par Michel Rogalski
Nul ne doute plus que l’Union européenne et sa zone euro soient entrées depuis nombre d’années dans une crise profonde. Les sondages répétés annuellement sur l’adhésion des populations concernées indiquaient depuis longtemps une lente désaffection pour le processus de la construction européenne, chiffres confirmés par l’extrême faiblesse des mobilisations lors des consultations électorales européennes. Le refus par referendum du Traité constitutionnel proposé en 2005 avait alors secoué les certitudes les mieux établies. Les manœuvres entreprises par la droite, avec l’aval du Parti socialiste, pour contourner ce séisme à travers l’adoption du traité de Lisbonne avaient fini par convaincre qu’Europe et démocratie ne faisaient décidément pas bon ménage. La frayeur fut grande. Car au-delà du refus du Traité et de ses orientations, le message envoyait le refus d’un quitus donné à ce qui se faisait depuis des décennies. Refus du passif, refus des promesses, la sanction était lourde. Depuis, la crise américaine et son impact sur la crise des dettes européennes ont révélé les fragilités de la construction de la zone euro actée dans son principe dès le traité de Maastricht. Pensée pour accélérer le processus de convergence économique entre les pays membres, elle en a exacerbé les contradictions et les divergences, au point que cette monnaie est devenue un atout pour certains et un boulet pour d’autres qui n’ont même pas l’espoir de pouvoir dévaluer. Ses mesures de sauvetage ont été prétexte à imposer des politiques austéritaires frappant plus violemment les pays de l’Europe du Sud. Aujourd’hui, la zone euro avec son taux de croissance économique quasiment le plus faible du monde, apparaît comme la région qui s’est montrée la plus incapable de se sortir de la crise de 2008.
C’est dans ce contexte que s’engage le débat sur les futures élections du Parlement européen. L’Union européenne, longtemps présentée comme le rempart de la mondialisation, en est devenue le laboratoire et la pointe avancée. Elle en cristallise la plupart des méfaits. C’est en effet la région du monde où des liens étroits se sont noués entre pays riverains, dans le cadre d’un dispositif juridique et institutionnel qui décrit l’ensemble des relations entre les pays membres et de ceux-ci avec l’Union européenne. Des pans entiers d’activités ont été « communautarisés », c’est-à-dire régulés par Bruxelles. Des Traités se sont empilés, constitutionnalisant des abandons de souveraineté, organisant l’austérité sous couvert de gouvernance de la zone euro, ou de bonne gestion budgétaire. L’ensemble de ce dispositif a réalisé patiemment le maillage du continent au profit d’une oligarchie financière. Faisant fi de toute démocratie, celle-ci a ainsi construit les frontières de ce qui était permis, le « cercle de la raison » ou les murs d’une prison néolibérale. Vouloir en sortir est désormais interdit, sauf à remettre en cause l’édifice. La construction européenne est ainsi apparue comme une géniale construction au service des bourgeoisies financières pour préserver leurs intérêts. Elle fait figure aujourd’hui de nouvelle « Sainte alliance » contre laquelle toute velléité d’alternative réelle se brisera et sera ramenée à ce qui reste autorisé, une alternance de complaisance. L’Union européenne est ainsi devenue une réductrice d’incertitude réduisant l’oscillation du balancier politique.
Sauf à en rabattre sur son programme, aucun projet transformateur radical d’un État-membre ne peut s’en accommoder. Il y a donc un besoin urgent d’une autre Europe, construite sur d’autres logiques et d’autres valeurs. Il convient de sortir du déni de démocratie en s’assurant qu’aucune clause européenne ne pourrait remettre en cause l’application d’un programme librement choisi par un peuple et donc rappeler qu’il ne peut exister de démocratie sans souveraineté qui l’organise. L’Europe ne doit pas être perçue comme un lieu d’où partiraient oukases et interdits mais bien au contraire comme une structure permissive à même d’accompagner les trajectoires singulières de ses États-membres. Aucun engrenage ne doit pouvoir être mis en place qui entraînerait un peuple dans une voie contraire à ses vœux. Une telle Europe devrait être toilettée de toutes les dispositions qui émaillent ses Traités et organisent l’option néolibérale et financière qui la mine. Priorité aux coopérations, au social, à la solidarité, aux valeurs humaines, à la démocratie ; refus de l’austérité, de la concurrence déloyale, du primat des marchés financiers.
Il convient de rompre avec la conception de l’Europe comme celle d’un super État ce qui conduirait par paresse intellectuelle à décliner à cette échelle les options retenu pour le cadre national. L’Union européenne est une construction juridico-institutionnelle, qu’on ne transformera pas en un super pays en ajoutant de façon trompeuse ses agrégats économiques. Parler du poids commercial de l’Europe n’a aucun sens dès lors qu’une très grosse part de ses échanges se fait dans le cadre continental et de façon brutale et déloyale et que ses pays membres se retrouvent en concurrence féroce sur des marchés tiers. Ajouter des dépenses militaires ne fait guère plus de sens dans une zone où les pays ne partagent pas les mêmes engagements et dans laquelle deux d’entre eux dotés de l’arme nucléaire n’ont jamais imaginé un seul instant devoir la mettre en commun avec les autres. Il est tout aussi illusoire d’envisager un système de retraites à l’échelle de toute l’Europe, tant y coexistent des modèles différents selon les pays. L’Europe n’a pas vocation à devenir un super pays ou une fédération.
Cette Europe à laquelle on aspire devra se faire à 27 ou 30 membres, sauf à décider de revenir à une configuration des origines. C’est dire que le rythme de son évolution est incertain et donc imprévisible. On est dans un registre de conquête patiente de petits pas, d’autant plus que l’axe politique moyen s’est déplacé à droite en Europe et que les forces sociales-démocrates et conservatrices ont de sa conception une vision commune. C’est un tanker qu’il faut faire bouger et pas une barque. Cette situation convient très bien à l’oligarchie qui est aux affaires. La gauche de changement est dans une autre posture. Il lui faut définir son rapport à l’Europe actuelle tout en sachant qu’elle possède certes un projet pour demain mais que ce n’est pas avec celui-là qu’elle devra composer. Il lui faut penser en séquences et préparer l’opinion à la nécessité d’un bras de fer avec les institutions européennes, les marchés financiers et leur logique.
La question concrète qui est posée à la gauche de changement ne peut être éludée. Si le cadre européen actuel constitue un mur contre lequel se fracassera toute velléité transformatrice et qu’il n’est pas possible de le renverser avant un certain temps, quand bien même on aurait une vision claire de ce par quoi il faudrait le remplacer, que convient-il de faire rapidement pour appliquer son programme ? On se souvient que Jospin avait capitulé en trois semaines face à Bruxelles et qu’il n’avait fallu que trois jours à Hollande pour rallier le traité Merkozy. Doit-on être condamné à l’impuissance ? Le nœud gordien de tout exercice d’un pouvoir progressiste est devenu celui du rapport à l’Europe, avant même celui d’un autre contenu à cette Europe dont on a vu qu’il relevait d’une autre séquence. Car il ne fait aucun doute que le programme d’une gauche alternative n’est plus euro-compatible, au sens où il ambitionne justement de sortir du « cercle de la raison » dans lequel voudraient l’enfermer les institutions bruxelloises qui susurrent qu’il n’y aurait pas d’autre alternative. La question posée est donc celle des marges de manœuvre nécessaires par rapport à l’Europe pour changer de politique.
On doit préparer l’opinion publique à la nécessité d’un bras de fer avec les institutions européennes et avec l’idée qu’aucun changement substantiel n’est envisageable sans des formes de désobéissance ou de mesures unilatérales qui contrarieraient les logiques délétères de la construction européenne. Au risque d’ouvrir une crise majeure en Europe. Ce que la Grèce n’a pu faire, du fait de son poids, est à la portée d’un grand pays fondateur de l’Europe et ne serait pas sans susciter d’échos à l’échelle du continent. De telles mesures anticiperaient une Europe alternative à celle des marchés et de la finance et préserveraient le besoin de souveraineté propre à toute expérience transformatrice. Sans entrer sur le fond du débat d’une éventuelle sortie de la zone euro, voire de l’Union européenne, annoncer à l’avance qu’une telle sortie est impensable, c’est mal se préparer à l’affrontement inévitable qui se profile avec Bruxelles. C’est jeter ses armes avant de partir à la guerre. Même si une arme de dissuasion n’a pas vocation à servir, se priver de sa menace, c’est s’affaiblir et c’est en laisser l’usage à une droite populiste en embuscade qui ne rêve que de rassembler toute forme d’opposition à l’actuelle construction européenne.