par Claude Cartigny
Le monde de la guerre froide a le plus souvent été décrit comme un monde « bipolaire », c’est-à-dire un monde marqué par la confrontation américano-soviétique. Depuis la fin de la guerre froide, il est fréquemment admis que la relation américano-russe a perdu de sa centralité, d’abord du fait du recul spectaculaire de la puissance russe, et parce que les États-Unis regardent maintenant en priorité vers d’autres horizons. Faut-il en conclure que le rapport américano-russe a perdu toute son importance ?
Des évolutions contrastées
L’effondrement de la Russie est un phénomène sans précédent pour une grande puissance en temps de paix. La Russie a subi une véritable « déconstruction » . Le PNB a été divisé par deux, le pays s’est désindustrialisé, la récolte céréalière de 1999 est retombée au niveau de 1943, les systèmes d’éducation et de santé sont en ruine, alors que dans le même temps une mince « élite » s’est incroyablement enrichie, et la population russe a diminué de 3 millions d’habitants en dix ans. Tout cela a créé une asymétrie entre des États-Unis au faîte de leur puissance et une Russie en plein déclin. Alors que les États-Unis profitent de cette situation pour consolider leurs gains dans le système international, la Russie, au contraire, cherche à repousser dans le temps la consolidation d’un nouvel ordre jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé suffisamment de puissance pour y exercer une influence. La faiblesse de la Russie a conduit beaucoup de responsables américains à considérer que la Russie ne comptait plus dans les affaires du monde. Les États-Unis ont donc réévalué en baisse le statut de la Russie.
A la longue, les nouvelles élites russes elles-mêmes ont fini par se sentir dans un état de dépendance dont elles ne pouvaient s’accommoder éternellement. L’idée de se retourner vers la défense de ses intérêts propres a refait surface. Les dirigeants occidentaux ont peiné à prendre l’exacte mesure de cette tentative de réalignement de la politique étrangère russe et à comprendre que les Russes tentent de redéfinir leurs intérêts nationaux eux-mêmes.
De leur côté, les Américains ne pouvaient continuellement ignorer la Russie, ne serait-ce que parce qu’elle possède un arsenal nucléaire et des capacités à le développer. Elle est en outre en continuité territoriale avec des régions où ils possèdent des intérêts vitaux : l’Europe, les États du Golfe persique et l’Asie orientale. Les Américains ont donc besoin de poursuivre vis-à-vis de la Russie une politique fondée sur les réalités et non sur les illusions du début des années 90.
A la fin de l’année 1999, les relations russo-américaines avaient atteint leur point le plus bas depuis la disparition de l’URSS. La crise financière de 1998 et la reprise de la guerre en Tchétchénie ont clos un chapitre. La stratégie américaine de transformation de la Russie était discréditée. La Russie a alors exclusivement été vue par les Américains comme un pays ou régnaient le « chaos » et la corruption. A partir de cette époque, une série de graves désaccords se sont fait jour, sur l’Irak, l’élargissement de l’OTAN, le Kosovo.
Le fait que les deux pays aient emprunté des chemins si différents au cours de la décennie a aussi beaucoup nui au maintien de leur bonne compréhension. Les États-Unis ont bénéficié de la plus longue période d’expansion économique depuis la fin des années 50, tandis que la Russie subissait un effondrement socio-économique inouï. Les États-Unis ont perçu dans la mondialisation une opportunité pour répandre partout leurs valeurs alors que la Russie a vu dans cette mondialisation plus d’ombres que de lumières. Bref, les deux pays ont vécu dans deux mondes radicalement différents, et leurs élites n’ont pas la même vision du monde à construire au cours de la prochaine décennie.
Instabilité des relations stratégiques
Autant la période 1987-1993 s’est révélée fructueuse au plan de la réduction des armements, autant les deux présidences Clinton ont été décevantes. Pour la première fois depuis Richard Nixon, aucun accord de contrôle des armements n’a été conclu par un président des États-Unis. Pourtant, le contexte était plus favorable que jamais à une réduction drastique des arsenaux nucléaires, le risque d’une première frappe préméditée, qui était la grande peur de la guerre froide, étant réduit à zéro.
Dans le cadre des négociations d’un traité Start III, le président Poutine a proposé que les capacités nucléaires soient réduites à 1500 – 1000 ogives de chaque côté. Mais les Américains sont très réticents à descendre sous un niveau de 2500-2000, car cela impliquerait l’abandon de la supériorité dont ils disposent actuellement.
Il est certain que la dissuasion mutuelle pourrait très bien être assurée à l’horizon 2015 à un niveau de mille ogives. Tout le dossier est perturbé par le projet de bouclier antimissiles. Les Républicains ont toujours nourri l’illusion de moyens de protection qui mettraient à l’abri le territoire des États-Unis en cas de guerre nucléaire. L’échec de tous ces projets ne les a pas découragés car ils considèrent comme insupportable d’accepter un concept de dissuasion fondé sur la réciprocité et l’équilibre.
Un retrait unilatéral des Américains du Traité ABM n’est pas à exclure, ce qui conduirait au retrait russe de tout le régime des traités existants, à la relance effrénée de la course aux armements offensifs avec la Russie et la Chine, stimulant à son tour la course indo-pakistanaise. La quête de la supériorité introduit de l’instabilité dans tout le système militaro-stratégique. Dans ce scénario, la Russie serait donc amenée à relever le nombre de ses ogives, la saturation étant la réplique la plus facile et la moins chère face à un bouclier anti-missiles.
Des divergences sur la sécurité européenne
La guerre du Kosovo coïncida avec l’adoption par l’Otan, lors de son sommet anniversaire à Washington en avril 1999, d’un « nouveau concept » fortement marqué par l’unilatéralisme, la résolution à s’engager activement dans la gestion des crises hors des conditions définies par l’article V de la Charte des Nations Unies, et l’extension illimitée de la sphère d’intervention de l’Otan. Ce même printemps1999, décidément bien sombre pour la Russie, fut aussi le temps de l’élargissement de l’Otan à la Pologne, à la Hongrie et à la République tchèque.
Le 27 mai 1997 fut signé à Paris l’Acte Fondateur, qui créait notamment un conseil conjoint permanent Otan-Russie devant fonctionner sur le principe du consensus. Bien entendu, les Américains avaient précisé qu’à leurs yeux, ce principe du consensus ne devait pas être interprété comme un droit de veto accordé à la Russie. Les événements du printemps 1999 ont brutalement révélé aux Russes à quel point l’Occident, avec son discours sur le « consensus », les avait dupés.
Le 16 mars 1999, avec les adhésions polonaise, hongroise et tchèque à l’OTAN, la boîte de Pandore était ouverte, libérant un afflux de demandes. A Moscou, cela ne pouvait pas être compris autrement que comme un retournement d’alliances, et une nouvelle tentative d’établir à la frontière occidentale de la Russie un « cordon sanitaire ». Il était prématuré de procéder à cet élargissement avant que les relations avec la Russie n’aient été établies sur des bases plus solides, d’autant plus qu’il n’existait pas de menace sur la sécurité des nouveaux États membres, ni sur celle des nouveaux candidats. Il n’y avait donc aucune urgence à un mouvement si rapide. L’éventuel élargissement à des républiques ex-soviétiques serait un facteur de crise supplémentaire.
L’attentat de Manhattan change la donne
L’attaque du 11 septembre rappelle opportunément aux États-Unis combien un bouclier antimissiles aurait été inefficace face à la détermination des commandos islamistes. Même maintenu ce projet perdra de son urgence. D’autres priorités apparaissent comme le développement du renseignement humain et la formation d’une vaste coalition pour légitimer de façon consensuelle une riposte que l’opinion américaine exige même si ses contours sont incertains et sa durée imprécise : probablement un mélange de frappes spectaculaires, de lentes remontées de filières et une destruction des moyens financiers du réseau de Ben Laden.
D’où la nécessité de renouer avec les Russes qui y verront une occasion de rentrer dans le grand jeu mondial. S’ils ont tout à y gagner ils sont néanmoins dans une posture inconfortable. En Asie centrale, ils sont confrontés à une résurgence islamiste active dans toutes les ex-républiques soviétiques et très présente dans le conflit tchétchène, et également à une lutte d’influence face aux Américains qui porte sur les richesses pétrolières de la région et le tracé des oléoducs. Ils peuvent être tentés de soutenir une action punitive américaine dans la région, en échange d’une absence de réactions occidentales dans le conflit tchétchène, mais le risque est grand d’apparaître alors comme le deuxième « grand satan » et de focaliser la haine des islamistes. Ne pas collaborer avec les Américains c’est prendre le risque de dégrader leurs relations avec eux et retarder leur réinsertion sur la scène internationale à laquelle ils sont très attachés. La première option sera probablement choisie malgré son coût zonal.