par Michel Rogalski
Privé de la présence de Fidel Castro pour cause de maladie, le XIVème Sommet des Non alignés s’est tenu en septembre 2006 à la Havane. L’usage veut que l’État qui l’héberge en assure la présidence jusqu’au Sommet suivant. Le flambeau sera transmis à l’Égypte en 2009. Cuba avait déjà présidé les Non alignés en 1979, à une époque marquée au cœur de la guerre froide par l’apogée et la radicalisation du tiersmondisme. C’est dire si les conditions internationales ont changé.
Aux origines lointaines
Le Mouvement des non alignés officiellement constitué en 1961 à Belgrade à l’initiative de Tito (Yougoslavie), Nasser (Égypte) et Nehru (Inde) doit être en réalité regardé, non pas comme une création spontanée, mais comme le prolongement de la Conférence de Solidarité afro-asiatique qui s’était tenue en 1955 à Bandung en Indonésie et avait réuni 29 chefs d’États en présence de nombreux représentants de Mouvements de libération nationale. Le Tiers monde politique y était né et avait solennellement affirmé les cinq principes de la coexistence pacifique entre pays de régimes politiques différents : le respect mutuel pour l’intégrité et la souveraineté, la non-agression mutuelle, la non-ingérence dans les affaires intérieures, l’égalité et le bénéfice mutuel et la coexistence pacifique.
Les puissances occidentales prirent l’exacte mesure de l’événement politique de portée mondiale. En effet, se réclamer du non-alignement ou du neutralisme dans un monde déjà structuré par la guerre froide, c’était tout simplement dire qu’on se refusait à n’être qu’une annexe du monde occidental, qu’on s’autorisait une existence autonome, voire même qu’on jouerait de l’affrontement des deux « camps » pour les mettre en concurrence et s’insérer plus efficacement dans les échanges économiques mondiaux. Tout cela avant même que le processus de décolonisation ne soit achevé.
En se constituant en 1961 les Non alignés réalisent la jonction du monde afro-asiatique avec celui de l’Amérique latine, donnant à leur démarche une dimension tricontinentale. Leur vision irrite fortement l’Occident qui n’aura de cesse d’en renverser au plus vite les figures les plus actives : Nasser, N’Krumah,, Soekarno, Modibo Keita.
Un bilan et des acquis incontestables
On aurait néanmoins tort de croire que les Non alignés rassemblent tout le Tiers monde. Bien qu’activement représentée par Chou-en-Laï à Bandung, la Chine est restée à l’écart de la création des Non alignés. Probablement à cause d’un veto de Nehru, car le conflit sino-indien est alors au plus vif. L’Amérique latine est loin d’avoir répondu en masse à l’appel. De grands pays comme le Mexique, le Brésil, l’Argentine restent encore aujourd’hui à l’écart du Mouvement. Cela vaut également pour la Turquie. Les 118 pays qui le composent aujourd’hui rassemblent des États aussi différents que la Corée du Nord, l’Arabie saoudite, ou le Soudan. Depuis la dislocation de la Yougoslavie, c’est l’Inde et l’Afrique du sud qui pèsent le plus dans l’ensemble, car le Brésil en reste absent et le statut d’observateur accordé aujourd’hui à la Chine limite l’influence qu’elle pourrait jouer au sein du Mouvement
Malgré ses faiblesses constitutives et son aspect hétéroclite le Mouvement fut à l’origine d’une démarche ambitieuse qui porta très vite ses fruits. Dès 1963 le « Groupe des 77 » se constitue à l’ONU et relaie l’influence du Mouvement au sein des institutions internationales. C’est le front diplomatique. Puis, en 1964, viendra le front économique avec la création de la CNUCED, organisme des Nations unies pour le commerce et le développement qui jouera le rôle d’un véritable laboratoire d’idées et de bureau d’études au service du Tiers monde et sera, jusqu’à aujourd’hui, l’un des rares lieux de production intellectuelle à même de contrer les analyses économiques du FMI ou de la Banque mondiale.
Mais l’expression la plus constituée des analyses portées par le Mouvement des Non alignés sera cristallisée dans le projet de Nouvel Ordre Économique International prôné à partir du Sommet d’Alger en 1973 et présenté à l’Assemblé générale des Nations unies qui le ratifiera en 1974. Aujourd’hui, nombre des analyses qui traversent la mouvance altermondialiste doivent -souvent à son insu- à ce document qui partant des exigences internes nécessaires au développement des pays inventoriait l’ensemble des conditions internationales qui devaient l’accompagner et le rendre possible. L’apogée du Mouvement sera atteint à la fin des années 70 au moment où Cuba en prendra pour la première fois la présidence.
La décennie 80, marquée par la crise de la dette et son cortège de politiques d’ajustement structurel imposé pour en assurer le rembourser contribueront à l’éclatement du Tiers monde et à son effacement de la scène internationale en tant qu’acteur constitué. La fin de la guerre froide et la disparition des blocs interrogeront même la notion de non alignement que le processus accéléré de mondialisation perturbera également.
Le non-alignement à la recherche de sens
Si aujourd’hui la recherche d’une posture équidistante entre les deux blocs ne fait plus de sens, par contre la résistance des pays du Tiers monde à la fracture Nord-sud aggravée par l’asymétrie des relations qu’impose la mondialisation est au cœur de la démarche des Non alignés qui veulent peser plus sur l’ordre du monde. Le XIVème Sommet de La Havane doit donc être apprécié à l’aune de telles préoccupations, sachant qu’il est, par nature, un Mouvement hétéroclite fonctionnant au consensus et devant nécessairement s’exprimer sur les grandes questions d’actualité qui travaillent le monde.
La longue déclaration finale adoptée -environ 80 pages- permet certes d’exprimer dans le détail les différentes positions du Mouvement sur l’évolution du monde mais offre surtout une utile information sur les valeurs qu’il entend porter jusqu’au prochain Sommet.
S’y trouvent ainsi réaffirmé avec force son attachement à la recherche d’un ordre mondial juste et équitable qui en l’état reste hypothéqué par le sous développement de la plupart des pays du sud et le manque permanent de coopération ainsi que par des mesures coercitives de quelques pays développés. Tout en préconisant le renforcement des liens entre pays du sud, la posture choisie, au contraire de l’autarcie, fait sienne l’exigence d’une plus grande participation aux affaires du monde et de l’aide publique au développement.
Les réflexions sur une nécessaire refonte de l’ONU sont particulièrement développées et témoignent de la marque d’une forte insatisfaction devant son fonctionnement actuel. Trois axes sont poussés en avant. Tout d’abord, l’Assemblée générale -où chacun compte pour un- doit voir son rôle revivifié et sortir d’un statut mineur quasiment consultatif pour devenir un vrai centre de pouvoir. Le Conseil de sécurité doit être plus largement ouvert aux pays du sud. Enfin le rôle du conseil économique et social de l’ONU (ECOSOC) doit être renforcé.
Le document final insiste sur la nécessaire promotion et préservation du multilatéralisme et s’inquiète pour les condamner des recours à la force ou des menaces de recours à la force Il condamne les doctrines de défense stratégiques avancées par des États dotés de l’arme nucléaire, et notamment la doctrine d’attaque préventive, y compris avec des armes nucléaires, développée au sein de l’OTAN. Tout le monde comprend que les États-Unis sont ainsi visés, mais ils ne sont jamais désignés.
La question du terrorisme est également longuement abordée à travers plusieurs types de considérations. L’affirmation que le terrorisme doit être condamné « sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations » est sans ambiguïté. Mais il est assorti de plusieurs commentaires. Les luttes de libération de peuples sous domination coloniale ou étrangère ou sous occupation étrangère ne relèvent pas du terrorisme. Par contre, il est affirmé que « la brutalité contre des peuples sous occupation étrangère doit être constamment dénoncée comme la pire forme de terrorisme ». La stratégie anti-terroriste organisée autour de la notion « d’axe du mal » ou de liste d’États soit-disant terroristes, ou à travers l’assimilation de civilisations ou de religions à du terrorisme est fortement rejetée.
Puis, pour faire écho à l’actualité, le soutien aux régimes afghan et irakien est affirmé ainsi que la condamnation des actes terroristes qui se déroulent dans ces pays. Le droit de l’Iran à développer l’énergie nucléaire est reconnu.
On le voit la Déclaration finale adoptée reflète les ambiguïtés du Mouvement des Non alignés et son extrême hétérogénéité. Il ne s’agit pas d’une véritable organisation mais plutôt d’un espace de rencontres et de débats où se retrouvent les plus démunis de la planète qui tentent de repousser l’hégémonie des grandes puissances. Jadis soucieux d’un équilibre entre les blocs qu’il n’hésitait pas à instrumentaliser, il pousse aujourd’hui à l’affirmation d’un monde multipolaire et contribue aux résistances aux dominations.