par Michel Rogalski
Les grandes institutions mondiales n’ont pu être créées qu’à l’occasion de moments de vive émotion collective comme ceux qui suivirent les deux premières guerres mondiales. Le système construit il y à soixante ans proposait la garantie de l’hégémonie des puissances victorieuses, le maintien des grands empires coloniaux, le développement d’économies industrielles nationales, la préservation de la paix et de la concorde entre les pays. Un rêve universaliste et spirituel devant, jour après jour, composer avec la lourdeur d’une grande machine qui s’est progressivement universalisée, passant de 55 à 191 États. La liste des échecs ou des fonctions non remplies ne doit pas nous conduire à proposer le démantèlement de l’ONU ou rejeter toute idée d’une organisation mondiale. Au contraire, plus que jamais, le besoin est grand d’une architecture mondiale renouvelée.
Une dérive inquiétante
Depuis soixante ans le monde a changé suscitant une multitude de nouveaux défis pour lesquels l’ONU n’avait pas été conçue et auxquels elle n’a pu faire face. Garante de la paix, elle a eu bien des difficultés à la maintenir en dehors des zones sanctuarisées des pays industrialisés. Elle a dû rajouter à ses missions, la reconstruction d’États. Elle est restée désarmée pour faire face à la misère du monde – malgré l’adoption au printemps 2000, au Sommet du Millénaire pour le développement, d’un ensemble de quinze grands objectifs – et à la montée des « problèmes globaux » en extension rapide : drogues, mafias internationales, menaces environnementales, déstabilisations financières, migrations incontrôlées, prolifération nucléaire, etc. Sa légitimité, sa crédibilité et son efficacité en ont été affectés.
L’influence des pays et des groupes de pression privés ou publics du Nord prédomine largement dans le mécanisme décisionnel des agences des Nations unies. Ce système est caractérisé par deux types distincts de prise de décision :
- dans les institutions financières internationales issues de Bretton Woods (Banque Mondiale, FMI) les décisions dépendent du poids financier des votants. Les plus grandes puissances et notamment les États-Unis y détiennent le pouvoir.
- dans le reste de la famille des Nations Unies (Assemblée générale, CNUCED, Conférences sur l’environnement, la population, l’alimentation) le principe est celui d’un pays-une voix.
Un glissement s’est opéré, concentrant le véritable pouvoir de décision entre les mains de quelques pays. Par la volonté délibérée des États-Unis et des grands pays industriels, les institutions de la famille des Nations unies ont été progressivement dépouillées des principaux dossiers au profit de celles issues de Bretton Woods. Par ailleurs, ces institutions elles-mêmes sont devenues incapables de faire face au désordre économique international. Peu à peu, c’est entre les pays les plus industrialisés, à l’occasion de Sommets réguliers (G-5, puis G-7, voire G-8), que des tentatives de coordination des politiques macro-économiques sont tentées. C’est véritablement là que les décisions se prennent en permettant d’associer l’Allemagne et le Japon qui n’appartiennent pas au noyau dur très convoité des Membres Permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU.
A cela s’ajoute sa crise financière qui lui fait supporter une dépendance de ses créanciers. Les pays du Sud s’en inquiètent. Progressivement, l’action des pays du Nord sur les Nations unies a consisté a écarter de leur champ d’action tout ce qui se rapporte aux changements structurels de l’économie internationale et à concentrer l’intérêt sur le social, l’humanitaire, l’assistance technique, l’aide à la démocratisation, les réfugiés, la drogue, le terrorisme, le SIDA, l’environnement, bref les problèmes domestiques internes, en faisant des pays du Sud les cibles des actions menées sans faire l’analyse des causes profondes de ces problèmes. Les Nations unies deviennent ainsi un instrument d’intervention au Sud, laissant de fait le Nord en dehors de leurs prérogatives.
Les protagonistes et leurs exigences
Le cadre de toute réforme ne pourra pas s’extraire des préoccupations des différents acteurs. On peut rapidement les identifier :
- Les membres permanents du Conseil de sécurité qui ne veulent pas perdre leur prérogatives, notamment leur droit de veto, et entendent limiter l’accès à leur cénacle restreint ou du moins en contrôler jalousement l’élargissement. Car, ils l’ont tous compris, la qualité de membre permanent agit comme un démultiplicateur de puissance.
- Les perdants de la seconde guerre mondiale (Allemagne, Japon) qui estiment que leur pénitence a assez duré et que leur puissance retrouvée autorise à jouer un rôle majeur dans l’enceinte onusienne, d’autant qu’ils en sont de forts contributeurs financiers.
- La France et la Grande-Bretagne qui seraient prêts à laisser l’Union européenne siéger en tant que telle au Conseil, mais à condition de ne pas perdre leur droit pour eux-mêmes.
- Les États-Unis qui veulent non seulement consacrer leur victoire dans la guerre froide, mais entendent revenir sur les conditions de la fin de la seconde guerre mondiale, c’est à dire un pouvoir partagé avec d’autres, et donc n’entendent pas se lier les mains avec une organisation à vocation mondialiste qu’ils seraient prêts, le cas échéant, à torpiller ou à scissionner avec les pays disposés à les suivre pour créer une institution entre « démocraties fréquentables ». Ils ont mis en avant un nouveau concept stratégique, celui de guerre préventive (utilisé pour la guerre d’Irak), contradictoire avec les principes fondateurs de l’ONU.
- Les grands pays émergents du Tiers monde (Inde, Brésil, Afrique du sud) qui aspirent à se voir reconnaître une place correspondant à leur rôle et n’hésitent pas à parler au nom des intérêts de tout le Tiers monde.
- Le reste du Tiers monde, dont le poids pèse d’autant plus dans les institutions onusiennes que celles-ci pèsent moins dans les processus décisionnels. Très présents dans l’Assemblée générale qui émet des v ?ux pieux, ces pays sont marginalisés au Conseil des gouverneurs de la Banque mondiale, où le principe un pays une voix ne s’applique pas. Leurs préoccupations portent en priorité sur la réalisation des objectifs du Sommet du Millénaire.
- Le mouvement altermondialiste qui souhaite participer au processus décisionnel de co-globalisation de la planète en demandant une représentation de la société civile mondiale, mais qui devra composer avec ses acteurs multiples, à commencer par les grandes religions.
- Les firmes transnationales qui aspirent à façonner également le monde et veulent étendre le mécanisme de « Global Compact », initié par Kofi Annan, leur permettant en contrepartie de leur obole à l’Organisation de se faire labelliser firmes responsables « sociales » ou « éthiques » en échappant à tout code contraignant pour leurs activités.
La timide réforme proposée
Pour le soixantième anniversaire une commission spéciale composée de « sages » avait été nommée et avait permis à Kofi Annan de proposer, dès mars 2005, une réforme – Dans une liberté plus grande : développement, sécurité et respect des droits de l’homme pour tous – devant être débattue à la session de septembre de l’assemblée générale des Nations unies. Il s’agissait d’une démarche globale s’appuyant sur l’idée « qu’il n’y a pas de développement sans sécurité, qu’il n’y a pas de sécurité sans développement, et qu’il ne peut y avoir ni sécurité, ni développement si les droits de l’homme ne sont pas respectés ». Cette démarche, quoique timide quant aux structures, entendait promouvoir le multilatéralisme au détriment de l’unilatéralisme. Principalement créer un Conseil des droits de l’homme, pour faire pièce en réalité à la Commission des Droits de l’homme qui siège à Genève et dont les positions dérangent parfois. Il s’agissait ensuite d’élargir le Conseil de sécurité, y compris de ses membres permanents, mais en laissant le droit de veto aux cinq membres fondateurs.
Le débat a très vite tourné court car les principaux États avaient chacun de bonnes raisons pour refuser la réforme. Les États-Unis avaient déposé 750 amendements, montrant leur détermination à faire obstruction.
Toute réforme importante devra se garder de deux écueils. Le premier, dangereux, serait celui du renforcement d’un système répressif de sécurité s’inspirant du principe de la guerre préventive. Le second, utopique et irréaliste serait celui d’une marche forcée vers une esquisse de gouvernement mondial. L’essentiel reste la prévention des conflits. Ce qui implique tout à la fois des fonctions précises et limitées et une conception élargie de la sécurité qui ne serait plus réduite à sa seule dimension militaire. Il faudra également avancer vers l’idée que la souveraineté ne sert pas seulement à prémunir un État contre une ingérence étrangère, mais le contraint également à respecter les droits fondamentaux de ses citoyens.
L’ONU, reste un lieu incontournable de valeurs à promouvoir et qui doit être défendue, sans inconditionnalité, en se rappelant qu’en tant qu’organisation intergouvernementale son orientation découle avant tout de la politique et du poids de ses États-membres sur lesquels en dernier ressort la pression efficace doit s’exercer.