par Raphaël Porteilla
Chronique réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales.
Au risque de choquer un peu, l’annonce du décès de Nelson Mandela est finalement un soulagement. Comme le disent les Zoulous en Afrique du Sud, « il est retourné dans sa maison » après une vie entière consacrée à la lutte pour une société démocratique. Le héros sud-africain a le droit de partir en paix. Il a le droit de se reposer.
Car sa vie a été particulièrement dense, parfois heureuse, souvent dramatique, toujours combative. Nelson Mandela a connu plusieurs vies qui en ont fait une icône vivante (son effigie figure depuis novembre 2012 sur les billets de banques sud-africains) aussi bien qu’un mythe, ce qu’il n’appréciait finalement que modérément ; il voulait que l’on se souvienne de lui non comme un prophète ou un messie mais simplement comme un être humain au service de son peuple.
Le jeune homme, le mari et le père
Né le 18 juillet 1918 à Mvezo dans le Transkei (aujourd’hui partie de la province du Cap est), Rolihlala (secoueur d’arbres/fauteur de troubles en Xhosa) Mandela a été à l’école de son village de Qunu. C’est là que son instituteur lui donna son second prénom Nelson. Confié aux soins du roi des Thembu au décès de son père en 1927, il est le premier à aller à l’école puis au lycée de Fort Beaufort où il rencontrera Oliver Tambo qui le suivra dans ses nombreux combats. À l’Université de Fort Hare, la seule accueillant des Noirs à cette époque, il resta un an (1939-1940), renvoyé pour avoir participé à une manifestation… déjà. De retour dans son village, pour échapper à un mariage arrangé, il décide de partir à Johannesburg et en 1941, il rencontre Walter Sisulu, l’autre grand compagnon de tous ses combats. Il reprend ses études universitaires en 1942/43 tout en commençant à assister aux réunions de l’ANC (créée en 1912). Sa vie personnelle se confond alors avec sa vie publique, la première pâtissant incontestablement de la seconde.
En 1944, alors qu’il se marie avec Evelyne Mase (cousine de W. Sisulu) dont il aura quatre enfants (trois sont morts à ce jour), il cofonde la ligue de la jeunesse de l’ANC, dont il devient secrétaire national en 1948 puis Président en 1951. Pris entre son travail, ses études et son engagement politique, Mandela est trop souvent absent et la séparation avec sa femme est inéluctable ; le divorce est consommé en 1958. Un an auparavant, il rencontre Winnie Madikizela, jeune et jolie femme de seize ans sa cadette avec qui il se marie en 1958, en plein procès pour trahison. Leur vie privée est alors totalement tributaire de son entrée en clandestinité. Ils ne se voient qu’occasionnellement, toujours en secret. Ils ont deux filles nées avant le passage à l’action armée et son emprisonnement à vie. Durant sa détention, la photo de Winnie ne le quittera jamais et Mandela se fera beaucoup de soucis pour ses filles quand elle-même sera en prison. Ses geôliers ne l’épargneront jamais, à plusieurs reprises ils lui laisseront des coupures de journaux relatant les frasques de Winnie. Le plus dur sans doute fut la liaison avec un homme bien plus jeune qu’elle, ce qu’il ne pouvait pas croire ni accepter. Ruinant ainsi non seulement son mariage mais aussi sa lutte de libération, leur divorce sera acté en 1995, cinq ans après sa libération. Mandela aimait la compagnie des femmes et sa dernière cour, il l’a réservée à la veuve du Président mozambicain, Graça Machel, qu’il épousera à l’âge de 80 ans. « Je suis amoureux d’une dame remarquable. Je ne regrette pas les revers que j’ai subis dans ce domaine ». Tout au long de sa vie, Mandela a du choisir entre le devoir et l’amour, c’est le premier qui l’a souvent emporté car il n’y a guère de place pour l’amour dans la vie d’un révolutionnaire, d’un combattant ou d’un détenu.
La vie publique ou la vie privée… de liberté : du résistant au détenu
Bien qu’engagé au sein de l’ANC dès le début des années 40, c’est en 1952 que son combat pour la libération entre dans une nouvelle phase, celle du résistant plusieurs fois arrêté par le gouvernement d’apartheid. Bien que frappé de bannissement en 1952 et interdit de toute activité politique, il ouvre avec Oliver Tambo le premier cabinet d’avocats africains. Dès lors, Mandela conçoit la stratégie des futures opérations clandestines de l’ANC dans le cadre de la lutte non-violente. La rédaction de la Charte de la liberté en juin 1955 adoptée par le Congrès du Peuple (regroupement de quatre organisations de lutte contre l’apartheid) à laquelle il assiste depuis le toit d’un magasin voisin, fixe pour l’avenir le contenu et le sens de son combat : « l’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent, Noirs et Blancs ». Renforçant la dimension non-raciale de sa ligne de conduite Mandela, alors influencé par les idées africanistes d’Anton Lembede, s’est pourtant opposé à la fin des années 40, à l’entrée des Blancs ou des communistes à l’ANC, ce qu’il regrettera plus tard, car de fait le combat du parti communiste sud-africain (SACP créé en 1921) et celui de l’ANC sont plus que convergents ; l’apartheid étant aussi un laboratoire du capitalisme.
À nouveau emprisonné en 1960 au lendemain du massacre de Sharpeville (21 mars), l’ANC et le PAC étant alors déclarés illégaux, Mandela, acquitté en 1961, optera dès lors pour une autre stratégie : « nous avons toujours cru à la stratégie de la non-violence. Quand les conditions exigeaient de s’en tenir à la non-violence, nous le faisions ; quand les conditions nous dictaient de dépasser la non-violence, nous le faisions ». Après avoir convaincu non sans mal les dirigeants de l’ANC du passage à l’action armée, Mandela est chargé de créer le bras armé de l’ANC, le MK (la lance de la nation). Dès décembre 1961, des actions ont lieu mais peu fidélisé au maniement des armes, Mandela part début 1962 se former à l’étranger suivre un entraînement militaire et chercher des soutiens. Plus d’une vingtaine de pays l’accueillent ainsi que certains de ses compagnons d’armes. À son retour en Afrique du Sud mi-1962, il est arrêté et condamné à cinq ans de prison pour incitation à la grève et pour avoir quitté illégalement le pays.
Le 11 juillet 1963 une descente de police dans la ferme de Liliesleaf à Rivonia (près de Johannesburg) conduit à l’arrestation des principaux leaders du MK. Mandela, déjà détenu, sera joint à leur procès (le fameux procès de Rivonia) qui durera jusqu’en juin 1964. La déclaration lue par Mandela (alors considéré comme terroriste) sera reprise et largement diffusée faisant connaître au monde la lutte morale contre l’apartheid : « J’ai condamné le racisme toute ma vie, je le combat aujourd’hui et je le combattrai toute ma vie jusqu’à mon dernier souffle. J’ai défendu l’idéal d’une société démocratique et libre dans laquelle tous les individus vivront en harmonie et bénéficieront de chances égales. C’est un idéal pour lequel j’espère vivre et que j’espère voir se réaliser. Mais c’est aussi un idéal pour lequel je suis prêt à mourir ». Tous furent finalement condamnés à la prison à perpétuité et conduits à Robben Island (sauf Goldberg qui était blanc).
Le matricule 466/64 reçu par Mandela à Robben Island est aujourd’hui célèbre mais à cette époque, il était un numéro de prisonnier comme un autre, soumis au silence, aux conditions de détention les plus dures et les plus inhumaines, le but étant de briser les prisonniers politiques Dépouillés de presque tout, la prison a été pour tous le lieu d’une épreuve extrême, celle du confinement, du dénuement maximal, du travail quasi-forcé. Ce fut aussi le lieu d’une formidable (« université de ») résistance luttant pied à pied pour ne pas perdre leur humanité : « la prison loin de nous briser a renforcé notre détermination à poursuivre le combat jusqu’à la victoire ». Pendant ces 27 années sombres, d’abord à Robben Island, puis à la prison de Pollsmoor et enfin à celle de Victor Vorster près de Paarl, Mandela et ses amis ont obtenu des petites victoires, quelques améliorations, mais jamais ils n’ont accepté de discuter avec le gouvernement sud-africain tant qu’ils n’étaient pas libres.
Cette obstination, conjuguée aux résistances et luttes en Afrique de Sud, au large mouvement de solidarité internationale, aux (timides) prises de positions de la société internationale (pour plusieurs pays, il était un « terroriste »), ont commencé à éroder l’apartheid. De rencontres secrètes en réunions plus officielles, Mandela, avec l’accord de l’ANC, obtint de réelles négociations et la libération des prisonniers. Tout d’abord en octobre 1989 pour huit de ses compagnons, puis le 11 février 1990, il sort de prison le poing levé au côté de Winnie : « Free at least ». Son discours au balcon de l’hôtel de ville du Cap le jour même situe d’emblée son ambition, ouvrant sur une nouvelle période… de sa vie et de l’Afrique du Sud.
Du réconciliateur au premier Président noir d’Afrique du Sud
Bien qu’affaibli par ces années de détention et de maladies, Mandela s’engage dès le 2 mai 1990 dans les négociations avec De Klerk. Ces années sont éprouvantes car non seulement il doit discuter des conditions de la transition à venir en passant des compromis mais doit aussi se montrer très ferme avec son propre camp et envers De Klerk dont le « double agenda » entretient au quotidien des tensions souvent mortelles (en soutien du parti zoulou de Buthelezi par exemple). Loin de l’homme de paix que d’aucuns se plaisent à imaginer, De Klerk entend faire durer cette période de négociation aussi longtemps que possible, voire faire déraper le processus en cours. C’est dans ce contexte que Mandela, sur proposition de Joe Slovo en 1992, ancien Secrétaire Général du SACP, avance l’idée du partage du pouvoir pour un temps limité afin de mettre fin aux tensions. Contraint, De Klerk accepte cette proposition, engageant l’ultime phase du processus de transition politique ; démarche qui vaudra à Mandela et à De Klerk le prix Nobel de la paix en 1993.
En votant pour la première fois à l’âge de 75 ans en avril 1994, après une campagne électorale elle aussi éprouvante, Mandela sait que le chemin vers la liberté est encore long et sinueux. Élu premier Président noir de la nouvelle Afrique du Sud, il se met tout entier au service de « sa » cause : bâtir une Afrique du Sud pour toutes et tous, libérée de l’apartheid et de la division. La création de la Commission Vérité et Réconciliation confiée à Desmond Tutu, autre grande figure de la lutte, consacre son immense humanité et compassion : « pardonner mais ne pas oublier ».
Dès le début de sa présidence, Tata (pére ou grand-père) Madiba (nom de son clan) comme les sud-africains l’appellent affectueusement dorénavant, entend maintenir le cap de la réconciliation, seul chemin possible à ses yeux. Il y consacrera toute son énergie à la tête d’un gouvernement d’union nationale, puis à partir de 1996, sous l’empire d’une nouvelle constitution, sans doute à l’époque, l’une des plus progressistes du monde. Plusieurs de ses actes témoigneront de sa volonté de réconciliation envers les Blancs, signes évidents du triomphe de l’espoir et de l’avenir sur l’injustice.
C’est aussi sans doute à ce moment que Mandela choisit de s’effacer progressivement de la vie politique – il ne fera qu’un mandat – et laissera son vice-Président, T. Mbeki, diriger le pays. S’occupant essentiellement de la lutte contre le Sida (il perd un de ses fils en 2005 de cette maladie), délaissant la vie publique, rattrapé par la maladie, Mandela annonce qu’il se retire de la vie publique en 2004.
La vie de « patriarche » qu’il mène ensuite est consacrée à sa famille – ce qui lui a le plus manqué en prison -, à des œuvres de charité ou autres institutions/fondations, tout en conservant au moins pendant quelques années, une réelle influence morale et politique. Mais la maladie – une infection pulmonaire – se faisant de plus en plus présente amenuise ses dernières forces depuis 2010. Hospitalisé à quatre reprises depuis 2013, toujours combatif mais épuisé, il s’éteint le 5 décembre au milieu des siens, à l’âge de 95 ans…. « Rest In Peace ».
L’héritage de Mandela
Les journaux sud-africains n’ont pas attendu son décès pour dresser l’inventaire de ce que l’Afrique du Sud, mais aussi le monde, doit à Madiba. Nombre de valeurs dont il a été porteur, mais aussi son humour, son sens tactique, (« ses chemises »), l’ont incontestablement élevé au rang de « patrimoine commun de notre Humanité », à l’instar du concept africain d’Ubuntu dont il ne s’est jamais départi.
Mandela est devenu le symbole universel (avec d’autres avant lui) de la résistance, de la lutte, de la liberté et de la réconciliation. On ne compte plus les places, rues, sites, institutions (le 18 juillet a été déclaré par l’ONU journée internationale Mandela) qui portent son nom ou ses déclinaisons, lesquels ont d’ailleurs fait l’objet d’une protection juridique spécifique pour ne pas être dévoyés par de sordides utilisations…
C’est aussi tout le sens de l’avenir de ce pays et des jeunes sud-africains « born frees » pour qui Mandela demeure sans aucun doute un mythe puissant (un père ou un fils) mais dont l’effet pourrait s’estomper avec sa disparition, si ses successeurs ne parviennent pas à transformer le rêve politique de la réconciliation en réalité émancipatrice de la justice sociale.