par Patrice Jorland
La famille Lemaçon voulait rompre avec le consumérisme des sociétés occidentales et rêvait de rejoindre l’île de Zanzibar par la mer Océane. Elle avait pris le large à bord de son voilier « Tanit », depuis Vannes, mais, à la sortie du golfe d’Aden, le bâtiment fut arraisonné par des pirates qui le détournèrent vers les côtes somaliennes. Six jours plus tard, alors que des commandos-marine français tentaient de libérer les voyageurs, le skippeur fut tué dans des conditions qui, à ce jour, n’ont toujours pas été éclaircies. Le projet des navigateurs s’était brisé sur une activité présentée comme l’un des fléaux de notre temps.
Une pratique millénaire
La piraterie a une longue histoire. Pendant trois millénaires, cette activité a affecté la quasi-totalité des espaces maritimes. Pour qu’il y ait piraterie, il suffit en effet que trois conditions soient réunies : la circulation de ressources par la voie maritime, une sécurité des mers incertaine et l’existence d’entrepreneurs prêts à tenter l’aventure à temps plein ou partiel, afin de redistribuer une partie au moins de la richesse.
Trois zones sont aujourd’hui considérées comme dangereuses, les détroits de Malacca et de Singapour, les côtes somaliennes et le golfe de Guinée. Les acteurs sont locaux, qui disposent de moyens modestes, mais, à l’instar de leurs ancêtres au drapeau noir, leurs activités viennent perturber les grands flux mondiaux en certains de leurs lieux de concentration. Ainsi, les hydrocarbures que le Moyen-Orient exporte par la mer vers l’Occident et l’Orient empruntent nécessairement les détroits de Malacca/Singapour ou l’entonnoir d’Aden, frangé en son sud par les côtes somaliennes, qui conduit au couloir de la mer Rouge, puis à la Méditerranée par le canal de Suez. Il en va de même pour les vraquiers transportant minerais ou céréales et les porte-conteneurs chargés de produits manufacturés « made in Asia ».
La première condition de l’activité pirate est réunie : la ressource est abondante. La deuxième aussi, et pour une série de raisons. La recherche du profit a conduit à la réduction des équipages, ce qui expose davantage les bâtiments, cependant que le recours généralisé aux pavillons de complaisance, aux paradis fiscaux et à une main-d’oeuvre exploitable à merci rend particulièrement opaque la navigation commerciale. S’y ajoute la prolifération d’armes d’excellente qualité et à bon marché. Enfin, les opérateurs existent, que tente l’aventure pirate.
Le pays de Pount
Le régime de Mohammed Siad Barre, qui avait contrôlé la Somalie pendant trente années, est renversé en 1991 et le pays éclate en trois entités. Le Somaliland, au nord, a déclaré son indépendance en mai 1991 et jouit depuis d’une assez remarquable stabilité intérieure, bien qu’il ne soit reconnu par personne ; la Somalie officielle au sud, connaît une guerre civile quasi permanente ; le pays de Pount (ou Puntland), au nord-est, autonome depuis 1998, est devenu le repaire des flibustiers.
Il existait, certes, une tradition pirate en Somalie, mais la spécialisation du Pount est récente, qui découle de la rencontre de trois groupes humains, à savoir une population de marins expérimentés et pourtant réduits à l’inactivité, un nombre élevé d’hommes jeunes ne trouvant pas à s’employer sur une terre où la vie est de toute façon fort brève, des entrepreneurs disposant de réseaux internationaux (diaspora somalienne, antennes au Kenya, au Yémen, au Liban ou dans le Golfe) et suffisamment avisés pour partager entre clans et sous-clans les fruits de leur activité illicite. Il y a le passage de clandestins de la Corne de l’Afrique vers les pays du Golfe, l’exportation de l’encens et du bétail, mais cela reste limité, n’est pas toujours légal et la sécheresse est revenue. Auparavant, ce qui tenait lieu d’Etat somalien avait accepté que des portions du littoral servissent de dépotoir aux déchets toxiques de l’Europe, fûts que le tsunami de la Noël 2004 avait fait remonter à la surface. De manière plus structurante, les organisations internationales ont, depuis les années 1970, encouragé la pêche dans l’océan limitrophe, mais les abondantes ressources halieutiques ont été pillées, à partir de 1991, par des pêcheurs asiatiques et européens prompts à exploiter le désordre interne de la Somalie. Aussi les pirates du Pount se présentent-ils comme les « gardes-côtes » de leur pays et définissent-ils leurs activités comme de l’autodéfense, assertions qui peuvent entretenir une aura de banditisme social, sur le modèle des pirates de la Caraïbe.
On est ici face à de la piraterie à l’état pur, à savoir la prise de contrôle armée de navires en haute mer, sans toutefois rechercher l’affrontement sanglant. En effet, ce qui intéresse les acteurs, ce ne sont pas les cargaisons, mais les bâtiments et leurs équipages, pour rançon. Les captifs doivent donc rester vivants. Une fois conduits sur la terre ferme du Pount, ils seront correctement traités, puis libérés avec leur navire dès versement de la somme. Le montant cumulé des rançons n’est en rien négligeable : on parle de 30 millions de dollars pour l’année 2008, soit plus que le budget officiel du Pount, et certains le font monter à la centaine de millions. En tout état de cause, il y a là de quoi faire vivre le repaire principal des pirates, Eyl, qui connaît de ce fait un véritable boom immobilier.
Ce qui surprend aussi, c’est le mode opératoire. Usage du GPS pour naviguer et, dans le choix de la proie et sa poursuite, recours au système automatique d’identification (SAI) qui permet de connaître l’immatriculation et la nature du bâtiment, puis de suivre sa route. L’abordage se fait à l’aide de grappins, les pirates disposant comme arguments des armes citées plus haut. Enfin, l’audace des opérateurs ressort de la disparité entre les embarcations qu’ils montent et les prises qu’ils effectuent. D’un côté des barques à moteur, rapides certes mais fort simples, de l’autre, des voiliers de plaisance (Ponant, Carré d’As IV), des chalutiers, de lourds cargos, de luxueux paquebots, des vraquiers et jusqu’au super-pétrolier séoudien Sirius Star qui, capturé le 15 novembre 2008 avec 350.000m3 de brut à son bord, fut libéré le 9 janvier suivant contre 3,5 millions de dollars. L’activité des pirates s’étend désormais jusqu’à 600 nautiques des côtes, grâce à des « navires-mères », le plus souvent des dhows, boutres traditionnels de la région, ou des bateaux de pêche capturés, qui chargent les esquifs rapides devant servir aux opérations.
Les canonnières
Les pirates de la côte somalienne ne sont animés par aucun projet politique, leurs opérations ne sont pas exactement pacifiques et, parmi leurs prises, on compte des bâtiments chargés de l’aide du Programme alimentaire mondial (PAM) destinée à leur propre pays. Or, la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, signée en 1982 et entrée en vigueur en novembre 1994, sans qu’elle eût été ratifiée par les Etats-Unis, il convient de le noter, définit et sanctionne la piraterie. Si celle-ci s’est considérablement réduite en Asie du sud-est grâce à l’action des pays riverains – Malaisie, Singapour et Indonésie -, on assiste, dans la Corne de l’Afrique au retour des « canonnières ». Les marines occidentales étaient déjà présentes, en premier lieu la Vème flotte des Etats-Unis basée à Manama, et le CTF-150 (pour « groupe naval combiné 150 ») constitué par elle et ses alliés dans le cadre des guerres d’Afghanistan et d’Irak. La piraterie du Pount étant désormais présentée comme un défi lancé à l’Occident, le dispositif a été réorganisé avec la formation, le 8 janvier 2009, d’un CTF-151 chargé exclusivement de cette tâche sous le commandement du contre-amiral Terence McKnight. Bien que plusieurs Etats européens, dont la France, contribuent à ce groupe naval, le Conseil de l’Europe a décidé, en novembre 2008, de lancer contre la flibuste somalienne une opération Atalante à laquelle participe une dizaine de ses membres, parmi lesquels la France, sur une zone de 2 millions de km2, étendue récemment jusqu’aux Seychelles. C’est ce que le ministre Kouchner a martialement appelé « plus d’Europe de la sécurité et de la défense ! », étant entendu que tout cela se fait selon le principe otanien : imbrication des deux dispositifs, bases partagées, notamment celles de Djibouti, leadership américain. En réaction, d’autres Etats ont tenu à affirmer une présence autonome, voire indépendante, si bien que des bâtiments des marines chinoise, russe, indienne, japonaise, sud-coréenne et iranienne, patrouillent aujourd’hui dans les parages.
Il est également fait recours à des sociétés privées de sécurité. S’agissant du Pount, certains croisiéristes ont recruté des mercenaires, de préférence israéliens à cause de leur expertise, comme l’a révélé l’affaire du paquebot MSC Melody. Les choses sont plus avancées dans le golfe de Guinée où les transnationales recourent à ces sociétés afin d’assurer la protection de leurs plates-formes pétrolières. Dans un cas comme dans l’autre, le problème ne peut être résolu que sur la terre ferme, ce qui pose la question du désordre économique international, de l’exploitation des ressources naturelles des pays du sud et du développement durable de leurs sociétés. La militarisation des contradictions et le recours à la force n’y contribueront guère.