par Michel Rogalski
Dix ans après l’effondrement de l’Union soviétique les États-Unis envisagent de rompre avec le principe du « si tu tires le premier tu meures en second » grâce à l’aide d’un bouclier antimissiles qu’ils essaient de mettre sur pied. Ainsi s’ouvre sur le plan stratégique une nouvelle période. Face au projet américain de déployer des armes antimissiles de nouveaux rapprochements stratégiques et diplomatiques se mettent en place entre partenaires jusqu’alors peu coopératifs. N’ayant réussi à vendre ce projet à aucun de ses alliés occidentaux les États-Unis se retrouvent totalement isolés. En quelques mois ils ont réussi le tour de force de se mettre à dos toute l’Europe y compris la fidèle Grande-Bretagne, la Russie, la Chine et la plupart des États du Tiers Monde. C’est que le projet de bouclier américain inquiète. Non pas tant par sa faisabilité, que par son intentionnalité et ses conséquences déstabilisatrices sur l’équilibre des forces et le très lent processus de réduction des armes nucléaires et des dépenses militaires amorcé depuis 1987.
Peut-on gagner une guerre nucléaire ?
L’équilibre des forces et de la terreur qui s’était imposé entre les deux Grands du temps de la guerre froide, se fondait sur l’idée d’une destruction mutuelle assurée. Celle-ci reposait tout à la fois sur la parité des moyens disponibles et engageables et sur la bonne fois des deux pays qui s’entendaient à travers un traité fondateur interdisant la militarisation de l’espace et le déploiement de systèmes antimissiles, c’est à dire de tout bouclier (traité ABM, Anti Ballistic Missiles, 1972) pour ne pas se protéger et offrir ainsi, comme preuve de leur bonne foi, leur population civile en otage. Le territoire de l’adversaire étant « accessible » il devenait secondaire d’augmenter indéfiniment les stocks de missiles intercontinentaux et d’ogives nucléaires capables de détruire une vingtaine de fois la planète, à supposer qu’il restât encore quelqu’un debout pour appuyer sur le bouton après la deuxième salve. Dès lors, il devenait logique de négocier des plafonds d’armements de plus en plus abaissés (traités Salt 1 dès 1972 puis Start en 1991 et 1993 de réduction progressive). L’absence de bouclier enferme l’usage des armes nucléaires dans de possibles représailles et donc dans la destruction mutuelle assurée. Il en ressort qu’il n’y a pas de guerre nucléaire gagnable contre un adversaire nucléarisé. Tout au plus, peut-on choisir de mourir en second plutôt qu’en premier.
L’émergence de la France comme puissance nucléaire indépendante mit en avant le principe du pouvoir égalisateur de l’atome, c’est à dire la capacité pour une puissance moyenne de dissuader n’importe quel autre pays. Cette stratégie ne remettait pas en cause le suicide réciproque, mais, ébranlant l’idée d’une nécessaire parité, elle ouvrait la voie à des réflexions sur les notions de « stricte suffisance » pouvant engendrer des réductions de plafonds d’armements. Malheureusement, elle montrait aussi le chemin, par son exemple, de la prolifération nucléaire qui allait tenter une dizaine d’États.
La décennie 80 fut probablement celle de tous les risques. Par deux fois, sous la présidence Reagan, les Américains tentèrent d’échapper à la contrainte de la guerre nucléaire non-gagnable. En déployant des missiles nucléaires de moyenne portée en Europe, les euromissiles, ils visaient à raccourcir leur délai de frappe du territoire adverse, empêchant la cible de déclencher des représailles avant d’être touchée. Et mieux encore de détourner la riposte sur le théâtre européen espérant préserver ainsi le territoire américain. En 1983, avec l’Initiative de Défense Stratégique (« Guerre des étoiles »), Ronald Reagan espérait encore, en dotant les États-Unis d’un bouclier infranchissable, se prémunir de toute attaque ou de toutes représailles. Ce projet démesurément coûteux, à technologie incertaine (reposant sur de très hautes intensités d’énergie laser dégagées au sol et sur le déploiement d’immenses miroirs dans l’espace) fut revu plusieurs fois à la baisse avant d’être définitivement abandonné en 1993.
Le nouveau projet de missiles antimissiles (nmd)
Tirant les leçons du comportement peu glorieux des missiles Patriots livrés à Israël pendant la guerre du Golfe, face aux vieux Scuds irakiens, le dernier projet américain de missiles antimissiles (National Missile Defense) qui prétend être déployé contre les « États-voyous », s’apparente dans sa démarche stratégique au bouclier de la « Guerre des étoiles », et se propose, avec une technologie beaucoup plus modeste, de sanctuariser le territoire américain. Il doit être complété d’un projet censé protéger un théâtre d’opération ou des bases à l’étranger (TND, Theater Missile Defense). Il s’agit évidemment d’une rupture des règles de la dissuasion et des équilibres stratégiques. La mise sur pieds d’un tel système d’arme contreviendrait au Traité américano-soviétique de 1972 et encouragerait à son contournement par déploiement de missiles supplémentaires et de plus en plus sophistiquées (à têtes multiples et dotées de leurres), partant du principe qu’aucune DCA n’a jamais pu résister à une saturation. Tous les États nucléaires seraient tentés par une telle escalade, les uns pour garder leur rang dissuasif (France, Chine, Grande-Bretagne et … Russie), les autres pour être crédibles (Israël et autres « États-voyous »).
Avec cette stratégie, il s’agit bien de rompre avec le principe de la dissuasion réciproque. Les Américains essaient de l’occulter en tentant de convaincre les Russes que leurs capacités nucléaires resteraient encore efficaces face au bouclier mis en place et en tentant même de les y associer face aux « États-voyous ».
Ces systèmes d’armes sont loin d’être opérationnels puisque sur les 19 essais prévus, 3 ont eu lieu et seul le premier s’est révélé concluant. Mais la détermination américaine à poursuivre son programme d’essais semble inébranlée et les prochaines présidentielles, même si elles peuvent en moduler le cours, n’iront pas jusqu’à le remettre en cause.
Une nouvelle ère stratégique ?
Pour réaliser leurs fins le États-Unis ont besoin d’un accord tacite des Russes qui doivent être tout à la fois rassurés et confortés dans leur rôle de « grande puissance » équivalente. Bref, il s’agit de les convaincre que l’équilibre de la terreur peut continuer à fonctionner. Faute d’y avoir réussi jusqu’à présent, ils ont provoqué un rapprochement russo-sino-indien.
Le temps de la guerre froide est révolu et les Européens n’ont plus de raisons idéologiques pour coller aux méandres de la stratégie américaine, surtout si celle-ci leur paraît lourde de menaces pour eux-mêmes. Ils ont fortement réaffirmé leur hostilité au projet américain lors du dernier Sommet du G8 qui s’est tenu au Japon en présence de Poutine. Ils savent bien que le déploiement de ces antimissiles assurerait une prédominance absolue aux américains qui pourraient ainsi se jouer du principe égalisateur de l’atome, ravalant en quelque sorte les puissances nucléaires de second rang, à celui de troisième rang, celui des États nucléarisés du Tiers monde.
Ainsi, en moins d’un an, les États-Unis ont réussi à créer contre eux un front diplomatico-stratégique européen appuyé par nombreux pays du Sud et en convergence totale avec les Russes qui resserrent à cette occasion leurs liens avec les Chinois, les Indiens et les Coréens du Nord. Du jamais vu ! Alors même que la technologie choisie n’a pas fait ses preuves et qu’on reste encore dans le domaine de l’intentionnalité. Le seul allié potentiel des États-Unis serait le Japon à qui pourrait être vendu le bouclier, ce qui ferait de lui un État non pas nucléaire, mais anti-nucléaire.
Comment pourrait évoluer la situation ? La Russie, embourbée dans la guerre de Tchétchénie et dans la crise économique, n’a pas la capacité de s’opposer au déploiement et pourrait négocier son ralliement contre diverses compensations : plus d’antimissiles, un partage de technologie et des compensations financières. D’autant que l’alliance russo-chinoise est de circonstances, ces deux pays étant peu complémentaires et chacun ayant plus intérêt à développer de bonnes relations avec les États-Unis.
On pourrait assister à un bouleversement de la hiérarchie des puissances nucléaires. Le groupe des 5 puissances volerait en éclat. Émergerait une grande puissance qui ferait croire à son ancien ennemi, la Russie, qu’il a encore toute sa place. Enfin, des puissances secondaires (France, G-B, Chine, Inde) perdraient leur capacité dissuasive face aux premiers qui seraient « sanctuarisés ». Les quelques États du Tiers monde nucléarisés ne seraient plus qu’une menace pour leur environnement immédiat que le projet TND pourrait encore réduire en cas de crise régionale.
Ainsi en voulant passer d’une stratégie de dissuasion de l’arme nucléaire à une stratégie dangereuse d’emploi que leur permettrait la mise en place d’un bouclier antimissiles, les Américains ont suscité un véritable bouleversement stratégique et diplomatique qui marquera les prochaines années. Mais l’aléa décisif résidera dans la faisabilité technologique du système. En proposant de laisser son successeur décider d’un éventuel déploiement du système d’armes, alors que le Congrès l’avait enjoint de s’engager avant la fin de l’été, Clinton a clairement signifié sa crainte de cet aléa.