par Pierre Marcie
Si un mot hante la vie politique en Indonésie au sortir des 33 années de dictature du général Suharto, c’est bien le mot « communisme » Le communisme a été interdit en septembre 1966 et le Parti Communiste Indonésien a été physiquement éliminé, à défaut d’être interdit. Des millions de victimes, massacrées en 1965-1966 ou emprisonnées pour de longues périodes sans aucune forme de procès, ont payé lourdement. Le Général Suharto a installé ainsi son régime avec le soutien total des grands pays occidentaux dans cette période de la « Guerre Froide ». La levée de l’interdiction du communisme conditionne le retour à leur statut de citoyen à part entière pour tous les anciens prisonniers politiques, les « ex-tapols », et tous leurs descendants ainsi que ceux des ci-devant communistes massacrés. Cette levée conditionne le retour à une vie démocratique et à la reconstruction d’un état de droit.
Avec ses 210 millions d’habitants, l’Indonésie, composée de milliers d’îles, représente le cinquième pays le plus peuplé de la planète. Colonie hollandaise pendant plusieurs siècles, elle gagna par la lutte militaire son indépendance après la seconde guerre mondiale. Un gouvernement de front national sous la direction du Président Sukarno prit en main le gouvernement du pays. Le Parti Communiste Indonésien y occupait une place importante pour son rôle décisif dans le maintien d’une Indonésie unitaire.
35 années de terreur
Le 1er octobre 1965 six généraux appartenant à l’aile droite du haut commandement militaire ont été assassinés à Djakarta. Le Général Suharto en attribua la responsabilité aux militaires proches du Parti Communiste Indonésien. Il « obtint » la mission de maintenir l’ordre à Djakarta, prétextant tout au long de sa présence à la tête de l’état que le Président Sukarno lui avait alors confié tous les pouvoirs, le légitimant ainsi comme son successeur, quelques mois avant la mort de celui-ci.
Muni de ce décret, Suharto lança les répressions anticommunistes à partir du 5 octobre : arrestations de masse et exécutions sommaires concernèrent, dans les deux années 1965 et 1966, plusieurs millions de personnes. Les évaluations précises sont difficiles à établir puisque le tout s’accomplissait en dehors du système judiciaire, perpétré sous le contrôle immédiat de l’armée, en général par les milices musulmanes, celles de la Ligue Musulmane en particulier, la Nahdatul Ulama dont le Président actuel, A. Wahid, fut le dirigeant pendant 15 ans jusqu’à son élection l’année dernière à la Présidence de l’Indonésie. Probablement autour de 3 millions de personnes furent exécutées et de 5 à 7 millions incarcérées pour des périodes rarement inférieures à 10 ans et pour certaines pour toute la longue durée du pouvoir suhartiste, jusqu’au printemps 1999.
Toute cette répression servit à asseoir le pouvoir des militaires, essentiellement les militaires de l’armée de terre, et des alliés qu’ils ne manquèrent pas de trouver auprès des dirigeants affairistes, appartenant dans leur majorité à l’importante minorité chinoise. Cette répression trouva sa contrepartie juridique qui en étendit les effets jusqu’à maintenant. L’Assemblée Nationale, nommée par Suharto, promulgua en septembre 1966 un décret « bannissant le communisme ». Ce décret instituait un « apartheid » de fait excluant de la vie sociale et politique toute personne soupçonnée de « communisme » et ses descendants : Ainsi plusieurs dizaines de millions de personnes se virent interdire tout emploi dans l’administration publique, dans l’armée cela va sans dire, et dans les entreprises « stratégiques » dont la liste est fort longue, et bien sûr toute participation à la vie politique.
La fin d’un système
La situation s’est transformée au cours des trois dernières années. La « crise asiatique » qui a frappé l’Indonésie a laissé brutalement sur le carreau de centaines de milliers de travailleurs. Les entreprises et les commerces ont fermé. L’inflation considérable a vu la valeur de la roupie s’effondrer en quelques jours passant de 2000 pour I dollar US à plus de 15000. Aucune couverture sociale n’existe contre les risques de chômage. Les entreprises fermant les travailleurs sont jetés à la porte du jour au lendemain. Sur le fond de cette crise sociale le mécontentement contre le régime Suharto s’est exprimé ouvertement. Les étudiants, rejoints rapidement par de nombreux travailleurs, ont manifesté vigoureusement dans les rues de la capitale et des grandes villes. Le régime a tenté de recourir à la répression en faisant donner les forces spéciales de la police et de l’armée et en utilisant les membres des milices du Golkar, le parti du Président, pour organiser des provocations et tenter de faire naître un climat de pogrom antichinois, allumer des incendies et des émeutes à l’abri et sous la protection des forces de l’ordre. Rien n’y fit. De l’intérieur même du régime les pressions s’élevèrent suffisamment fortes pour conduire Suharto à donner sa démission sans tenter plus avant une épreuve de force sanglante. Alors Suharto fut remplacé par son vice-président, Habibie, son vieux compagnon de route depuis 35 ans. Celui-ci dut se résigner à l’indépendance du Timor, non sans y avoir fait organiser un nouveau massacre. Les généraux qui exercèrent alors au Timor sont actuellement sous le coup de poursuites judiciaires et mis en examen.
Les élections se sont déroulées en septembre 1999 et virent la défaite du parti Golkar, l’organisateur de « l’Ordre Nouveau », comme se dénommait lui-même le régime de Suharto. Les deux forces victorieuses ont été le « Parti de la Renaissance de la Nation » dont le chef, Abdourahmann Wahid, familièrement appelé Gus Dur, était simultanément le Président de la « Nahdatul Ulama », l’association regroupant une quarantaine de millions de musulmans, et le « Parti Démocratique Indonésien de Lutte » dont la présidente, Megawati Sukarnoputri, est la fille du président Sukarno mort en février 1966. La nouvelle assemblée désigna Gus Dur comme président de la république. Celui-ci nomma un gouvernement d’union nationale comprenant également des représentants du Golkar.
Repentances et incertitudes sur l ?avenir
Très rapidement une question politique centrale occupa l’attention du gouvernement et de l’opinion. Pas à pas, en une pratique pleine de doigté et d’ouverture démocratique, Gus Dur lança le débat sur les violations des droits de l’homme survenues au cours des 35 années précédentes. Une commission nationale des droits de l’homme avait été créée dès le temps de Habibie. Elle enquêtait sur les événements du Timor. Et maintenant la décision a été prise d’étendre son champ d’application jusqu’au mois de septembre 1965. Et parallèlement Gus Dur presse l’Assemblée Nationale d’abolir le décret sur le « bannissement du communisme ». L’enjeu est considérable, à la fois humanitaire et politique. Il s’agit de restituer leur dignité et leurs droits civiques et sociaux à ces millions d’ex-prisonniers politiques et à leurs descendants, toujours assujettis au décret de 1966. Il s’agit de la sorte de changer les donnes de la représentation politique par la participation autonome de toutes ces victimes de l’« Ordre Nouveau ». Le combat pour la défense des droits de l’homme s’associe très étroitement et de manière indissoluble aux efforts pour la reconstruction de la démocratie.
Simultanément, au début mars 2000, Gus Dur, en tant qu’ancien président de la Nahdatul Ulama, a présenté à la nation tout entière ses excuses pour la participation de ses miliciens aux massacres de 1965-66. Avec plus de réticence, en avril dernier, le chef d’état-major général a présenté à toute la nation les excuses de l’armée pour les « fautes » qu’elle avait commises au cours des 35 années précédentes. Ce mouvement se complète d’une prise en compte judiciaire de ces « fautes » nombreuses. La plus significative est certainement l’implication de l’ex-président Suharto, sa mise en examen pour détournement de fonds au travers de fondations « charitables « dont il assurait la présidence lui-même ou par le relais de membres de sa famille, le séquestre de ses biens, sa mise en résidence surveillée, et son inculpation, espérons-le, pour les multiples violations des droits de l’homme commises sur ses ordres.
L’effondrement de Suharto n’a pas effacé comme par enchantement tous les freins au changement. Les forces de droite occupent toujours des positions importantes, voire stratégiques. La conjonction entre certains secteurs de la hiérarchie militaire, mécontents d’avoir perdu leurs positions dominantes et lucratives, les milieux islamistes les plus obscurantistes et les forces de la droite parlementaire pourrait conduire à une tension dramatique. Une telle situation n’est pas à exclure dès le mois d’août prochain. Le Président de l’Assemblée Nationale, Amin Raïs, a fait programmer un débat pour la destitution du Président Gus Dur, au titre de son incapacité à gérer les réformes dans le pays. La vie politique apparaît ainsi fort instable, en évolution rapide et chargée d’ambiguïté. Quelle voie l’emportera : un progrès vers la démocratie sur une base pluraliste ; un retour plus ou moins masqué vers une pratique autoritaire ?