par Claude Cartigny
Ce jeudi 28 septembre 2000 fut bien un jeudi noir. Ce jour là, la mèche fut allumée. Sciemment, délibérément, par Ariel Sharon, chef de file de l’aile la plus extrémiste du Likoud, le stratège de l’agression contre le Liban en juin 1982, le bourreau de Sabra et Chatila, l’homme certainement le plus haï des Palestiniens.
Son incursion sur l’Esplanade des Mosquées, accompagné d’un millier de policiers anti-émeutes dépêchés sur place par M. Barak non pour l’empêcher de nuire, mais au contraire pour protéger celui que, depuis l’échec des négociations de Camp David en juillet, le premier ministre considère comme son futur allié au sein d’un gouvernement de coalition. Cette provocation, dans laquelle MM. Barak et Sharon avaient partie liée, ne pouvait que déboucher sur le pire. Comment en est-on arrivé là, alors que le 28 août dernier, M. Shlomo Ben Ami, ministre israélien des Affaires Etrangères, déclarait un accord « à portée de main » ?
Les dédales de la politique intérieure israélienne
La décision prise le 27 septembre par le Procureur Général de ne pas poursuivre M. Nétanyahou pour les affaires de corruption dans lesquelles il était soupçonné lui ouvrait la voie pour effectuer son retour en force sur la scène politique. Cela ne faisait pas l’affaire de M. Sharon, qui avait profité de l’éclipse de son rival pour s’emparer de la présidence du Likoud. D’où sa décision de se lancer dans une surenchère extrémiste pour garder la haute main sur la droite en apparaissant comme l’opposant le plus déterminé aux prétendues « concessions » faites à Camp David en juillet par E. Barak notamment sur la question de la souveraineté israélienne sur Jérusalem-Est.
Le 10 juillet, seules deux voix ont permis au gouvernement de M. Barak de sauver son existence devant la Knesset. Depuis, sa politique déclaratoire de recherche de la paix lui a encore fait perdre des soutiens, si bien que sa chute fin octobre était quasiment programmée, d’autant plus qu’il sait ne plus pouvoir compter sur les voix des dix députés arabes. D’où sa volonté d’élargir son assise politique par une entente avec ses rivaux du Likoud et avec les partis religieux. Mais cette politique avait un coût. M. Barak se devait pour cela d’accompagner la provocation de Sharon et démontrer à l’opinion qu’en matière de « fermeté » à l’égard des Palestiniens, personne ne pouvait lui en remontrer.
De son côté, la gauche pacifiste israélienne est réduite au silence depuis la fin du mois de septembre et préfère garder la tête enfouie dans le sable. Mme Sarah Ozacky-Lazar, codirectrice du Centre judéo-arabe pour la Paix de Givat Haviva, au nord de Tel Aviv, considère aujourd’hui que les efforts qu’elle a déployés depuis dix ans ont abouti à un « échec complet » et elle a dû annuler un symposium prévu de longue date pour 120 étudiants juifs et arabes, certaine que dans les circonstances actuelles, « tout aurait explosé ». Un vétéran israélien de la lutte pour la paix, le député Shulamit Anoni, est pratiquement le seul à essayer de faire entendre sa voix. « Nous nous sommes trompés dans notre manière de traiter les Palestiniens, confie-t-il au correspondant duWashington Post (11 octobre), nous les avons tout le temps humiliés, en pensant que la force finirait par créer le droit, mais la force n’est pas toujours le droit ». Dans son ensemble, la gauche israélienne est aujourd’hui découragée, et même véritablement traumatisée devant cette brusque escalade de la violence.
M. Barak réussissait ainsi l’exploit d’unir derrière lui l’immense majorité de la population comme jamais il n’avait pu le faire depuis sa prise de fonction il y a quinze mois, alors qu’il avait toujours été un premier ministre contesté.
L’exaspération palestinienne
Il s’agit là d’un facteur très important qui joue contre la reprise du dialogue. Exaspérés, les Palestiniens ont d’innombrables raisons de l’être.
Il y a d’abord l’extraordinaire brutalité de la répression israélienne depuis le début des troubles. Mais la colère palestinienne a des racines plus profondes. C’est celle d’un peuple qui a le sentiment d’être continuellement berné par un partenaire de négociation toujours en position de force et qui ne respecte jamais ses engagements. Depuis les accords d’Oslo signés sur la pelouse de la Maison Blanche le 13 septembre 1993, il y a eu les accords du Caire du 4 mai 1994, Oslo II en septembre 1995, Hébron en janvier 1997, Wye River en octobre 1998, Charm El Cheikh en septembre 1999. A chaque fois le même scénario se répète et l’Histoire bégaie : le premier ministre israélien, quelle que soit son étiquette politique, se rue devant la Knesset pour rassurer l’extrême droite en lui promettant que telle partie de l’accord conclu la veille sera ajournée sine die, ou appliquée incomplètement, voire pas appliquée du tout. Les « territoires » entrent alors en ébullition devant ces retards, parfois jusqu’à une violence extrême comme lors de la vague d’attentats suicides de 95-96. Les Américains offrent alors leurs bons offices et mobilisent leur diplomatie pour réunir à nouveau les deux parties autour d’une table, non pour aboutir à un accord qui marque un pas en avant vers un règlement définitif, mais seulement pour repréciser les conditions techniques d’application de l’accord précédent. Au bout de sept ans de ce petit jeu, beaucoup de Palestiniens se demandent ce qu’ils ont réellement gagné : des évacuations de l’armée israélienne de telle ou telle localité qui ressemblent plus à un redéploiement stratégique qu’à un véritable retrait, et la naissance d’une Autorité palestinienne dont la véritable autorité se limite à quelques confettis territoriaux sans liens les uns avec les autres et encerclés par les « routes stratégiques » sillonnées en permanence par l’armée israélienne.
Les Israéliens n’ignorent évidemment pas qu’ils ne jouent pas cette partie à jeu égal. Eux sont en position de force et ont tous les atouts en mains, alors que les Palestiniens sont complètement démunis et n’ont rien à offrir. Dès lors, il est commode d’exiger d’eux des « concessions » et de tirer argument de l’impossibilité pour les Palestiniens de donner quoi que ce soit pour dénoncer à grand fracas leur absence de volonté de paix. Pourtant, en matière de concessions, les Palestiniens ont épuisé leurs maigres ressources. Alors que l’accord d’Hébron fixait au 4 mai 1999 la date butoir pour un accord définitif, les Palestiniens ont renoncé une première fois à proclamer leur Etat lorsque l’échéance est arrivée. Ils y ont renoncé une seconde fois le 10 septembre 2000.
Arafat avait retiré de sa tournée dans un certain nombre de capitales la certitude que les Occidentaux n’accorderaient pas de reconnaissance à un État proclamé dans ces conditions, c’est-à-dire sans traité de paix préalable avec Israël, et que cela affaiblirait encore plus la position internationale des Palestiniens. Cela n’a cependant pas conduit Israël à montrer plus de réalisme, bien au contraire.
Le rôle des Etats-Unis
Pendant la totalité de ses deux mandats, le président W. Clinton s’est profondément impliqué dans la recherche de la paix. Mais la politique américaine repose toujours depuis plus de trente ans sur le même présupposé : le droit international ne s’applique pas à Israël, et celui-ci peut se dispenser de respecter les résolutions des Nations Unies, à commencer par la résolution 242 de juin 1967 sur l’évacuation des territoires occupés. Israël a seul le droit de déterminer de façon unilatérale les conditions de sa sécurité telles qu’il les conçoit, et ceci quel qu’en soit le coût pour les Etats voisins. On est bien loin de la manière draconienne et maximaliste avec laquelle on interprète et impose les résolutions de l’ONU lorsqu’elles s’appliquent par exemple à l’Irak. C’est ce que les États arabes appellent la politique du « deux poids deux mesures ».
Cette politique repose sur une profonde identité des intérêts stratégiques américains et israéliens dans la région.
Les Américains n’ont jamais été disposés à faire pression sur leurs amis et alliés israéliens. D’ailleurs, une telle pression, même purement symbolique, ne peut être escomptée de l’Administration Clinton dans le contexte de la prochaine présidentielle. Le candidat démocrate A. Gore a un besoin impérieux des voix de l’électorat juif et toute prise de distance vis-à-vis de la politique israélienne serait un véritable missile lancé contre lui.
Le pire est-il inévitable ?
On peut se demander aujourd’hui légitimement si quelque chose peut encore freiner cette course vers le pire. Certes, un nouveau conflit régional israélo-arabe reste peu probable, les forces en présence étant trop disproportionnées et les régimes arabes étant peu disposés, malgré leurs déclarations indignées, à risquer leur survie pour la cause palestinienne. Mais d’autres hypothèses peu réjouissantes paraissent probables : une véritable guerre civile entre citoyens israéliens juifs et arabes, une expansion illimitée d’une violence de masse dans les territoires et au-delà de la frontière libanaise, des attaques contre les intérêts américains dans le monde et l’utilisation par les états du Golfe de l’arme du pétrole, ce qui provoquerait de graves perturbations économiques mondiales. On sait que les Etats-Unis considèrent la question de l’approvisionnement pétrolier comme une affaire de sécurité nationale, et le recours à l’option militaire ne serait alors pas exclue. Toute perspective de paix dans la région serait dans ce cas jetée aux oubliettes pour de nouvelles décennies.
Ne pas revenir à la table des négociations serait pour les dirigeants des deux bords reconnaître que tous les efforts déployés depuis 9 ans, c’est-à-dire depuis l’ouverture de la conférence de Madrid en octobre 1991, l’ont été en vain, ce qui est pour eux difficilement acceptable d’un point de vue politique. La logique pousse donc à la reprise du dialogue même si la seule évocation d’un accord même provisoire paraît dans les circonstances présentes à peine imaginable. Mais le dernier mot n’a pas encore été dit, et la paix n’est pas encore enterrée. Il est encore possible que l’intérêt profond des deux peuples l’emporte sur les passions.