par Michel Rogalski
Le Traité de non-prolifération nucléaire se propose d’empêcher la dissémination des armes et de la technologie nucléaires et à promouvoir le désarmement. Adopté en 1968, entré en vigueur en 1970 et initialement prévu pour vingt cinq ans, il a été prolongé de manière indéfinie en 1995 et doit être évalué tous les cinq ans. Le TNP est fondé sur la distinction entre les puissances nucléaires qui ont fabriqué ou fait exploser une arme nucléaire avant le 1er janvier 1967 et les pays non dotés d’armes nucléaires. Aux termes du traité, les puissances nucléaires s’engagent à ne pas transférer à qui que ce soit des armes nucléaires, ni à aider un pays non doté de telles armes à en acquérir (article 1). Le traité contient également l’engagement réciproque des États non dotés d’armes nucléaires à ne pas mettre au point, ni à acquérir ces armes (article 2), mais leur garantit, en contrepartie, l’accès aux usages pacifiques de l’énergie atomique sous réserve d’un contrôle effectué par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ainsi que le précise l’article 3. Il est en outre prévu que les États nucléaires doivent s’engager dans des négociations pour faire cesser la course aux armements et atteindre le désarmement nucléaire (article 6).
Lorsqu’il sera signé, seules cinq puissances possèdent alors l’arme nucléaire et sont par ailleurs membres permanents du Conseil de sécurité : les États-Unis, l’Union soviétique, la Grande-Bretagne, la France, et la Chine. Les trois premières s’engagent immédiatement, alors que la France et la Chine attendront 1992 pour le ratifier. Le désaccord essentiel partagera alors les puissances nucléaires, deux d’entre elles sur cinq se tenant sur la réserve. Ce rappel chronologique illustre combien ce traité est fortement marqué par les conditions de la guerre froide et de l’affrontement -en voie de codification- des blocs de l’époque et l’évidente réticence de la France et de la Chine à se laisser happer par cette logique. Le clivage principal établi par le traité entre États dotés de l’arme nucléaire (EDAN) et États non dotés de l’arme nucléaire (NEDAN) apparaîtra plus tardivement lorsque le bilan des engagements des différentes parties sera évalué, notamment celui des puissances nucléaires à réduire significativement leurs arsenaux.
Ratifié au départ par une soixantaine de pays, soit un État-membre de l’ONU sur deux, le Traité connaîtra un succès rapide puisqu’en 1980 il regroupera 110 pays qui aujourd’hui sont devenus 189. A l’exception de trois pays -l’Inde, le Pakistan et Israël- le TNP s’est aujourd’hui universalisé. La fonction de tels traités à vocation universelle est toujours, après un certain temps de décantation, de braquer l’objectif sur les plus réticents qui d’une certaine façon s’auto-dénoncent. Outre la fonction pour laquelle il est créé, le traité marque d’emblée l’intentionnalité du non-signataire. C’est pourquoi certains États, plutôt que de rester à l’écart du traité -qui confère par ailleurs certains avantages- préféreront le signer quitte à ne pas le respecter. Ce fut le cas de la Corée du Nord et c’est ce dont est suspecté aujourd’hui l’Iran. Ainsi on peut tenter de proliférer à l’abri du traité -Corée du Nord, Iran- ou à l’écart du traité -Inde, Israël, Pakistan. La première posture sera considérée comme déloyale et pourra ouvrir la voie à des sanctions, alors que la seconde sera ouverte et légale car l’on ne peut s’obliger aux termes d’un accord que l’on n’a pas signé.
Le premier objectif du TNP, celui de son universalisation est atteint. Aujourd’hui, il s’agit de le faire respecter. A cet égard le bilan est multiforme. Même si l’on ne sait si l’on doit l’attribuer au TNP ou à la seule raison humaine, il faut bien constater que soixante ans après Hiroshima, il n’y a pas eu de guerre nucléaire. Les zone dénucléarisée se sont étendues et ont été codifiées par des traités. L’Antarctique, l’Amérique latine et le Pacifique sud sont ainsi couverts. En 1996, le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) a été signé mais il doit encore être ratifié par la Chine et le Congrès américain. Quatre pays ont totalement démantelé leur arsenal nucléaire. Trois d’entre eux appartenaient à l’ex-Union soviétique, le Kazakhstan, l’Ukraine, la Biélorussie. Le quatrième d’entre eux, l’Afrique du Sud, qui s’était dotée secrètement de l’arme nucléaire avec des complicités française, israélienne et suisse, a renoncé à son arsenal. Les pressions occidentales ont joué pour interdire de transférer ce “joyau” à l’ANC qui était aux portes du pouvoir. D’autres pays ont renoncé à poursuivre leur recherches. C’est la cas du Brésil et de l’Argentine qui s’engageaient dans une dangereuse course aux armements régionale. Plus récemment la Libye s’est orientée dans la même direction. La Corée du Nord, qui a l’abri de son adhésion au TNP, s’est engagée avec succès dans le nucléaire militaire, a préféré quitter le Traité. Mais les pressions internationales doublées d’indemnisations sonnantes ont eu raison de sa détermination et elle a promis de démanteler ses réacteurs nucléaires d’ici la fin de l’année 2007. Ce bilan n’est pas mince et atteste de l’efficacité du Traité.
Mais la prolifération verticale et horizontale n’a pu être totalement empêchée. Tout d’abord, les cinq États dotés signataires n’ont pas donné l’exemple d’un désarmement nucléaire ou même de leur volonté d’y parvenir. Ils ont au contraire poursuivi des recherches actives en vue de moderniser leurs arsenaux. De nouveaux systèmes d’armes ont été développés, plus performants, à capacité pénétrante améliorée ou miniaturisés. Tout ceci nous fait quitter l’épure de l’arme de la dissuasion pour entrer dans celle de l’arme d’emploi. C’est bien ce que théorise dorénavant la doctrine militaire américaine de l’usage en premier de l’arme nucléaire à l’encontre d’un État non-nucléaire. Le discours de Jacques Chirac à l’Île Longue en janvier 2006 évoquant comme critère d’emploi une menace comme la “garantie de nos approvisionnements stratégiques” s’inscrit dans cette démarche. Cette déclaration, dont l’esprit a été repris par Nicolas Sarkozy, ne vise pas des États dotés de l’arme nucléaire.
La prolifération horizontale a progressé, mais à l’écart du TNP. En quarante ans le nombre de puissances nucléaires est passé de cinq à huit, puisque se sont ajoutés Israël, l’Inde et le Pakistan. Ce qui signifie qu’aucun État signataire n’a pu accéder au statut de puissance nucléaire, ou tout le moins le conserver. Ce qui constitue un beau succès pour le régime international de non-prolifération nucléaire institué par le TNP. Les trois pays proliférant hors-traité ont tous bénéficié d’aide scientifique et technique de ceux qui la possédaient, donc en provenance des cinq États dotés de l’arme nucléaire, en transgression de l’article 1 du TNP. De même qu’il ne peut y avoir de corrompus sans corrupteurs, on ne peut dans un délai rapide accéder à ce type d’armement sans l’aide de ceux qui la possèdent déjà. Et ces trois pays n’étant pas liés par le Traité peuvent adopter à leur tour une attitude proliférante. Si le nombre de pays disposant de l’arme nucléaire est élargi, cela pose un problème global de sécurité.
Le Brésil, l’Argentine et la Libye ayant renoncé, l’Afrique du sud ayant démantelé, aujourd’hui l’Amérique latine et l’Afrique peuvent être considérés comme des continents dénucléarisés. Les craintes portent sur l’Asie et le Moyen-Orient qui concentrent des États nucléaires (Chine, Inde, Pakistan, Israël), des pays en voie de démanteler (Corée du Nord), des pays du seuil pouvant en quelques mois accéder au statut de puissance nucléaire (Japon) et un pays suspect (Iran). En effet, à la charnière de l’Asie et du Moyen-Orient, l’Iran reste aujourd’hui le seul cas d’un pays suspecté de vouloir se doter d’une capacité nucléaire militaire à l’abri du Traité, c’est à dire en violation des engagements pris. Cette suspicion tient au fait que technologies civiles et militaires sont en matière nucléaire très proches et que le passage de l’une à l’autre résulte du franchissement d’un seuil quantitatif que les inspecteurs de l’AIEA sont chargés de surveiller. Aujourd’hui l’Iran proclame qu’il n’ambitionne pas de posséder la bombe et justifie son programme par ses besoins énergétiques. Les rapports de l’AIEA, même s’ils reconnaissent que des entraves ont été mises aux visites de ses inspecteurs, ne rapportent pas la certitude que l’Iran serait en train de s’engager dans un programme militaire. La mise en condition des opinions publiques en faveur d’une frappe militaire sur les installations iraniennes relève d’une grande irresponsabilité. Il faut laisser se poursuivre le dialogue entre l’AIEA et l’Iran et réaffirmer dans le même temps que ce pays doit respecter le TNP, ne pas en sortir et développer uniquement des activités nucléaires civiles comme il en a évidemment le droit et le besoin. La bombe iranienne bousculerait la géostratégie régionale et ouvrirait la porte à des aspirations dangereuses qui ont pu jusqu’à présent être contenues.
Même imparfaitement appliqué, le régime international de non-prolifération nucléaire institué par le TNP a pu parvenir à contenir l’accès au nucléaire militaire. Le nombre d’États candidats à l’arme nucléaire a progressivement décru au fil des décennies alors même qu’une cinquantaine d’États ont pu en quelques décennies accéder à la maîtrise de réacteurs de recherche, voire disposer de centrales nucléaires les rendant capables de franchir assez facilement le seuil du nucléaire militaire..
Les grandes puissances possèdent la capacité de détruire la planète une vingtaine de fois. C’est mieux que lorsqu’elles l’avaient trente fois. Mais on ne sait toujours pas qui appuiera sur le bouton la seconde fois. Au-delà de toute sophistication -intellectuellement très stimulantes- le débat sur la stratégie nucléaire ramène en dernier ressort à une seule question : qui meurt en premier et qui meurt en second ?