par Claude Cartigny
Le 4 avril 1949 était signé à Washington le Traité de l’Atlantique Nord, par 12 ministres des affaires étrangères des États fondateurs. Dans l’atmosphère de guerre froide de l’époque, il s’agissait pour ces États,de faire face à la menace d’une possible agression soviétique contre l’Europe occidentale. L’Alliance était construite sur un pivot, son article 5, qui prévoyait une assistance, « y compris par l’emploi de la force armée », à tout État membre victime d’une attaque « survenant en Europe ou en Amérique du Nord ».
Concernant le rôle de la France dans l’OTAN, on se contentera de rappeler deux étapes :
- La sortie de la France des commandements intégrés décidée par le général de Gaulle en 1966, parce que celui-ci, parfaitement conscient de la domination absolue des États-Unis sur l’Alliance, ne voulait pas que la France se trouve entraînée dans une guerre où ses intérêts vitaux ne seraient pas en jeu.
- le rapprochement effectué par Jacques Chirac depuis son élection en 1995 avec ses mêmes commandements intégrés. C’est ainsi que lorsque le général Valentin fut placé en octobre 1998 à la tête de la force d’extraction des observateurs de l’OSCE installée en Macédoine, il fut du même coup placé dans la chaîne de commandement de l’OTAN sous les ordres du général américain Wesley Clark, commandant suprême allié en Europe.
une OTAN qui se transforme
Le 23 avril, l’Alliance doit célébrer en grande pompe à la fois son élargissement à l’Est et le cinquantenaire du Traité. Depuis le milieu des années 90, d’intenses réflexions ont eu lieu dans les milieux atlantiques visant à transformer la nature de l’OTAN. Il s’agit à la fois d’élargir le champs géographique de ses missions et celui des motifs susceptibles de déclencher l’usage de la force armée par l’Alliance. En fait il s’agit de se ménager la possibilité d’agir « hors article 5 ». Celui-ci faisant de l’OTAN une alliance de défense exclusive de ses membres est perçu aujourd’hui par les Américains comme trop limitatif et comme une gêne à l’emploi de la force dans diverses situations. Ils veulent faire de l’OTAN une organisation de sécurité au sens large. Sa transformation en une organisation militaire capable d’agir dans des opérations dites de « sécurité collective » est aujourd’hui, et depuis les accords de Dayton sur la Bosnie, une réalité acceptée par tous les alliés, y compris par la France.
Cette transformation s’articule autour de deux grands concepts :
- La globalisation : les limites géographiques du rôle de l’OTAN dans les crises futures doivent être étendues. Il s’agit de faire du « hors zone ». En fait ce pas a dores et déjà été franchi en décembre 1995 avec la création de l’IFOR (devenue SFOR en décembre 1996), stationné en Bosnie pour y garantir l’application des accords de Dayton. Mais les Américains voudraient aller plus loin. Ils souhaitent, à l’inverse de la plupart de leurs alliés européens, que les interventions ne soient pas confinées au Vieux Continent et puissent s’étendre au-delà, par exemple au Proche-Orient ou dans la région du Golfe.
- L’unilatéralisme : cette question pose le problème de l’articulation de l’OTAN avec la seule grande organisation collective habilitée à parler sans usurpation au nom de la communauté internationale, à savoir l’ONU. En moins d’un an, les États-Unis ont utilisé par trois fois la force de façon unilatérale, lors de raids aériens sur le Soudan et l’Afghanistan en août 1998 et lors de la reprise des bombardements sur l’Irak en décembre 1998. Ils aimeraient étendre à l’OTAN tout entière cet unilatéralisme, afin que cette organisation puisse utiliser la force de sa propre autorité, sans mandat des Nations-Unies. C’est sur cette base que l’OTAN est entrée en guerre en Yougoslavie. Comme les trois membres permanents occidentaux du Conseil savaient que la Russie et la Chine seraient hostiles aux frappes aériennes, ils ont préféré se passer de l’ONU et agir unilatéralement dans le cadre de l’OTAN. Pourtant jusque là, les Européens et en tout premier lieu les Français avaient considéré que si l’OTAN agissait en tant qu’organisation de sécurité collective, elle devait le faire en vertu d’un mandat de l’ONU. La France jugeait même cette condition indispensable. Malheureusement, l’esprit de « résistance » des gouvernements français a fait long feu.
une action illégale et illégitime en Yougoslavie
Ainsi on voit bien dans quelle direction cette réorganisation est en train d’évoluer. L’opération déclenchée le 24 mars contre la Yougoslavie constitue une sorte de test en dimensions réelles de ces nouvelles conceptions. La date même du 23 avril a joué un rôle déterminant. Afin que les festivités puissent se dérouler sans fausse note, on a voulu en finir avant avec la crise du Kosovo, afin de pouvoir présenter à la face du monde l’image d’une Europe entièrement pacifiée uniquement grâce aux vertus de l’OTAN. C’était pour elle une question de crédibilité. Elle risque d’être déçue.
Cette entrée en guerre contre la Yougoslavie sans autorisation de l’ONU est en droit international totalement illégale, puisque, nous l’avons vu, elle n’a pas été autorisée par les Nations Unies. Elle s’apparente donc à une agression sans déclaration de guerre.
Cette action est aussi totalement illégitime : la Yougoslavie n’avait attaqué ni menacé aucun État membre de l’OTAN, ni aucun autre État en général. Dans la pratique, l’article 5 du traité de Washington a donc été jeté par dessus bord et l’OTAN a décidé de faire la guerre à un État européen membre de l’ONU, reconnu par la communauté internationale et qui ne menaçait aucun de ses voisins. C’est là un précédent dangereux dans les relations internationales.
Pourtant il n’y avait pas de fatalité à ce qu’on en arrive là. Il faut dire qu’à Rambouillet, Hubert Védrine et son homologue britannique, Robert Cook avaient déployé de grands efforts en faveur de la paix. L’accord sur le volet politique de leur plan – autonomie « substantielle » du Kosovo dans le respect des frontières de l’Etat yougoslave – était acquis. Mais l’accord a achoppé sur le volet militaire. On a laissé trop peu de temps aux parties pour bien réfléchir aux conséquences de leurs actes (toujours l’obsession du 23 avril !), mais surtout le secrétaire d’État américain Madeleine Albreight a joué un rôle trouble auprès des éléments les plus extrémistes de l’UCK en leur laissant entendre que le renoncement à l’indépendance et leur désarmement resteraient des clauses de style, l’essentiel étant que la présence sur place des 28.000 hommes de l’OTAN assurerait une partition de fait de la Yougoslavie et que sous leur couvert, l’UCK ferait ce qu’elle voudrait au Kosovo. Ce jeu, mené dans le dos des Européens, ne pouvait qu’aboutir à un refus du volet militaire par Belgrade, pour qui la poursuite du démantèlement de la Yougoslavie était inacceptable. En entraînant les Européens dans leurs frappes, les Américains les ont piégés.
On ne pouvait ignorer dès le départ dans les capitales concernées que des frappes aériennes massives allaient aggraver la situation humanitaire et créer la catastrophe que l’on prétendait vouloir éviter. On s’est lancé dans cette affaire sans apparemment avoir prévu les moyens d’en sortir. Le déchaînement des exactions serbes consécutif à l’action de l’OTAN ne fait que souligner le fiasco de celle-ci.
Surpris par la résistance de Belgrade, les Américains ne semblent voir d’autre issue que l’intensification des bombardements, censée contraindre Milosevic à revenir à la table des négociations et à accepter Rambouillet. Mais tout le monde sait bien que Rambouillet est mort avec le premier missile tombant sur Belgrade. Paris suit cette ligne, tout en espérant un miracle de la Russie. Cruelle ironie du sort, quand on sait que l’hostilité de celle-ci au déclenchement des frappes fut superbement ignorée. Ça et là, l’idée d’une conférence balkanique a été avancée, mais elle n’a pas vraiment fait son chemin. Le risque d’embrasement des pays de la région est bien réel.
Une fois de plus se vérifie l’adage selon lequel il est plus facile de commencer une guerre que d’en sortir. Avec cette intervention, les Américains ont « vendu » aux Européens une stratégie de résolution des crises qu’ils ne maîtrisent pas. Petit à petit, c’est une vaste zone de guerre qui est en train de se créer dans les Balkans. On attend de la France qu’elle retrouve son rôle et cesse de jouer les supplétifs de l’OTAN, et qu’elle prenne enfin une initiative pour permettre aux peuples de la région de redéfinir ensemble les conditions de leur avenir commun.