par Michel Rogalski
Faut-il que les Européens s’impliquent en Irak ? Telle est la question qui est posée à la communauté internationale après que les Américains, empêtrés dans la gestion de la reconstruction du pays, l’augmentation de leurs victimes et le mauvais moral de leurs troupes, se soient persuadés que ce serait plutôt une bonne chose pour eux.
La question doit être abordée d’un double point de vue. Elle renvoie à la nature des relations des États-Unis au reste du monde et à la caractérisation de la phase que traverse ce pays et d’autre part au débat qui s’est amplifié à l’intérieur du pays -ainsi qu’en Grande-Bretagne- sur les véritables causes de la guerre, les mensonges qui ont accompagné sa préparation et le coût vraisemblable, humain et financier, que suppose la reconstruction de l’Irak. Or ce débat démarre à un an des prochaines élections présidentielles pour lesquelles Bush s’est déjà porté candidat pour un second mandat.
La réponse des principaux pays européens sollicités sera lourde de conséquences à la fois sur l’ordre international et sur la situation politique interne aux États-Unis. Le dilemme est le suivant. Faut-il accéder à la demande américaine, leur enlever une grosse épine du pied, internationaliser la reconstruction de l’Irak, regagner des marges de man ?uvres dans une gestion partagée du monde, rabaisser un peu leur superbe, mais, ce faisant prendre le risque d’aider Bush à passer le cap électoral et à s’engager dans un second mandat, toujours plus dangereux car non contraint par la perspective d’une réélection pour un troisième. Ou, au contraire, faut-il rappeler avec force qu’il s’agit d’une occupation illégitime, pour laquelle ils n’ont pu obtenir l’aval de l’ONU, et qu’ils doivent être tenus, comme force occupante, responsables de la sécurité et de l’ordre dans ce pays. Certes, la conséquence de ce refus de s’engager des Européens, signifie que les États-Unis seraient considérés comme l’unique force agissante pour remodeler la région, mais au risque de s’y embourber et, pour Bush, de perdre les élections.
La France rappelle qu’en l’absence de tout mandat de l’ONU, les Américains sont forces occupantes responsables et que toute participation militaire et civile de sa part pour organiser la transition politique en Irak ne peut découler que d’un mandat onusien. Or, les États-Unis recherchent bien des alliés, mais pas à ces conditions. Toutes leurs demandes se sont révélées assez infructueuses. Les pays de la Ligue arabe ont été sollicités. Réunis immédiatement ceux-ci ont fait savoir sèchement qu’ils n’enverraient aucune troupes en Irak et qu’ils ne reconnaîtraient les autorités politiques de ce pays que dès lors que des élections y auront été démocratiquement organisées. L’Inde a refusé d’envoyer des forces. Les trois pays européens qui s’y étaient engagés -l’Espagne, l’Italie et la Pologne- ne se pressent pas, confrontés à des opinions publiques hostiles. On se demande où se trouve cette quarantaine de pays dont Bush s’était flatté d’avoir obtenu le soutien pour engager ses troupes en Irak.
Une guerre mal engagée et une reconstruction périlleuse
On se souvient que les États-Unis n’avaient pas décidé d’écarter l’ONU. Ils ont en effet déployé d’immenses efforts pendant des mois à d’intenses négociations internationales pour dégager une majorité au sein du Conseil de sécurité afin de légitimer une intervention de toute façon programmée. Bien sûr, il ne s’agissait pas de co-partager la maîtrise des opérations mais simplement de bénéficier d’un aval international que Colin Powell se faisait fort d’obtenir du Conseil de sécurité.
Leur incapacité à dicter leurs volontés au Conseil de sécurité atteste, qu’au moins à ce niveau, l’ONU n’est pas encore domestiquée et qu’elle s’est conduite avec un certain courage. Une leçon se dégage pour l’Europe. Si celle-ci avait dû parler d’une seule voix, nul doute qu’elle aurait été muette ou que, par recherche de consensus, elle aurait rendu l’expression diplomatique de la France et de l’Allemagne moins audible et moins pesante. Bref, contrairement aux discours des tenants d’une Europe-puissance ou des fédéralistes, une expression unique de l’Europe n’aurait pas permis de s’opposer avec la même vigueur au projet américain. Il faut se rendre à l’évidence, l’Europe, et ce sera encore plus vrai après l’élargissement, n’est pas majoritairement anti-atlantiste. L’expression autonome de ses grands pays reste précieuse.
Engagée dans les pires conditions politiques pour les États-Unis, la guerre s’est avérée avoir également été impréparée dans ses suites. La gestion de la reconstruction de l’Irak ne relève manifestement pas d’un grand dessein. Les bévues et les déconvenues s’accumulent et les forces de la coalition occupante rencontrent de la part de la population une hostilité grandissante apparue plus vite que prévue au point que le premier pro-consul a déjà dû être remplacé et que le « Conseil de gouvernement » formé n’a aucune autorité. Ni l’ordre, ni la sécurité ne règnent. Les pillages se poursuivent. L’électricité est loin d’être partout rétablie. La production pétrolière, victime de sabotages d’oléoducs et de puits, n’a pas atteint la moitié de son niveau d’avant l’intervention. Les forces d’occupation ne disposent d’aucun relais étatique susceptible de conforter leur autorité alors que les services publics se sont effondrés. Les Irakiens sont confrontés au quotidien à des situations humiliantes qui ne s’apparentent pas à la « libération » annoncée.
Sur place, les Américains reconnaissent des pertes quotidiennes dues à la montée d’actions qui relèvent de plus en plus d’une tactique de harcèlement, voire de guérilla. Cette résistance, semble de plus en plus coordonnée, audacieuse et n’hésite pas à recourir à l’usage de missiles. Son origine est certainement multiforme. Probablement des restes de la Garde nationale de Saddam Hussein, des soldats privés de soldes, des appuis claniques, des réseaux baathistes et une logistique religieuse chi’ite. La hantise américaine serait que toutes ces composantes surmontent leurs désaccords et, dans une perspective d’union sacrée, arrivent à faire coaguler leurs efforts. Le moral des soldats américano-britanniques est au plus bas et l’opinion publique américaine accuse le contrecoup. Sur place, les soldats, dont certains sont stationnés depuis un an, attendent leur relève et critiquent de plus en plus l’exécutif américain devant les médias. La période de l’hyper-patriotisme du « tous ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi » est maintenant révolue. La popularité de Bush est retombée au niveau d’avant les attentats du 11 septembre dans un contexte où le débat politique est tiré par la polémique autour des mensonges présidentiels sur la véritable menace que représentait l’Irak alors qu’aucun programme de fabrication d’armes de destruction massive n’a pu être mis en évidence. Bref, l’armée américaine n’a rien trouvé de plus que ce que les inspecteurs de l’ONU n’avaient eux-mêmes signalé. Bush se trouve obligé de se battre à reculons en plaidant que même si l’Irak ne disposait pas d’un arsenal d’armes de destruction massive, il est prouvé qu’il avait l’intentionnalité de s’engager dans un programme pour y accéder. C’est dans ce contexte que s’engage l’élection présidentielle dans un an. La réponse des Européens à l’invitation américaine sera lourde d’implications.
Bush Jr une parenthèse ou une nouvelle phase ?
En effet, si Bush cherche à convaincre ses alliés de venir en Irak participer à la reconstruction du pays, y compris avec leurs soldats, c’est bien parce qu’il est de plus en plus conscient qu’il s’est empêtré dans un bourbier qui risque d’empoisonner la campagne présidentielle. Celle-ci, pour éviter tout débat sur l’après-guerre, doit être recentrée sur les questions intérieures.
Avec Bush et son équipe « néo-conservatrice » influencée par les milieux fondamentalistes religieux, les États-Unis connaissent un tour nouveau qui s’apparente à une véritable rupture, notamment en matière de conception de l’ordre du monde. A la question de savoir si la politique actuelle des États-Unis est une inflexion passagère ou si elle représente un tournant durable,, voire une nouvelle phase, il est difficile de répondre avec certitude. Le deuxième mandat de Reagan a été à l’exact opposé du premier. Démarrée sur une relance de la course aux armements -bien plus considérable que celle de Bush- et l’emblématique « Guerre des étoiles », la période s’achèvera par la négociation sur les grands accords de désarmement et ouvrira une ère de réduction de dépenses militaires qui durera jusqu’en 1998.
Ce qui est sûr, c’est qu’un deuxième mandat de Bush inscrirait plus durablement le cours actuel et qu’un échec le renverrait probablement à une simple parenthèse. La priorité, pour tous les États du monde qui ne partagent pas la vision doctrinale américaine de la guerre préventive, c’est à dire le droit de s’autoriser à frapper en premier un pays qui ne donne pas de signes particuliers de préparatifs de guerre, mais dont on pense, qu’un jour indéterminé, plus ou moins éloigné dans le temps, il pourrait peut-être, sous certaines conditions incertaines, entrer en possession d’éléments pouvant représenter un danger, c’est assurément de ne pas faciliter la reconduction d’une telle équipe à la tête du pays. Faut-il le faire alors même que englués dans le bourbier irakien les États-Unis demandent de l’aide aux grands pays européens qui caressent l’espoir de pouvoir y répondre en imposant aux Américains des conditions hors de portée il y a encore quelques mois. Bref, faut-il troquer la réélection de Bush contre un partage du monde plus favorable au droit et à l’ONU ?
Ce sont toutes ces questions que soulève la question du « portage » de la reconstruction irakienne.