Mexique. Les réformes constitutionnelles contestent la puissance de Washington, éloignent le Mexique des politiques néolibérales et touchent les intérêts des grandes entreprises avec l’interdiction de l’exploitation des mines à ciel ouvert, du fracking et de l’utilisation des transgéniques ainsi que les réformes du Pouvoir judiciaire et des organismes autonomes.