Danielle Tartakowsky
Professeure émérite d’histoire contemporaine de l’université Paris 8, présidente du Comité d’histoire de la Ville de Paris.
Le cimetière du Père-Lachaise où plusieurs centaines de communards, anonymes, tombés sous les coups de l’armée de Versailles, lors des derniers combats de la Semaine sanglante, furent inhumés à la hâte dans des fosses communes, situées au Nord-Est de son mur d’enceinte s’est imposé presque aussitôt pour celui des lieux qui résumait en lui la mémoire de la Commune et de tous ses martyrs.
«Aux morts de la Commune»
« L’histoire est une résurrection », peut-on lire sur la tombe de Jules Michelet dressée dans la 53eme division de ce même cimetière. Le « Mur » qui a très vite faire l’objet d’appropriations qui, pour politiques qu’elles soient, étaient également de nature à conférer à la mort une sacralité particulière en l’ancrant dans l’histoire des luttes émancipatrices l’affirme à sa manière.
En 1890, soit dix-huit ans avant qu’il ne soit devenu possible d’y apposer la modeste plaque « aux morts de la Commune », décède Charles Chabert, conseiller municipal de Paris et conseiller général de la Seine dont la vie paraît se confondre avec un demi-siècle d’histoire du mouvement ouvrier parisien. Le comité chargé de lui élever un monument choisit, avec l’accord de sa famille, une concession dans la 76e division, face à ce que l’on va bientôt nommer le mur des Fédérés ou plus simplement « le Mur ». Cette démarche en inspire d’autres. Entre 1894 et 1920, 11 militants, puis trois autres entre 1927 et 1938 sont inhumés là, côte à côte. Parmi eux 6 conseillers municipaux de Paris et/ou conseillers généraux de la Seine, avec sur les tombes des trois premiers d’entre eux l’énoncé de leur identité de classe et de leurs compétences professionnelles prenant le pas sur leurs fonctions édilitaires. S’y ajoutent 4 députés, 3 figures de la Commune, dont Dombrowski et Jean-Baptiste Clément, l’auteur du Temps des cerises. Les cendres des époux Lafargue et celles de Benoît Malon ont été inhumées sur cette même ligne et surmontées d’une stèle. Tous sont socialistes si l’on englobe sous ce terme les divers courants et organisations constitutives du socialisme renaissant de l’après-Commune puis la SFIO.
La mémoire de l’antifascisme victorieux
L’initiative change de main à partir de 1936. En 1935, Henri Barbusse décédé à Moscou, est inhumé dans le cimetière du Père-Lachaise au terme d’un imposant cortège qui dit l’émotion populaire face à la mort de l’infatigable combattant de la paix, résumant en lui les combats de la génération du feu et de l’antifascisme.
À l’occasion du premier anniversaire de sa mort, célébrée par le parti communiste, décision est prise de déplacer sa tombe face au mur des fédérés et d’y ériger une stèle taillée dans un marbre de l’Oural, offert par les travailleurs soviétiques, devant laquelle on déposera une urne contenant une poignée de terre des champs de bataille de Verdun. Paul Vaillant-Couturier, décédé en 1937, est inhumé à ces côtés. L’inhumation de ces deux écrivains communistes antifascistes face au Mur des Fédérés permet au Parti communiste de fondre la mémoire de la Commune dans celle de l’antifascisme victorieux qui la transcende et la relaie.
Monument dédié à Henri Barbusse, 13 septembre 1936. Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis (83FI/307 44)
Recueillement au cimetière du Père-Lachaise lors des obsèques de Paul Vaillant-Couturier, 16 oct. 1937, Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis (83FI/543 11)
Avant-guerre, les obsèques peu ou prou contemporaines de trois militants tombés en Espagne aux côtés des républicains dont celles de la photographe Gerda Taro, toutes prises en charge par le PCF et celles d’exilés antifascistes de premier plan, mais d’autres obédiences dans les lignes avoisinantes de cette même division participent pareillement de cette inscription dans une histoire devenue celle de tous les antifascismes et de la guerre d’Espagne.
Cette construction à la fois funéraire et mémorielle s’étoffe à la Libération en subissant un changement d’échelle et de nature. Des concessions contiguës situées en première ligne de la 97e division sont acquises par le Parti communiste qui construit là un véritable panthéon comptant aujourd’hui 83 dépouilles. En 1885, la dépouille de Victor Hugo a constitué l’épicentre du Panthéon rendu à ses fonctions civiques. On constatera que ce sont pareillement deux écrivains qui assurent cette même fonction dans cet autre panthéon.
En 1945 et 1946, les dépouilles de héros de la Résistance, primitivement inhumés en d’autres lieux, sont transférées là « pour qu’ils reposent près du mur des communards, aux côtés de leurs amis Barbusse et Paul Vaillant-Couturier ». S’y adjoignent ensuite celles de « grands intellectuels » communistes dont Jean-Richard Bloch (1947), Paul Eluard (1952), Marcel Willard, avocat de Georges Dimitrov (1956), des dirigeants du parti dont Marcel Cachin (1958), Maurice Thorez (1964), Jacques Duclos et Benoît Frachon (1975) et de militants, victimes de la répression policière ou de l’extrême droite, en juillet 1953, novembre 1956 ou février 1962, au métro Charonne. Avec, sur les caveaux qui les abritent une affirmation première et presque toujours exclusive du statut militant qui leur vaut de reposer là. Si les identités professionnelles demeurent affichées sur certaines de ces tombes, elles deviennent en effet plus exceptionnelles qu’au siècle précédent et cèdent le pas à l’affirmation des identités partisanes, confortées, pour beaucoup, par l’inscription dans un collectif militant, exprimé par l’existence de caveaux ad hoc. Ainsi la brigade Fabien, les membres du comité national du PCF, l’AVER, les victimes de la manifestation du 8 février 1962, etc.
À l’occasion du centième anniversaire de la Commune, le PCF fait rapatrier les cendres de Adrien Lejeune, le « dernier des communards » mort à Moscou en 1942, jusqu’alors inhumées sur la place rouge face au mausolée de Lénine. À l’heure où l’extrême gauche lui dispute avec vigueur l’héritage de la Commune, il réaffirme sa prééminence en les inhumant parmi les siens, face au Mur.
À partir de 1949, des monuments à la mémoire de ces morts sans sépulture que sont les déportés des camps de la mort » sont élevés à l’une ou l’autre extrémité de cet ensemble, souvent sanctifiés par l’inhumation d’une poignée de cendres ou de terre transférés depuis ces camps, pour ainsi tenir lieu de tombe à tant de corps disparus à jamais et autoriser, par là, le deuil jusqu’alors interdit par l’absence. Cette contiguïté des cénotaphes avec les tombes précédemment évoquées s’explique par leur commune inscription dans la mémoire de l’antifascisme, mais également par la proximité politique que les premières associations concernées entretiennent avec le PCF. Lorsque celles qui lui sont parfaitement étrangères prennent, plus tardivement, la relève, elles s’inscrivent, naturellement, dans la continuité spatiale des précédentes. Deux monuments « en hommage aux femmes communistes qui ont donné leur vie pour la victoire de la liberté contre le nazisme pour le triomphe de la paix » et « aux immigrés de la résistance FTP MOI », avec sur cette dernière quelques vers de L’Affiche rouge, de Louis Aragon relèvent de ce même usage monumental des cimetières. Respectivement érigés en 1975 et 1989, ils ont pour effet pervers de souligner que les deux groupes concernés avaient jusqu’alors été sous-représentés, voire ignorés.
Donner sens à la mort
Tous les défunts enterrés là et ceux dont on évoque la mémoire s’ancrent dans un passé sanctifié par le sang des martyrs dont la présence est affirmée par des reliques, magnifiées par ces chasses que sont ici les monuments. Elles contribuent à donner sens à la mort en inscrivant l’individu dans une histoire devenue source d’une transcendance nouvelle. Cette histoire dont la charge symbolique et la capacité mobilisatrice a acquis une dimension internationale est propre à dessiner un devenir en construisant par là même une forme nouvelle de l’éternité.
Au tournant du siècle précédent, les inhumations opérées dans la 76e division relevaient de pratiques d’opposition, contribuant à donner sens à la mort infligée en érigeant les victimes de la répression en saints martyrs. Les tombes réunies autour de celles de Henri Barbusse et de Paul-Vaillant Couturier doivent en revanche à l’histoire et au rôle national du PCF de s’être différenciées dès les années 30 et à plus fort titre après 1945 de cette matrice initiale. Les tombes de résistants de premier plan, dont Ambroise Croizat puis Marcel Paul, l’un et l’autre ministres à la Libération et les monuments en hommage aux déportés confèrent à cet espace un caractère de souveraineté nationale et une indéniable légitimité. Cette construction délibérée opérée par la PCF constitue en effet une réplique au Panthéon, signifié par le caractère fondateur conféré dans l’un et l’autre cas à la figure de l’écrivain engagé, comme au mont Valérien, ces lieux majeurs du deuil civique, par là propre à construire une image de la souveraineté dont il se réclame.
Cela ne saurait justifier que le président de la République ait jugé bon de se dispenser d’intégrer un ou une communiste au nombre des résistant.e.s justement panthéonisé.e.s en 2015.