par Michel Rogalski
Il y a une cinquantaine d’années, les pays qu’on appelait alors « sous-développés » venaient de se voir regrouper sous le terme de « Tiers monde », exprimant l’idée plus géopolitique qu’économique qu’ils n’appartenaient ni au monde capitaliste ni au monde se réclamant du socialisme, donc qu’ils étaient hors « guerre froide ». Tour de passe-passe sémantique car ils restaient totalement articulés – désarticulés disait déjà François Perroux – à l’économie dominante du monde occidental. C’est pour s’en dégager qu’ils constituèrent à l’occasion du Sommet de Bandoung le mouvement Afro-asiatique et quelques années plus tard le Mouvement des non-Alignés, ce qui dans le contexte de l’époque signifiait tenter de se dégager de l’hégémonie du monde occidental, et mettre en concurrence les deux premiers mondes.
Très vite, ces pays dont les économies avaient été déformées par l’énorme pillage colonial ont dû s’intégrer dans l’économie internationale, c’est à dire servir les besoins erratiques des économies du Nord. Ceci eut un prix ! Et très vite nombre de dirigeants de ces pays comprirent que leur situation ne relevait pas d’un retard qu’une aide, même généreusement octroyée, pourrait permettre de rattraper, mais bien d’un véritable blocage de développement et qu’il convenait, en plus de mesures structurelles d’ordre interne, de redéfinir leurs relations à l’environnement international. A partir d’une volonté politique de développement s’est affirmé le besoin d’en réaliser les conditions permissives au niveau mondial. Ainsi est née l’exigence d’un Nouvel ordre économique international qui sera ratifié par les Nations unies en 1974, mais jamais appliqué.
Aujourd’hui le panorama du Sud n’est plus superposable à ce qu’il était il y a cinquante ans, au moment où apparaissait la notion de Tiers monde. Ses rapports au Nord comme sa place dans l’ordre international ont été fortement reconfigurés. Le monde a connu de profondes transformations. Esquissons en quatre principales.
La première a été préjudiciable au Tiers monde. Dans ces régions, l’essoufflement des « constructions nationales » et l’impossibilité de mettre en place un véritable État-nation garant du développement ont partout fragilisé les souverainetés nationales dont les reconquêtes avaient été au cœur de nombreuses luttes passées. L’asymétrie internationale a conforté les effets de domination et de dépendance qui ont poussé ces pays au moment de la vague libérale, initiée par Reagan et Thatcher, à accepter les « remèdes » du Consensus de Washington dont les plans d’ajustement structurel ont constitué le fer de lance. On en connaît les résultats dévastateurs certainement pas étrangers aux premières crises financières qui n’étaient encore que périphériques et n’allaient pas tarder à frapper le cœur du système.
L’effondrement du monde soviétique a constitué la seconde secousse majeure de la planète et a renforcé les trajectoires déjà buissonnantes qui travaillaient le Tiers monde et en faisaient une zone dont les traits unitaires s’atténuaient. Bon nombre de conflits périphériques qui perduraient à l’ombre de la guerre froide s’éteignirent et l’idée fut même caressée d’une coopération entre les deux grands ennemis d’hier pour développer de concert les pays du Sud. Le désarmement sans précédent qui s’installa – un tiers de dépenses militaires en moins entre 1987 et 1998 – fit se demander où étaient passés les « dividendes de la paix », jamais retrouvées, mais surtout ne s’accompagna pas d’une baisse de la conflictualité comme en attestèrent la première guerre du Golfe contre l’Irak et celles qui scandèrent la lente décomposition de l’État yougoslave. S’il est incontestable que les États-Unis ratèrent leur entrée dans le XXIe siècle comme puissance économique majeure à hégémonie indétrônable et peinent donc de plus en plus à façonner le monde à leur seul intérêt, ils restent pour plusieurs décennie encore la première force militaire et n’hésitent pas à en faire usage en première ligne ou en appui. Les attentats de Manhattan en 2001 ouvrirent une nouvelle ère qui devait transgresser les survivances du clivage Est-Ouest ou celui du Nord-Sud par l’imposition de la guerre mondiale contre le terrorisme comme seul axe pertinent auquel chacun était sommé de se rallier. Les réticences qui se firent jour montrèrent les limites de l’exercice et la difficulté de son inspirateur à rallier comme avant autour de lui.
Mais ces transformations profondes s’accompagnèrent d’une troisième mutation qui cheminait depuis longtemps à bas bruit et d’un coup s’accéléra : le processus de mondialisation. Au départ principalement circonscrit aux pays de la Triade auxquels s’ajoutaient quelques pays « émergents » notamment asiatiques, le phénomène happa bien vite toute la planète, y compris le continent africain que l’on croyait à l’écart des grands flux mondiaux et dont les richesses énergétiques et minières firent l’objet de toutes les convoitises. Longtemps centré sur l’Atlantique le moteur de la croissance mondiale bascula vers l’Asie pacifique. La Chine devint l’atelier du monde, lieu recherché des délocalisations et place d’accueil des investissements directs. Les balances commerciales s’inversèrent et les excédents naguère au Nord se retrouvèrent au Sud, chez les pays exportateurs de produits manufacturiers et les pays pétroliers ou miniers. Comble d’ironie, certains de ces pays ayant acheté des bons du Trésor américains se retrouvent détenteurs de fortes créances sur les États-Unis. Aujourd’hui la part des pays du Sud dans le PIB mondial égale celle des pays avancés. Les taux de croissance élevés sont au Sud. Des alliances se tissent, notamment celle des BRICs –Brésil, Russie, Inde, Chine, rejoints par l’Afrique du Sud – et cherchent à peser dans les décisions mondiales en exigeant des contreparties politiques à leur essor rapide. L’appartenance au symbole du pouvoir mondial- le statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies – est fortement revendiquée et sa porte ne pourra longtemps rester fermée. Toutes les grandes négociations internationales, qu’elles concernent le commerce mondial, les questions agro-alimentaires, l’accès à la technologie ou le changement climatique portent en elles un potentiel d’affrontement entre le Nord et le Sud. C’est bien toujours cet axe qui reste polarisant, même s’il convient d’admettre qu’il existe des Suds marqués par des trajectoires différentes et même des Nords, et que la frontière est de plus en plus interpellée et fluide au gré des circonstances et des intérêts. Certains pays du Sud participent déjà depuis des années à l’OCDE, le club des pays riches. La multiplication des groupes à géométrie variable (G2, G8, G20, etc.) atteste de la difficulté de la mise en catégorie. Mais une chose est sûre : la mondialisation a bien bousculé l’ordre du monde et fait bouger les lignes des rapports de puissance. Elle s’est jouée et se joue des nations. Partout cela a signifié rapprocher le capital du travail moins cher et moins protégé en utilisant à la fois les délocalisations et les flux migratoires.
Dans cette période, une quatrième césure a émergé. C’est l’apparition d’un paradigme qui souligne la montée des problèmes globaux à solution coopérative, déclinés en liaison avec les thématiques du « rétrécissement de la planète », d’épuisement de ressources et donc d’une nécessaire gestion planétaire. Il existe en effet des risques globaux qui affectent le monde en tant que planète et mettent en cause les supports biophysique de sa survie en tant que système.
Il existe des problèmes qui affectent plusieurs nations et ne peuvent trouver de solution dans le cadre d’un seul pays. Au delà des questions d’environnement ou de sécurité, surtout associées maintenant à des risques de prolifération nucléaire, bactériologique ou chimique, plutôt qu’à une guerre mondiale nucléaire, on retrouve tout ce qui est lié au développement de la drogue ou à l’emprise montante des maffias, aux épidémies incontrôlables, aux déplacements massifs de populations attestant de l’impossibilité de continuer à vivre sur son territoire que les causes en soient économiques, humanitaires ou militaires. Ces phénomènes sont devenus explosifs et peuvent s’étendre à la planète entière en raison de la forte fragilité qui découle des caractéristiques de la période présente : croissance exponentielle des grandeurs à hautes valeurs absolues déjà atteintes dans un contexte de saturation et de forte interdépendance. L’action de l’homme sur son environnement – qu’il s’agisse des pollutions ou de l’usage intensif des ressources naturelles non renouvelables – a fait l’objet d’importants questionnements conduisant à l’adoption du concept de développement durable lors de la Conférence de Rio en 1992. Toutes ces questions sont devenues des préoccupations majeures qui parcourent la planète et autour desquelles des affrontements ou des coopérations jadis peu pensables, comme celle entre les États-Unis et la Chine autour de la recherche d’énergies moins carbonées, sont apparues.
Ce bousculement du monde laisse évidemment beaucoup de questions ouvertes.
Le regard que l’on porte sur la mondialisation a beaucoup changé en l’espace d’une trentaine d’années. La formidable montée en puissance des émergents s’est opérée dans cette période et donc à l’ombre de ce processus. Elle a touché, on l’a signalé, ceux qui n’avaient pas suivi les recommandations du consensus de Washington et qui avaient donc œuvré à un développement « indépendant », plus résilient vis-à-vis de la conjoncture mondiale, plus protecteur, moins ouvert à la finance internationale et donc soucieux de mobiliser l’épargne nationale et qui avaient su profiter d’un taux de change compétitif pour s’affirmer sur les marchés mondiaux, sans négliger pour autant leur marché intérieur. Bref, ils se sont protégés au maximum de la mondialisation financière déstabilisante et ont su s’engouffrer dans les failles de la mondialisation commerciale où ils sont devenus des acteurs redoutés. Mais cette intégration internationale a partout généré des contraintes « externes » qui ont exacerbé les tensions internes au sein des populations.
Les pays émergents se sont affirmés et pèsent dorénavant plus dans l’arène mondiale. Reste à savoir si leur ambition les pousse à arracher toujours plus de miettes aux pays industrialisés pour copartager le monde à leur propre avantage ou à agir en porte-voix des intérêts de l’ensemble des pays du Sud ? À cet égard la Chine se trouve dans une situation paradoxale. Elle se présente en porte-parole des pays du Sud, mais se trouve dans le même temps dans une démarche de co-partenariat sur de grandes questions mondiales avec les États-Unis tout en construisant des relations avec son environnement régional voire l’Afrique qui dissimulent mal une posture hégémonique de grande puissance.
Ces émergences capitalistes au sein des pays du Sud se sont réalisées dans un océan de misère qui a certes vu poindre des classes moyennes. Mais elles ont aussi permis une grande montée des inégalités. Cela doit interroger sur la nature hybride de ces pays où coexistent tout à la fois un potentiel scientifique et industriel à faire pâlir d’envie nombre de pays industrialisés et une masse de pauvreté qui renvoie pour l’essentiel aux stigmates du sous-développement, et ce pour encore plusieurs générations.
Dans le même temps des traits du Sud se sont étendus au Nord. La protection sociale y a reculé au profit de la précarité et de remises en cause de nombreux acquis sociaux appelées « réformes », souvent justifiées au nom de la mondialisation, la grande ou la plus exacerbée, l’européenne. L’endettement des États a gagné le Nord y générant comme hier les plans d’ajustement du Sud, des politiques d’austérité présentées comme incontournables. La mondialisation a non seulement brouillé les rapports Nord-Sud mais également des formes de solidarité internationale qui en découlaient. Nous sommes entrés dans une période où l’intérêt commun se manifeste d’emblée entre les acteurs de luttes autour de la planète. Au Nord, la victime des politiques d’austérité remettant en cause les acquis constitués comprend spontanément le sens des luttes de ceux qui, au Sud, combattent les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI. Il s’agit de luttes dont la convergence est d’emblée perçue et dont la disparité dans la situation des acteurs ne fait pas obstacle à leur mise en relation. Certes, en mettant en concurrence travailleurs et Nations, la mondialisation apparaît comme un facteur de grande insolidarité, mais dans le même temps en rétrécissant la planète elle aide à la conscience d’un rapprochement de luttes. La « crise grecque » actuelle qui se voit imposer les recettes du FMI, illustre et actualise ce propos. Il serait dangereux dans ce contexte de spéculer sur des divergences d’intérêt entre peuples du Sud et peuples du Nord. C’est bien la même planète qu’il convient de reconstruire. Ensemble !