par Claude Cartigny
Mahmoud Abbas a salué le retrait israélien de Gaza, effectué entre le 15 et le 22 août 2005, comme un « pas historique et important ». Le président de l’Autorité palestinienne ne pouvait en effet qu’accueillir positivement une mesure mettant fin à 38 ans d’occupation militaire et de colonisation au mépris du droit international. Au total, les 21 colonies de Gaza et 2 petites implantations de Cisjordanie ont été évacuées. L’armée israélienne devrait avoir effectué son retrait total pour le 4 octobre.
L’opinion palestinienne et arabe, moins tenue aux obligations diplomatiques, se montre plus sceptique et ne cache pas sa frustration. Ses espérances sont loin d’être comblées. Elle considère n’avoir obtenu qu’un os à ronger. Israël continuera à assiéger Gaza par terre, mer et air, et en cas d’activités hostiles du Hamas, plus puissant à Gaza que le Fatah de Mahmoud Abbas, il continuera à pouvoir mener à sa guise des incursions armées et des « assassinats ciblés ». Le « désengagement » de Gaza ne représente donc pas réellement une avancée vers un État palestinien indépendant et viable. Il s’agirait plutôt de deux mini-Palestine, l’une, Gaza, orientée vers l’Égypte, et l’autre, la Cisjordanie, orientée vers la Jordanie et atomisée par les routes de contournement et les colonies de peuplement. Les problèmes des réfugiés et de Jérusalem-Est restent sans solution, l’Autorité palestinienne est mise sur la touche, le règlement d’ensemble du conflit est renvoyé aux calendes grecques.
Pourquoi le « redéploiement » ?
Le 2 février 2004, Sharon annonçait son intention d’évacuer la bande de Gaza et entrait dans une guerre de tranchées avec les colons et une partie du Likoud (la droite israélienne). Le faucon s’était-il fait brusquement colombe ? Pourtant, lors de sa campagne électorale de 2000, il avait encore une fois promis à ces colons de ne jamais les abandonner. Ces colons n’étaient pas composés en majorité d’extrémistes religieux, mais d’immigrés récents attirés par le bas prix de la terre et les subventions.
A Gaza, l’armée devait protéger à grand frais 1800 familles de colons représentant environ 8500 personnes, au milieu de 1300000 Palestiniens. Le retrait n’est donc pas d’abord une « concession « qui serait faite aux Palestiniens, mais une mesure d’économie (en termes financiers mais aussi en termes de coûts humains) qui a le soutien de la majorité de l’opinion israélienne.
Ce n’est pas une stratégie totalement nouvelle. Ben Gourion abandonna en 1948 22% de la Palestine pour mieux asseoir son autorité sur les 78% restants. Par les accords de Camp David en 1979, Menahem Begin abandonna la totalité du Sinaï pour faire sortir l’Égypte de la guerre et se concentrer sur la Cisjordanie. Sharon s’est convaincu lui aussi qu’il valait mieux « abandonner » toute la bande de Gaza et une fraction de la Cisjordanie de façon à en annexer au moins 55% à Israël. Le redéploiement est le prix à payer pour poursuivre la colonisation et la cantonisation de la Cisjordanie. En outre, en laissant derrière eux des monceaux de gravats que les Palestiniens auront au mieux le droit de recycler, Ariel Sharon veut fournir au monde la preuve vivante que les Palestiniens ne méritent pas un État indépendant.
Au fond, les dissidents du Likoud qui se sont opposés à Sharon sur Gaza comprennent très bien ses motivations et les partagent : maintenir les colonies de Cisjordanie de façon permanente. Mais ils ont divergé avec Sharon sur le prix à payer. Ils ont craint qu’en supprimant des colonies, quelle que soit leur faible valeur stratégique, un tabou ne soit brisé et que la porte ne soit entrouverte pour d’autres retraits.
Des visées à plus long terme
Elles avaient été révélées dès octobre 2004 par Dov Weisglass, ami et avocat d’Ariel Sharon, et chef d’État-major du cabinet israélien à cette époque, dans une interview au quotidien Haaretz. Il y confirmait que l’évacuation des implantations de Gaza avait pour but d’empêcher la création d’un État palestinien, et cela avec l’accord de Washington. Au passage, les accords d’Oslo de 1993 étaient dépeints comme « le plus grand malheur qui se soit abattu sur Israël ». Dans cette interview, Dov Weisglass se targuait d’avoir « effectivement conclu avec les Américains qu’on ne discutera jamais d’une partie des colonies. Quant au reste, on en reparlera lorsque les Palestiniens deviendront des Finlandais ».
Ainsi, les motivations profondes du retrait de Gaza apparaissent-elles sous un jour plus cynique. Loin de favoriser la relance d’un processus de paix depuis longtemps moribond, il s’agit plutôt de l’empêcher et d’empêcher la naissance de toute forme d’État palestinien, et de jeter un épais voile d’oubli sur la fameuse « feuille de route ».
Ce document, rédigé par les seuls Américains et ayant ensuite reçu l’aval de la Russie, de l’Union européenne et de l’ONU (le Quartette), fut d’abord présenté aux seuls Israéliens fin décembre 2002, puis rendu public le 30 avril 2003 alors que la première de ses trois étapes était censée être réalisée pour mai ! La feuille de route devait déboucher sur un règlement définitif du conflit et la création d’un État palestinien en 2005…Toutes ses étapes et échéances intermédiaires et définitives étant aujourd’hui caduques, on voit mal comment la feuille de route pourrait ressusciter. Pourtant ses auteurs et soutiens continuent à y voir le « cadre » de leur action, même ceux qui ont le plus fait pour la torpiller.
L’axe Bush – Sharon
Depuis début 2001, Ariel Sharon a de loin été le chef de gouvernement le plus souvent reçu à la Maison Blanche, avant même Tony Blair. On a même parfois parlé de « Likoudniks » pour désigner l’équipe des conseillers de G. Bush.
Pour opérer son retrait de Gaza et mettre en ?uvre son nouveau « traitement » de la question palestinienne, A.Sharon avait effectivement besoin de l’aval américain. Ce fut chose faite dès avril 2004. Le président américain apporta alors un soutien sans faille au plan de retrait de Gaza, qualifié d’« historique ». Dans le même mouvement, G.Bush reconnaissait implicitement la pérennité de la présence israélienne en Cisjordanie. La politique américaine subissait ainsi un tournant radical. Jusque là, les États-Unis, conformément aux résolutions de l’ONU, avaient condamné l’occupation de 1967 ; ils condamnaient aussi la colonisation qui s’en était suivie. Depuis le 14 avril 2004, l’administration Bush reconnaît que si un État palestinien émerge un jour, il sera d’emblée amputé des grands blocs de colonies de Cisjordanie, qui seront purement et simplement annexés à Israël. Par un échange de lettres avec le Premier ministre israélien, G. Bush a admis le point de départ de la partie israélienne, à savoir que les colonies, illégales pour l’ONU et l’ensemble de la communauté internationale, doivent bénéficier du « fait accompli », être reconnues à ce titre, et ne sont donc pas négociables. Les États-Unis renoncent donc à l’habit d’« honnête courtier » qu’ils prétendaient avoir revêtu sous l’administration Clinton pour endosser la ligne de fond d’Ariel Sharon : pour prix du retrait de Gaza, les Palestiniens doivent accepter de perdre environ 45% de la Cisjordanie et Jérusalem-Est, sans rien en retour. Loin de représenter un pas en avant vers la paix, le retrait unilatéral de Gaza est un geste accompli pour solde de tout compte.
Rassurer les extrémistes
Pour le moment présent, l’important pour Ariel Sharon n’est pas de relancer d’improbables négociations, mais au contraire d’afficher une ligne plus dure pour ressouder et reconquérir son propre parti, dont certains éléments lui ont fait défaut.
Dès le 23 août, le Premier ministre a annoncé l’annexion d’une colonie et a proclamé qu’aucun autre retrait unilatéral n’aurait lieu. Le lendemain, les autorités annonçaient la saisie de territoires cisjordaniens afin d’étendre le « mur de sécurité » et de relier à Jérusalem la grande colonie de Maale Adumim, où 3500 nouveaux appartements et maisons doivent être construits. L’extension du mur est d’ailleurs présentée par A.Sharon comme un « complément » du désengagement de Gaza, puisqu’il a la même « philosophie », séparer physiquement Palestiniens et Israéliens. « Nous pensions que le jour suivant le retrait de Gaza serait un jour d’espoir et de renaissance du processus de paix, a alors déclaré le négociateur palestinien Saeb Erekat, mais Israël nous montre au contraire qu’il entend préjuger de solutions qui sont censées être négociées ».
Les opérations spectaculaires auxquelles on a donc assisté entre le 15 et le 22 août ne représentent pas un tournant du gouvernement de Tel Aviv vers une posture plus réaliste. C’est au contraire un geste qui rend très difficile une reprise des pourparlers israélo-palestiniens.