par Patrice Jorland
Le 26 mars dernier, à 21h30, la corvette Cheonan appartenant à la marine sud-coréenne s’est brisée en deux, avant que de couler à un nautique, soit environ 1,9 kilomètre, de Yeonpyeong-do, une île située à 16km des côtes de la République Populaire Démocratique de Corée (RPDC, ou Corée du nord) et à 160km de celles de la République de Corée (ou Corée du sud). L’équipage de ce bâtiment, dont le nom peut se traduire par « Paix céleste », comptait 104 hommes dont 46 n’ont pas été retrouvés en dépit des recherches conduites par 24 navires et des appareils de l’aviation sud-coréenne, recherches au cours desquelles un plongeur est mort après avoir perdu connaissance et un bateau de pêche a été coulé accidentellement par un cargo arborant pavillon cambodgien, faisant ainsi neuf autres victimes.
Une intuition confirmée
L’incertitude sur les causes du naufrage s’est prolongée plusieurs jours, avant que les parties de l’épave ne fussent remontées et examinées. Le 26 avril, le ministre sud-coréen de la défense déclara que la Cheonan avait été torpillée, confirmant ainsi l’ « intuition » initiale du président Lee Myung Bak. Une commission d’enquête fut formée par le gouvernement de Séoul, à laquelle se joignirent des experts étrangers, groupe dont la Chine et la Russie furent écartées. Elle confirma, le 20 mai suivant, la thèse de la torpille, précisant que celle-ci était nord-coréenne et de modèle CHT-02D dont, très opportunément, des éléments (hélice, moteur et pièce de direction) avaient été remontés cinq jours avant par un chalutier. L’extrémité du segment de propulsion portait en hangul, l’alphabet national, l’inscription « numéro 1 » (1beon).
Des précisions furent même données, suivant lesquelles deux submersibles nord-coréens avaient quitté leur base le 23 mars, puis l’un d’entre eux, de la classe Yono, se serait tapi, deux jours plus tard, à 30 mètres sous l’eau, et aurait lancé sa torpille le 26 mars, à 21h22, depuis une distance de 3km. Il serait rentré à son port d’attache le 28 du même mois avec l’autre bâtiment, après avoir réussi un assez beau coup pour un sous-marin déplaçant seulement 130 tonnes. Encore convenait-il d’expliquer l’acte.
D’aucuns y virent la décision personnelle d’un commandant de bord, d’autres, plus nombreux, une manifestation supplémentaire de la paranoïa régnant dans les sphères dirigeantes de la RPDC, réputées irrationnelles ou pour le moins imprévisibles. Au-delà de ces spéculations, des données plus concrètes ont été mises bout à bout : l’échec de la réforme monétaire entreprise l’an dernier, ce qui n’a pas aidé au redressement de l’économie nationale, la détérioration de l’état de santé du « cher dirigeant » Kim Jong Il depuis l’été 2008 et la question de sa succession. La pyongyangologie, c’est-à-dire la discipline cherchant à deviner ce qui se passe à la tête de l’Etat nord-coréen, ne relève pas des sciences exactes, moins encore que cela ne pouvait être le cas pour la kremlinologie d’antan, mais, selon l’hypothèse la plus souvent retenue, le dauphin devrait être Kim Jong Un, le troisième fils de Kim Jong Il, dont on dit qu’il aurait 27 ans, qu’il aurait été éduqué en Suisse, qu’il parlerait l’anglais, le français et l’allemand. L’entreprise serait complexe, parce que le jeune homme n’a guère d’expérience, même s’il a reçu une formation internationale, et que la transition devra être écourtée, compte tenu de l’âge (68 ans) et de l’état de santé du dirigeant en place, alors que celui n’avait succédé à son propre père, Kim Il Sung, qu’à la suite d’un long et progressif apprentissage. En tout état de cause, l’Assemblée populaire suprême (APS) s’est réunie en session extraordinaire au début de juin pour procéder à un renouvellement des organes centraux de l’Etat. Des décisions publiées, les médias occidentaux ont retenu essentiellement la nomination de Jang Song Taek au poste de vice-président de la Commission de défense nationale, instance prééminente du pays, dont la présidence est assumée par Kim Jong Il, qui se trouve être également son beau-frère. Une sorte de régence serait ainsi préparée et l’annonce officielle qu’un congrès du Parti du Travail se réunira en septembre prochain pour désigner un nouveau dirigeant conforte l’analyse.
Resterait cependant à établir un lien entre ce passage de témoin et le naufrage de la « Paix céleste ». Rien de plus simple : Kim Jong Il aurait décidé de couler la corvette afin d’obtenir l’agrément de la hiérarchie militaire à la promotion de son garçon et de souder autour de lui l’ensemble de la population, certains « observateurs » parvenant même à reconstituer dans le détail les phases de la prise de décision et de sa mise en œuvre. Cela suppose toutefois que la présence de la Cheonan avait été repérée et que ses activités avaient été suivies de façon suffisamment précise pour que le submersible de poche puisse se poster et attendre sa proie.
Une enquête controversée
Très vite, des questions ont été posées, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Corée du sud, et une controverse est née. Les interrogations sont de plusieurs types.
Elles portent notamment sur la commission d’enquête. Niant toute responsabilité dans le drame, la RPDC avait demandé que la question fût traitée et éclaircie dans le cadre de ses rencontres avec les Etats-Unis à Panmunjom, dont l’objet est de veiller au respect des clauses de l’armistice, ou sous l’égide de l’ONU. Cela fut refusé et le gouvernement de Séoul a constitué une commission composée de 22 experts militaires, de 25 autres venant d’une dizaine d’instituts de recherche de l’armée sud-coréenne et de trois civils recommandés par le parlement, dont un député de l’opposition, qui se désolidarisera des conclusions de l’enquête et sera sanctionné. Cet aréopage, quasi exclusivement militaire, a reçu l’ « appui » de 24 experts étrangers, venant des Etats-Unis, d’Australie, du Canada, du Royaume-Uni et de Suède. Qui étaient-ils, quels ont été les critères et les procédures de leur recrutement, et quel rôle précis ont-ils joué ? On ne saurait le dire, si ce n’est qu’à l’exception de la Suède, tous ces pays avaient pris part à la guerre de Corée. De plus, le rapport de la commission, qui ferait plus de 400 pages, n’a pas été diffusé et c’est seulement par un communiqué que les conclusions ont été notifiées le 20 mai, ou, plus exactement, par deux communiqués, l’un de quatre pages de nature technique, et le second, d’une page, rendant la Corée du nord responsable. Fait surprenant, alors que, pour le premier communiqué, on parle de « groupe d’enquête mixte civilo-militaire », constitué d’experts de six pays, les cinq précités et la Corée du sud, le second est l’œuvre d’un « groupe multinational de renseignement », où l’on ne retrouve pas la Suède. De cela on ne sait qu’inférer, mais on peut comprendre que la Russie ait envoyé cinq experts de sa marine, qui ont travaillé de façon autonome et ne rendront leurs résultats qu’à la fin de juillet.
La controverse porte également sur les preuves de la responsabilité nord-coréenne. L’enquête a en fait consisté en tests scientifiques poussés portant sur la résistance des métaux et sur certains produits chimiques, qui n’étaient toutefois pas tous achevés à la publication des résultats. Plusieurs éléments – déclarations des premiers jours, témoignages, état des corps des victimes, apparence des sections du bâtiment coulé, déformation de la coque ou encore le fait qu’une explosion aurait dû affecter la faune marine de la zone, ce qui n’a pas été le cas – incitent certains à soutenir la thèse de l’échouement. Si celle d’une explosion est retenue, est-il certain qu’elle a pour cause une torpille nord-coréenne ? Des spécialistes assurent que l’état des pièces repêchées et les traces d’éléments chimiques retrouvées sur une partie de la Cheonan posent problème. Enfin, que sait-on des capacités des sous-marins de la classe Yono ? S’il est exact que les eaux dans la zone de l’incident sont peu profondes, ce qui n’autorisait la présence que d’un submersible de poche, elles sont également agitées et donc rendent l’attente difficile. De plus, ce type de bâtiment a en général une faible autonomie de plongée et il faudrait certifier que cette classe est armée de torpilles CHT-02D. Elément le plus troublant, l’inscription en hanguln’était point gravée dans le métal, mais peinte au feutre bleu et n’aurait donc pas du résister à la chaleur créée par l’explosion ni à une immersion prolongée. Enfin, donnée jamais démentie, la présence de submersibles nord-coréens dans la zone du drame n’a été détectée par aucun des systèmes de veille, qu’ils fussent sud-coréens ou américains. Or, la Cheonan était un bâtiment conçu et armé pour la traque des sous-marins : déplaçant 1.200 tonnes, elle disposait de torpilles Mark46, de douze charges profondes Mark9 et de sonars. Pour que le submersible parvienne à échapper à sa vigilance et à celle du dispositif militaire de la Corée du sud, il fallait soit que ces matériels fussent insuffisants soit que la Corée du nord ait atteint une maîtrise insoupçonnée en matière de furtivité.
Une tension permanente
On ne suivra cependant pas ceux pour qui le naufrage ne pouvait être qu’une provocation ourdie par les Etats-Unis et/ou la Corée du sud afin de faire monter la tension d’un cran et de peser en particulier sur le gouvernement japonais qui envisageait de réviser l’accord concernant le réaménagement des bases américaines à Okinawa. Il est certes vrai qu’alléguant la « menace nord-coréenne » et les « ambitions maritimes » de la Chine, le premier ministre Hatoyama Yukio a reculé sur ce point, avant de démissionner, et que son successeur, Kan Naoto, a immédiatement réitéré l’attachement de son pays à l’alliance militaire avec les Etats-Unis. Reste également le précédent de l’ « incident du golfe du Tonkin », qui avait permis à l’administration Johnson de faire voter une résolution, dont le texte était prêt depuis des années, lui donnant carte blanche pour engager l’escalade au Vietnam et dans l’ensemble de l’Indochine. Or, s’il y avait bien eu un bref affrontement militaire, le 2 août 1964, entre les flottes américaine et nord-vietnamienne, dans les eaux territoriales de ce qui était alors appelé la République Démocratique du Vietnam, l’attaque nord-vietnamienne du surlendemain n’avait en fait jamais eu lieu – mais a peut-être été inventée par la NSA, l’une des agences de renseignement des Etats-Unis -, qui a cependant été montée en épingle et a entraîné le vote quasi unanime du Congrès. L’existence d’un précédent n’est cependant pas une preuve en soi et, de l’exploitation politique du naufrage pour faire pression sur les autorités japonaises, on ne peut inférer un complot.
Ce qu’écrivent de fins connaisseurs de la question coréenne, comme l’historien Bruce Cumings et le politologue Selig Harrison, nous paraît nettement plus important, dans la mesure où l’incident, quelle que soit sa cause, est replacé dans son contexte. En premier lieu, le naufrage s’est produit à la suite immédiate de vastes exercices conjoints engagés, comme chaque année, entre le 8 et le 18 mars. Le format avait été un peu réduit par rapport à l’année 2009, qui avait été exceptionnelle, mais 10.000 soldats américains basés en République de Corée et 8.000 autres venus du Japon et des Etats-Unis y avaient tout de même pris part, aux côtés d’éléments de l’armée sud-coréenne. Ces exercices étaient doubles, « Foal Eagle », dit de « contre-infiltration » dans lequel les forces spéciales tiennent une place déterminante, et « Key Resolve », qui relèvent de ce que le Pentagone appelle « projection de la force » ou RSOI pour laquelle existe un manuel de 175 pages (FM 100-17-3) de l’armée de terre des Etats-Unis, accessible sur la Toile. Fait notable, les exercices de cette année ont également porté sur la récupération d’armes de destruction massive. Si on ajoute les diverses autres manoeuvres et exercices militaires conjoints – par exemple les exercices « Ulchi Freedom Guardian » (du nom d’un général coréen du VIIème siècle) traditionnellement déployés au mois d’août -, ou ceux de l’armée sud-coréenne conduits sous directive des Etats-Unis, on se trouve ainsi dans la situation, considérée pourtant comme tout à fait naturelle, où la RPDC est en permanence l’objet, à ses portes, de préparatifs militaires visant à sa destruction. Ces derniers entrent d’ailleurs dans le cadre de l’OPLAN 5027, ou plan d’opérations 5027, actualisé au fil des années (0527-98, 5027-04), qui planifie une guerre de destruction de la RPDC. Dans le passé, les exercices « Team spirit », qui se déroulaient annuellement et avec des moyens colossaux autour de la péninsule coréenne, ont aidé à peaufiner le concept opérationnel « Air/Land Battle » dont le déploiement pendant la guerre du Golfe permettra à Bush l’Ancien de remporter le succès que l’on sait. Aussi, selon certains, la corvette Cheonan aurait-elle pu être victime d’un « tir ami » (friendly fire), accident qui aurait été camouflé en attaque nord-coréenne. En tout état de cause, des bâtiments de la marine américaine ont participé aux recherches des disparus, nommément l’USNS Salvior, bâtiment de sauvetage, le croiseur Shilohet le navire de débarquement Harpers Ferry. Les médias occidentaux n’ont cependant guère parlé des exercices précités, ni cherché à savoir ce que ces navires avaient fait avant et faisaient pendant le naufrage.
Ils n’ont pas rappelé, et c’est le deuxième point, que les affrontements sont récurrents en mer Jaune, appelée mer de l’Ouest par les Coréens : 9 et 15 juin 1999, 28 juin 2002, 1er novembre 2004, 10 novembre 2009, 27 janvier 2010. On peut même parler de bataille pour certains d’entre eux : « première bataille » de l’île Yeonpyeong en 1999, à laquelle la Cheonan avait pris part avec quelques dommages pour sa partie arrière, « deuxième bataille » du même nom en 2002, suivie de celle de l’île Daechong en 2009. En d’autres termes, la zone précise où le naufrage de la Cheonan s’est produit avait déjà été le lieu de deux affrontements importants, celui du 29 juin 2002 ayant opposé, selon les sources occidentales, deux patrouilleurs de la RPDC, 4 patrouilleurs et deux corvettes de la République de Corée, et ayant fait apparemment autant de victimes de part et d’autre.
Cela ne saurait surprendre. L’armistice mettant fin aux combats de la guerre de Corée avait délimité une zone démilitarisée suivant à peu près le 38ème parallèle, mais rien n’avait été décidé à propos de l’espace maritime à l’ouest de la péninsule. Une ligne, appelée depuis « ligne limite septentrionale » (NLL en anglais), fut néanmoins tracée le 30 août 1953 de façon unilatérale par les Etats-Unis, dont la marine jouissait alors d’une suprématie absolue. En conséquence de quoi,primo : la ligne maritime ne fait pas partie juridique des clauses de l’armistice ; secundo, elle ne prolonge pas la ligne du 38ème parallèle et dévie même fortement d’elle ; tertio : elle intègre de facto au territoire de la République de Corée cinq îles bien plus proches des côtes de la RPDC que des siennes – Baekryeong-do, Daechong-do, Socheong-do, Woo-do et Yeonpyeong-do, celle-là même aux abords de laquelle s’est produit le naufrage – et quarto : elle n’est pas reconnue par la RPDC. S’ajoute le fait qu’à cette latitude, les ressources halieutiques de la mer de l’Ouest sont abondantes, en particulier en crabes bleus dont la haute période de pêche se déroule entre juin et septembre. Les escarmouches et heurts entre bateaux sont donc fréquents en cette saison. Enfin, la Convention internationale sur le droit de la mer, adoptée depuis et que les Etats-Unis n’ont toujours pas signée, tendrait à donner raison aux positions de la RPDC concernant les limites de ses eaux territoriales et de sa zone économique exclusive.
Un argument de campagne
L’affaire de la Cheonan n’est pas anodine, car il y a eu perte de vies humaines, tout comme lors de certains des affrontements qui l’ont précédée et qui avaient moins retenu l’attention internationale, peut-être parce que les victimes d’alors avaient été, semble-t-il, majoritairement nord-coréennes. Surtout, la Corée du sud et, plus encore, les Etats-Unis, ont tenu à faire monter les enchères.
Argument tout d’abord dans la campagne des municipales et régionales du 2 juin 2010. L’élection de Lee Myung Bak aux présidentielles du 20 août 2007 avait mis fin à une décennie de consolidation de la démocratie et d’ouverture en direction de la RPDC, sous le nom de « politique du rayon de soleil » (sunshine policy), initiée par Kim Dae Jung (1998-2003) et poursuivie par Roh Moo Hyun (2003-2008). Le retour du Grand Parti National (GPN) reflétait sans nul doute l’existence pérenne de secteurs conservateurs, voire réactionnaires, en particulier parmi les générations plus âgées, marquées par des décennies de dictatures militaires et de campagnes anticommunistes. Il serait cependant erroné de penser que l’électorat, d’ailleurs assez peu enclin à se rendre aux urnes ce jour là – 62,9% des inscrits, ce qui est peu pour ce type de scrutin -, s’était déterminé en fonction des relations avec le Nord. D’autant que, si elle avait créé un nouveau climat entre les deux parties de la péninsule et abouti à des progrès notables dans leurs relations, l’ouverture s’était constamment heurtée au travail de sape de l’administration Bush.
En fait, bien que la croissance eût repris, la Corée du sud avait terriblement souffert de la « crise asiatique » de 1997-1998 et de la thérapie de choc imposée dans la foulée par le FMI, situation dont le président Kim Dae Jung avait héritée et prescriptions qu’il voulut appliquer à la lettre, au risque de se couper d’une partie des travailleurs. Restructurations du système productif, délocalisations, précarisation de l’emploi, disparités sociales, incertitudes découlant du brassage des cartes économiques en Asie orientale, autant de facteurs qui poussèrent au choix d’un « bulldozer » auréolé de sa longue expérience d’homme d’affaires. Issu d’une famille pauvre qui, comme tant d’autres, avait migré au Japon, la métropole impériale, et était revenue au pays après la défaite nippone, Lee Myung Bak était parvenu à grimper les échelons au sein du groupe Hyundai et à faire de l’entreprise Hyundai Construction un des géants mondiaux du BTP grâce, à l’origine, aux commandes liées à la guerre américaine en Indochine. Reconverti dans la politique, il avait été élu maire de la mégapole de Séoul en 2002, qu’il avait voulu gérer en PDG. Son programme présidentiel était audacieux, qui s’intitulait « Plan 747 », à savoir retrouver un taux de croissance du PIB de 7% l’an, atteindre un revenu par tête d’habitant de 40.000 dollars, gagner huit places pour accéder au 7ème rang du classement mondial des économies. Pour ce faire, le candidat comptait non seulement abandonner les tentatives de ses prédécesseurs visant à réguler les activités des « chaebol », ces grands groupes multisectoriels ou « cliques d’affaires » (Hyundai, Samsung, LG, Lotte ou le trop célèbre Daewoo), mais encore lancer le pays dans des projets pharaoniques de recomposition du territoire, avec notamment le creusement d’un grand canal reliant Pusan au sud-est à Séoul au nord-ouest. Pour cette raison, du fait de son surnom également, à cause de son origine sociale et de son affairisme, il y a chez Lee Myung Bak quelque chose de Tanaka Kakuei, celui-là même qui marqua la politique japonaise pendant les décennies 1970 et 1980, mais la comparaison s’arrête là, au sens où la démesure semble caractériser le politicien coréen.
Las, aussitôt les élections passées, les réalités ont repris le devant, notamment celles de la crise économique dont les origines financières échappaient à la Corée du sud, mais dont les conséquences la frappèrent à son tour. Très vite, les dommages écologiques afférents au creusement du canal ont fait abandonner le projet, qui a été immédiatement relayé par un plan d’aménagement global des quatre principaux fleuves du pays (4RRP), tout aussi gigantesque. Pis, la volonté d’aboutir coûte que coûte à la conclusion d’un traité de libre échange avec les Etats-Unis a entrainé une mobilisation de masse qui s’est focalisée sur la libéralisation des importations de viande de bœuf américain, au lendemain de la crise de la « vache folle ». En bref, devant la chute de sa popularité, l’administration de Lee Myung Bak avait besoin de se refaire une santé lors du scrutin de juin 2010 en brandissant le repoussoir des exactions nordistes et, pendant toute la campagne, les sondages laissèrent entendre que la partie serait gagnée haut la main. Il n’en a rien été. Alors que le GPN avait été en tête dans toutes les régions en 2006, annonçant ainsi sa victoire aux présidentielles de 2007, il n’a remporté cette fois-ci que 5 régions et 77 villes, contre 8 régions et 90 villes pour le Parti Démocrate, une région et 13 villes pour une autre formation de droite et 3 villes pour le Parti démocratique des travailleurs. Alors qu’on le donnait largement vainqueur, le maire sortant du GPN ne l’a en définitive emporté à Séoul qu’avec moins d’un point d’écart. Il faut dire que les promesses du plan 747 ne pourront pas être tenues et que les accents martiaux du gouvernement n’avaient pas convaincu la population, en particulier pas la jeunesse. Des réticences, voire des critiques, ont également accompagné la rupture des relations économiques avec la RPDC, exception faite de la zone industrielle de Kaesong.
Un test international
Les résultats électoraux de la droite coréenne ne laissaient pas l’administration Obama indifférente, mais ce qui comptait avant tout pour elle était de se saisir de l’affaire à des fins internationales. Du comportement de chacun vis-à-vis de l’évènement et des résultats de l’enquête, il serait loisible de déterminer son esprit de responsabilité ou, plus exactement, sa volonté d’être « partie prenante » (stakeholder) de/à la gouvernance mondiale. Les alliés traditionnels, l’Union européenne et ses Etats-membres, ainsi que le Japon ou l’Australie, ne firent pas défaut, mais, sur cette question comme en d’autres – les sanctions à l’encontre de l’Iran par exemple –, la Russie et la Chine étaient attendues, cette dernière davantage encore dans la mesure où elle est plus directement impliquée, par la géographie, l’histoire et la civilisation, dans la question coréenne.
Le terme de stakeholder avait été le fil directeur d’un exposé de Robert B. Zoellick prononcé le 21 septembre 2005 sous le titre « Whither China : from Membership to Responsability ? » (« Où va la Chine : de l’appartenance à la responsabilité ? »). L’homme compte, qui était alors secrétaire d’Etat adjoint auprès de Condoleezza Rice, après avoir été Représentant des Etats-Unis pour les négociations commerciales. Ayant quitté l’administration américaine en 2006 pour entrer chez Goldman Sachs, il sera rappelé par George W. Bush afin de remplacer le malheureux Paul Wolfowitz à la présidence de la Banque mondiale, fonction qu’il occupe toujours. Après s’être réjoui de l’essor économique de la Chine, de son insertion dans la mondialisation et des relations établies entre les deux pays, l’orateur avait souligné que le rôle joué par le super-dragon asiatique n’était en rien comparable à celui de la défunte Union soviétique : la RPC ne construisait pas un contre-système au mode de production capitaliste, ne travaillait pas à l’établissement d’une autre communauté internationale et n’était pas engagée dans un affrontement global avec les Etats-Unis. Il n’en demeure pas moins qu’un dragon crache du feu et que la Chine ne pouvait plus se contenter de poursuivre de façon égoïste et opaque ses objectifs nationaux. Pour tenir la place qui lui revient dans l’arène internationale, il lui fallait assumer ses responsabilités, c’est-à-dire se conformer aux principes et règles de la « communauté internationale », une série de domaines étant citée à ce propos, de l’ouverture véritable de son marché, du respect de la propriété intellectuelle et de sa quête effrénée de matières premières, à la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et à la guerre contre le terrorisme, en passant par la solution de problèmes internationaux, celui de la Corée du nord en particulier.
La problématique posée par Zoellick demeure et son actualité a même été avivée par la crise économique dont les grandes économies capitalistes ne parviennent toujours pas à sortir, alors que la Chine pourrait retrouver une croissance à deux chiffres. Aussi la théorie selon laquelle un G2 serait en voie de constitution est-elle prématurée, tant qu’une réponse appropriée ne sera pas donnée à la question posée par le censeur américain, laquelle ne s’adresse d’ailleurs pas seulement à la Chine. Or, cette réponse ne saurait survenir de si tôt, car elle dépend du sens donné au vocable « communauté internationale », de la définition des principes qui la fondent, d’un accord réel sur le mode de règlement des problèmes qu’elle rencontre et des différends pouvant surgir entre ses membres. Ainsi, quelle place doit-on accorder aux principes de souveraineté nationale, de non ingérence et d’égalité entre les Etats, quel contenu importe-t-il de donner aux droits de l’homme et au développement social, ou encore, à qui incombent les responsabilités premières dans les principales questions globales, la protection de l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique tout particulièrement ? Ces interrogations peuvent être très concrètes, par exemple à propos de la répartition des droits de vote au sein de ces instances internationales non démocratiques et pourtant puissantes que sont le FMI et la Banque mondiale.
Lors de sa visite à Pékin en mai dernier, et ensuite à Tôkyô, Hillary Clinton a invité ses interlocuteurs à « relever le grave défi que constitue le naufrage de la corvette sud-coréenne » et, depuis, l’administration américaine n’a eu de cesse d’insister sur l’urgence qu’il y avait pour la Chine à agir dans cette affaire comme « partie prenante de la communauté internationale ». Le président Obama y reviendra vigoureusement, parlant de « cécité volontaire » et demandant une « reconnaissance transparente des faits » lors des discussions bilatérales (bilat dans l’anglais des Etats-Unis) qu’il aura avec le président Hu Jintao, à la fin de juin, en marge du G20 de Toronto. Entre temps, le ton s’était sensiblement aigri. Après avoir adressé ses condoléances aux victimes sud-coréennes de la Cheonan, Pékin avait souhaité que l’enquête fût conduite « de manière objective et honnête », recommandant aux parties de « faire preuve de calme et de retenue », selon les termes utilisés le 28 mai par le premier ministre Wen Jiabao, à la veille de la troisième rencontre trilatérale Chine/Japon/République de Corée qui devait se tenir à Jeju, en Corée du sud. D’autres questions contribuaient à assombrir l’atmosphère : ventes d’armes américaines à Taiwan, demande de transparence concernant la programmation militaire de la RPC, poursuite des programmes d’armements et de surveillance de la Chine conduits par le Pentagone… En conséquence de quoi, le voyage à Pékin du secrétaire à la Défense Robert Gates n’a pas eu lieu, ce qui signifie que le volet militaire du dialogue sino-américain se trouve suspendu. Plus encore, les « rencontres du palace Shangri-La » qui, depuis 2002, réunissent à Singapour les ministres de la défense des pays asiatiques sous l’égide de l’Institut international d’études stratégiques (IISS), et qui se sont déroulées cette année du 4 au 6 juin, ont failli tourner à l’incident diplomatique. Le président Lee Myung Bak y tenait une place éminente, puisqu’il lui avait été accordé de prononcer le discours inaugural (keynote-speech) et que l’affaire de la Cheonan a été, de manière directe ou indirecte, inscrite à l’ordre du jour. A fleurets à peine mouchetés, Robert Gates a critiqué la Chine, l’accusant d’ « expansionnisme », notamment dans l’espace maritime dit de la « mer de Chine méridionale », et d’irresponsabilité à propos de la Corée du nord.
Un coup d’épée dans l’eau
Tout laisse accroire que la montagne a accouché d’une souris. Le Conseil de sécurité de l’ONU, saisi un mois auparavant par le gouvernement de Séoul, s’est prononcé le 9 juillet dernier sous la forme d’une déclaration de son président en exercice et selon des termes qui ont conduit le représentant de la RPDC à parler d’« une grande victoire diplomatique » pour son pays. A vrai dire, la déclaration est ambigüe qui, dans un premier temps, enregistre le communiqué de l’enquête « internationale », pour indiquer ensuite que le Conseil a « pris note des réponses données par les parties intéressées, y compris la RPDC, qui a déclaré qu’elle n’avait rien à voir dans l’incident », avant de conclure de façon sibylline – « Aussi le Conseil de sécurité condamne-t-il l’attaque qui a conduit au naufrage de la Cheonan » -, sans citer quelque nom de coupable que ce soit. Bien entendu, Washington comme Séoul estiment avoir reçu approbation, encore que des sanctions aient été prises en Corée du sud contre 25 officiers pour ivresse pendant le service et falsification de données relatives au naufrage. Il semble également que l’attitude de la Russie, dont les conseils de retenue étaient proches de ceux de Pékin, ait persuadé l’administration Obama qu’il était illusoire de chercher à obtenir une condamnation de la RPDC.
Si l’on ajoute à cela le fait qu’une rencontre vient de se tenir à Panmunjom entre Américains et Nord-Coréens, on pourrait avoir l’impression que, comme le souhaite la Chine, on a quitté la rhétorique de la « sécurité » pour privilégier la « stabilité » et que les négociations à six reprendront dans un avenir proche. Ce n’est pas certain.
Les rêves de grandeur du président Lee
En termes diplomatiques, les Etats-Unis auraient opté pour la « patience stratégique », encore que celle-ci ne paraisse pas devoir excéder le moyen, voire le court terme. L’effondrement de la RPDC est attendu depuis la disparition du camp socialiste et la dissolution de l’Union soviétique, qui ont, de fait, gravement affecté son système productif et, partant, son mode de régulation sociale. L’arrêt des fournitures d’hydrocarbures par compensation et la perte de débouchés extérieurs n’ont pas seulement provoqué une chute brutale de la production, ils ont littéralement désorganisé l’ensemble des activités, du fait notamment de la pénurie d’engrais et d’électricité. Le décès soudain de Kim Il Sung et le très long deuil national qui l’a suivi, puis une série de catastrophes météorologiques, ne pouvaient qu’aggraver la situation, au point d’aboutir à une famine meurtrière dont les conséquences se font encore sentir. Raisons pour lesquelles les accords qui avaient pu être conclus au début des années 1990 entre les deux parties de la péninsule ou entre la Corée du nord et les Etats-Unis à propos du nucléaire n’ont pas été appliqués ou leur mise en œuvre retardée, dans l’attente de la chute du régime. Elle ne s’est pas produite, mais les facteurs cités plus haut, en particulier la question de la succession, ont relancé cette espérance.
Pour l’hôte de la Maison bleue, le siège de la présidence sud-coréenne, les choses sont claires. La « sunshine policy » n’a fait qu’assurer la survie de la dynastie des Kim. Ou bien la RPDC accepte le « marchandage » (great bargain) que lui propose Lee Myung Bak – la renonciation complète aux armes nucléaires contre une aide devant permettre à la Corée du nord d’atteindre un revenu annuel par habitant de 3.000 dollars -, ou bien les relations entre les deux parties de la péninsule seront réduites, avec les conséquences économiques que l’ont peut attendre pour la RPDC. Les négociations à six qui, sous le pilotage de la Chine, associent le Nord, le Sud, les Etats-Unis, le Japon et la Russie ne servent à rien, si ce n’est au chantage de Pyongyang. Elles doivent être dépassées et l’horizon retenu doit être celui de la réunification. Certes, l’exemple de l’annexion de la République démocratique allemande par la RFA laisse entrevoir un coût énorme et, vraisemblablement, une catastrophe humanitaire de par l’afflux prévu de réfugiés de la misère. Mais, outre le fait que ce dernier risque d’affecter surtout le nord-est de la Chine, la RPDC regorge de minerais et de charbon dont l’exploitation, sous la conduite du « bulldozer », devrait financer l’opération. C’est ainsi que l’administration du jeune Bush pensait que les frais de l’invasion de l’Irak seraient couverts par les revenus pétroliers. Il n’empêche, il suffirait que le décès de Kim Jung Il et une succession bâclée surviennent pendant que le GPN est au pouvoir au Sud pour que le scénario devienne possible.
Il y a plus. Le « plan 747 » n’est qu’un élément d’une vision plus large consistant, pour la Corée du sud, a fortiori après annexion du nord, à « quitter la périphérie de l’Asie pour se placer au centre du monde ». Grâce à la puissance réelle de ses chaebol, à ses excédents commerciaux (42 milliards de dollars en 2009), à son haut niveau d’éducation, que Lee Myung Bak veut rendre plus élitiste encore, à ses investissements en R&D, sans parler de la qualité de son cinéma et de sa littérature, ni de l’audience régionale de sa culture populaire (manhwa pour manga, K-pop pour J-pop, elle doit beaucoup au voisin nippon), la Corée du sud peut offrir une alternative à une Chine intimidante et à un Japon grisonnant. Ainsi, l’Asie du sud-est est courtisée, le Vietnam tout particulièrement, l’Asie centrale également, cependant que l’Afrique apparaît comme une nouvelle zone à séduire, où la plupart des 3.000 volontaires sud-coréens du développement seront postés. Le Moyen-Orient est prospecté depuis longtemps et plus uniquement par les groupes de BTP. On se souvient sans doute du contrat de 20 milliards de dollars pour le nucléaire civil des Emirats arabes unis que remportèrent des firmes sud-coréennes, battant ainsi Areva et un consortium nippo-américain. Les contradictions et difficultés ne manquent certes pas. Séoul aussi a dû lancer une plan de 200 milliards de dollars pour refinancer ses entreprises, le won est soumis à des mouvements spéculatifs qui ont conduit le gouvernement à établir une forme de contrôle des changes et, surtout, la « marque Corée du sud » ne s’est pas encore imposée. Dans le classement international de la reconnaissance des marques (branding), le pays n’arrive en effet qu’en 33ème position, soit qu’une connotation de mauvaise qualité reste attachée à ses produits soit que l’on considère ses entreprises comme japonaises. Le chemin sera donc long.
Les ambitions économiques du président Lee doivent soutenir l’accession de son pays au statut de puissance, ou plus exactement de lieutenant fidèle des Etats-Unis dans la région et au-delà, ou dit encore autrement de pendant asiatique du Royaume-Uni. C’était le rôle que des stratégistes américains voulaient faire jouer au Japon (rapports Nye-Armitage) et qu’acceptait volontiers l’ancien premier ministre Koizumi Junichirô, mais l’opinion publique et la constitution de l’archipel n’ont cessé d’entraver ce processus. Ce n’est pas le cas à Séoul. Alors que ses deux prédécesseurs s’étaient indéniablement rapprochés de la Chine, en même temps d’ailleurs que de l’Association des nations de l’Asie du sud-est (ASEAN), Lee Myung Bak entend conclure au plus vite la création d’une zone de libre échange (KORUS-FTA) avec les Etats-Unis, qui est en souffrance depuis des années. Par ailleurs, quand bien même l’intégration militaire est un fait depuis le second lustre des années 1940, avec présence de 30.000 hommes relevant du Pentagone, le gouvernement sud-coréen veut accélérer la réforme devant permettre à ses forces armées d’intervenir sur d’autres théâtres, sous commandement américain, et de se doter des équipements pour en avoir la capacité. La marine est d’ores et déjà en expansion et une base navale devrait être édifiée dans l’île de Jeju, qui ouvre sur la mer de Chine orientale. Le budget de la défense de l’exercice 2011, qui est en préparation, devrait augmenter de 6% par rapport à l’année en cours.
La crise de la Cheonan aura de surcroît servi à revenir sur une décision prise à la demande pressante du président Roh Moo Hyun qui souhaitait mettre un terme à la manifestation la plus criante de la soumission du pays aux Etats-Unis, à savoir le fait que les forces sud-coréennes étaient placées sous commandement américain en toutes occasions. C’est ainsi que les troupes sud-coréennes qui ont perpétré un massacre de civils à Kwangju, il y a de cela trente ans exactement, n’avaient pu être déplacées sur les lieux qu’avec l’accord du commandement américain, ce qui entretient depuis une rancœur tenace dans une partie de la population. Cette tutelle a été abandonnée pour les temps de paix depuis quelques années et il avait été obtenu que des dispositions soient prises pour qu’il en aille de même en temps de guerre. Lee Myung Bak y a renoncé ou, plus exactement, a accepté d’en repousser l’exécution à 2015.
La complaisance est allée plus loin encore. Une Commission pour la vérité et la réconciliation avait été instituée en décembre 2005 par le président Roh afin de faire le jour sur les atrocités commises pendant la guerre de Corée. Il a été ainsi reconnu que l’armée et la police de Séoul avaient procédé au massacre de civils – on parle de 200.000 victimes – soupçonnés d’être communistes, au début de l’été 1950, au moment où les forces nord-coréennes progressaient rapidement vers le sud. Treize des 150 charniers présumés ont été ouverts et 2.000 cadavres exhumés. Les recherches sont désormais closes. Par ailleurs, des documents déclassifiés ont permis de faire resurgir plus de 200 incidents au cours desquels les forces américaines ont délibérément bombardé ou brûlé au napalm des groupes entiers de réfugiés au sein desquels on craignait que ne se fussent infiltrés des agents du Nord. Selon des estimations prudentes, ces meurtres auraient fait entre 60.000 et 110.000 morts. Les recherches ont été arrêtées et la Commission a cessé de facto son activité, afin de « ne pas nuire aux relations de la Corée du sud avec les Etats-Unis ».
Une alliance globale
Les autorités américaines avaient salué la démocratisation de la Corée du sud, dans laquelle elles n’étaient entrées pour pas grand chose, mais la décennie d’ouverture au Nord et de mise au clair du passé, quelque partielle cette dernière eût-elle été, tout comme la volonté exprimée de rechercher plus d’autonomie dans les relations extérieures du pays, ont conduit l’administration du jeune Bush à se comporter de façon particulièrement grossière et hostile à l’encontre de Kim Dae Jung, pourtant victime reconnue des dictatures militaires et prix Nobel de la paix, puis de Roh Moo Hyun, qui s’était illustré comme avocat des droits de l’homme et des travailleurs. Avec l’entrée de Lee Myung Bak à la Maison bleue, les Etats-Unis ont retrouvé un homme à leur convenance et ce n’est pas l’arrivée d’un nouveau locataire à la Maison Blanche qui aura changé quoi que ce soit, bien au contraire.
Un détour s’impose, le temps nécessaire pour procéder à l’analyse des rapports de deux think-tanks américains, rédigés l’un et l’autre avant l’affaire de la Cheonan. Le premier a été produit par le Center for a New American Security, fondé en février 2007 pour se consacrer aux questions de défense et qui peut être considéré comme très proche de l’administration Obama, encore qu’il compte dans ses rangs un certains nombre de républicains, une brochette de militaires et la plupart des théoriciens des « guerres irrégulières » (John Nagl, David Kilcullen, Andrew Exum, Thomas E. Ricks), qui à vrai dire se retrouvent très bien dans l’actuelle politique sécuritaire. Il avait pour fondateurs Michèle Flournoy, désormais sous-secrétaire à la défense pour la politique, ce qui signifie qu’elle élabore la politique de défense pour la décennie à venir, et, ce qui nous intéresse plus directement, Kurt M. Campbell, aujourd’hui assistant secrétaire d’Etat pour l’Asie orientale et le Pacifique, après avoir été l’un des réacteurs du rapport en question.
Au risque d’être schématique, on résumera ainsi l’analyse du CNAS. En Asie orientale, qui regroupe l’Asie du sud-est et celle du sud-est, l’ascension économique de la Chine crée une dynamique dans laquelle tous les pays se trouvent entraînés à des degrés divers, sous une forme ou une autre, mais nul n’y échappe, y compris ceux d’entre eux qui ont accédé depuis longtemps au statut de « pays industrialisés » (Japon, Corée du sud, Taiwan et Singapour). Une intégration régionale des économies est en cours, quand bien même ces pays, pris ensemble, trouvent leurs principaux débouchés en Amérique du nord et dans l’Union européenne. La relance des demandes intérieures comme réponse à la crise, notamment de la part de la Chine, devrait conforter cette tendance. Les Etats-Unis ne sont pas exclus de ce processus, leurs FTN étant fortement implantées dans la zone, mais les autorités américaines risquent de se retrouver marginalisées dans les prises de décision, puisqu’elles ne sont plus à l’initiative et qu’elles ne donnent plus le tempo. Il en va de même sur les plans politique et diplomatique. L’ASEAN est parvenue, pour une série de raisons qu’il serait trop long de reprendre ici, à se constituer comme un moyeu dont des rayons le relient à la Chine, la Corée du sud et le Japon (ASEAN+3), ainsi qu’à l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande (ASEAN+6). Certes, le dispositif d’alliances, de pactes, de bases militaires et d’instruments de puissance que les Etats-Unis ont structuré à travers le monde reste intact, mais la sur-extension (overstretch) des moyens et des hommes à travers la planète, la focalisation excessive sur la « longue guerre contre le terrorisme », l’enlisement dans des conflits incertains, le coût même des dépenses militaires, font qu’il est de plus en plus difficile de maintenir cette suprématie américaine en Asie orientale, alors que la Chine poursuit la modernisation de ses forces armées, de ses équipements et de ses positions. Non qu’elle tente de créer autour d’elle un camp adverse – elle n’est pas l’Union soviétique et rien n’indique qu’elle trouverait des volontaires -, mais par le soft power de son économie, de sa diplomatie, de sa culture et de son modèle de développement, elle pourrait être en mesure d’attirer les pays de la région, de renforcer les velléités d’autonomie de certains des alliés, de neutraliser le hard power des Etats-Unis, ou pour le moins de réduire ses options.
Les choses étant ce qu’elles sont, et sans renoncer en quoi que ce soit à leur propre soft power, c’est surtout à travers l’instrument sécuritaire que les Etats-Unis peuvent espérer enrayer le processus et reprendre la main dans cette région du monde. Cela implique de revoir les alliances. Rappelons le, il n’y avait pas eu de pendant asiatique des systèmes d’alliances antagoniques qui ont figé la situation en Europe durant toute la « guerre froide ». Le jeu a été plus fluide dans un continent engagé dans sa libération du joug colonial, plus complexe dans l’espace, plus variable dans le temps, et nettement dissymétrique, les Etats-Unis étant seuls parvenus à tissé un réseau d’alliances bilatérales. A la ressemblance des relations établies par l’ASEAN, mais avec un contenu militaire, les Etats-Unis constituaient le moyeu ou hub et leurs affidés (Japon, Taiwan, Corée du sud, Philippines et Thaïlande) leur étaient reliés par les rayons (spokes) des alliances. En dépit des tentatives – OTASE, rêve d’une organisation du traité de l’Asie du Nord-est -, il n’a jamais été possible de regrouper ces pièces en un ensemble coordonné, exception faite de l’ANZUS qui associe l’Australie et la Nouvelle-Zélande aux EU mais couvre essentiellement le Pacifique-Sud. Entre autres raisons, il s’était révélé vain de tenter d’intégrer le Japon, et du fait des résistances de sa population et du fait des souvenirs que ses méfaits passés avaient laissé dans les mémoires, cependant que plusieurs Etats importants (Inde, Indonésie, Birmanie, Cambodge) avaient opté, plus ou moins durablement, pour le non-alignement. Par la suite, la rupture sino-soviétique, puis l’implosion de l’URSS, ont rendu ces tentatives inutiles. Dans les faits, la coordination se fait par le PACOM, le commandement américain pour le Pacifique. Les alliés restent en quelque sorte passifs, leur rôle demeure géographiquement circonscrit et les relations existant entre eux n’ont pas de dimension militaire.
Ce que le CNAS propose est, sinon la reprise de ces projets, du moins de parvenir à une coordination quasi institutionnelle des alliances bilatérales en Asie du nord-est, ET en s’appuyant prioritairement sur la Corée du sud, qui n’est pas contrainte pas des interdits constitutionnels et qui apparaît désormais comme beaucoup plus fiable que le Japon. On ne partirait pas de zéro, puisque les plans d’opérations visant la péninsule coréenne impliquent nécessairement la participation des forces américaines basées dans l’archipel, et puisque les gouvernements successifs du Japon ont reconnu in petto que la sécurité de leur pays passait par celle de la Corée du sud. Tous deux se fournissant aux Etats-Unis, il y a de surcroît interopérabilité des matériels, cependant que des exercices associent désormais, selon des formats divers, les armées des trois pays. Ces éléments restent toutefois en filigrane ou entrent dans un ensemble bien plus large qui les noie en quelque sorte. Ainsi des exercices RIMPAC, les plus importants exercices navals au monde.
Le CNAS fait une série de recommandations afin que le dispositif américain dans la péninsule soit revu, le format et la posture des forces sud-coréennes transformés pour dépasser le seul théâtre local et servir dans un cadre régional, voire au-delà, sur le modèle de ce que fait l’Australie. Ici aussi, on ne part pas de zéro, puisque le repositionnement du réseau des bases américaines en Corée du sud est engagé depuis l’époque où Donald Rumsfeld était secrétaire à la Défense. Mieux, selon le CNAS, la relation EU/Corée du sud doit être rehaussée, élargie et amplifiée, pour devenir globale : sécurité des mers, lutte contre la piraterie aux approches de la Somalie, terrorisme, armes de destruction massive, aide au développement, coopération pour le nucléaire civil et, décision prioritaire, la signature de l’accord de libre-échange. Il y a donc, sur tous ces points, accord total avec les ambitions du président Lee Myung Bak.
Pour dire vrai, le think-tank n’a fait que théoriser et justifier ce que l’administration Obama est en train d’accomplir. A la suite de la visite effectuée par Lee Myung Bak à Washington le 16 juin 2009, un document intitulé « Vision conjointe pour l’alliance des Etats-Unis d’Amérique et de la République de Corée » avait été adopté, qui envisage de faire de la relation bilatérale un « partenariat global ». Depuis, alors qu’il se montrait méprisant à l’égard du premier ministre japonais Hatoyama Yukio, le président Obama a multiplié les égards envers son homologue sud-coréen : Séoul accueillera le sommet du G20 en novembre prochain et, en 2012, la deuxième conférence sur la sécurité nucléaire, à laquelle la Maison Blanche tient tant. Enfin, Barack Hussein Obama a pris l’engagement de faire adopter l’accord de libre-échange, ce en quoi il s’est sans doute beaucoup avancé.
La question coréenne
Le deuxième rapport provient du Center for Foreign Relations, ce qui se fait de plus auguste et de plus prestigieux aux Etats-Unis en matière dethink-tank. Comme son titre l’indique, le document s’attache essentiellement à la solution de ce que l’on appelle communément la « question coréenne » en la réduisant à celle du nucléaire nord-coréen. L’objectif premier est d’éviter toute prolifération, qu’elle soit horizontale, c’est-à-dire en direction d’autres pays, ou qu’elle soit verticale, développement de missiles balistiques à longue portée et nouveaux essais nucléaires. A ces fins, les Etats-Unis devront avertir Pyongyang que tout transfert de matériels nucléaires entraînerait une réplique immédiate, veiller à l’application stricte et universelle de la résolution 1874 afin de contrôler les exportations nord-coréennes, négocier avec la RPDC un moratoire permanent sur ses essais de missiles. Au-delà de la non-prolifération, une stratégie devra être mise en œuvre avec pour but la dénucléarisation totale et vérifiée dans les cinq ans à venir, stratégie dont le préalable est une cohésion totale entre les EU, le Japon et la Corée du sud. L’élection de Lee Myung Bak la rend possible. La même cohésion politique permettra de se préparer à l’effondrement de la RPDC, dont les Etats-Unis débattront ensuite avec la Chine, avant que d’élargir cette discussion en une concertation à trois incluant la Corée du sud. Parallèlement, Washington poursuivra sa promotion des droits de l’homme en RPDC à travers les pressions exercées par certaines ONG et en informant les habitants de ce pays des réalités du monde extérieur.
Ces recommandations appellent quelques remarques. En premier lieu, elles visent à souder le trio EU/Japon/Corée du sud afin de peser sur les discussions à six, ou même de les contourner. Tout dialogue avec la RPDC ne peut porter que sur son abandon de l’arme nucléaire et de ses moyens balistiques, la seule « carotte » promise étant l’ouverture d’un bureau de liaison américain à Pyongyang, ce qui est envisagé depuis des lustres et est insuffisant pour la RPDC. Il y a bien ici accord de fond avec le « grand bargain » présenté par Séoul.
Deuxièmement, aucun compte n’est tenu des positions de la RPDC et, à la lecture du document, cette rigidité paraît avoir pour principal but de contribuer à l’effondrement du Nord. On conviendra que négocier avec la RPDC ne doit pas être chose aisée et qu’il y a à redire à propos du régime, du système et de la situation prévalant dans ce pays. Toutefois, la « question coréenne » ne se réduit pas à celle du nucléaire, elle porteprimo sur la division de la péninsule, imposée historiquement de l’extérieur, et secundo sur l’encerclement de la RPDC ou le sentiment que celle-ci peut avoir d’être menacée. C’est en fonction de ces deux paramètres que la Corée du nord a formulé une série de principes et de propositions, connus et constants. S’agissant de sa sécurité et de la paix dans la péninsule, un accord doit être trouvé avec les Etats-Unis, d’où vient indéniablement la menace principale. L’arme nucléaire et le développement des vecteurs participent de la stratégie du porc épic qui permet à Pyongyang de se faire entendre. L’abandon de la première et la réduction des seconds sont monnayables et passent par la signature d’un traité de paix mettant officiellement fin à la guerre de 1950-1953, garantissant la sécurité de la RPDC et débouchant sur la réduction des armements dans la péninsule. Quant à la division du pays, elle ne peut être surmontée que par les gouvernements et les peuples des deux Etats, sans ingérence de qui que ce soit. Plusieurs accords ont été conclus dans un passé plus ou moins lointain, qu’il s’agisse de ceux portant sur le nucléaire (Accord cadre de 1994, conclusions des discussions à six) ou qu’il s’agisse des relations intra-coréennes (déclarations de 1972 et 1991, déclaration commune du 15 juin 2000 et déclaration de paix du 4 octobre 2007). L’objectif devrait être de les appliquer et on ne peut expliquer le refus des gouvernements successifs des Etats-Unis d’envisager, même un seul instant, la signature d’un traité de paix en bonne et due forme que par la recherche, ou l’attente ou l’espoir de l’effondrement du Nord. En d’autres termes, ce qui prévaut, c’est la problématique du « changement de régime » (regime change).
Troisième élément, la Chine et la Russie n’auraient pour rôle que d’avaliser les décisions du trio EU/Japon/République de Corée, ce qui reviendrait à renoncer au cadre des discussions à six dont elles sont parties ou à vider celui-ci de son sens. Plus fondamentalement, une même apparente incompréhension entoure l’attitude de la Chine dont les Etats-Unis attendent seulement qu’elle fasse pression sur la RPDC et l’amène à résipiscence. Outre le voisinage géographique, le très long cousinage historique et la fraternité d’armes établie entre communistes chinois et coréens pendant la guerre antijaponaise de libération, puis pendant la guerre de 1950-1953, outre le fait également qu’il existe une importante minorité coréenne dans le nord-est de la Chine, toutes choses conduisant Pékin à se montrer attentive et compréhensive à l’égard de Pyongyang, pourquoi ne peut-on admettre que les positions de celle-ci sont susceptibles de recueillir l’assentiment de celle-là ? Parce que son régime est intolérable, parce que ses dirigeants sont paranoïaques ou parce qu’elle est un « chien sans collier », la RPDC ne peut qu’avoir tort. En se montrant clémente à son égard et en lui apportant une aide économique et alimentaire, la Chine est suspecte et les plus hostiles à son encontre de relier ce comportement aux relations établies par la RPC avec le Soudan, l’Iran, la Birmanie et les autres « avant-postes de la tyrannie » que dénonçait naguère Condoleezza Rice. En d’autres termes, et on en revient à la problématique de Zoellick, la Chine ne se comporte pas en stakeholderde la communauté internationale, fondamentalement parce que son régime est dictatorial. Chose encore plus étonnante, les considérations géopolitiques dont les stratèges américains se servent, et non sans raisons, semblent être refusées à leurs homologues chinois. Or, la péninsule coréenne est bien le pivot stratégique de l’Asie du nord-est parce qu’elle forme un pont entre le continent et l’archipel japonais et qu’elle constitue un verrou entre la mer dite du Japon et la mer dite de Chine orientale. C’est bien la raison pour laquelle elle fut un enjeu crucial à la charnière des XIXème et XXème siècles et c’est bien pour cela que le président Roh Moo Yun voulait, a contrario, la transformer en plate-forme de communications et en plaque tournante des relations économiques et culturelles dans cette partie du monde. Se préparer par exemple à une réunification par annexion du Nord, sans s’interroger sur la permanence d’une présence militaire américaine dans la péninsule, voire sur les raisons d’être du dispositif militaire américain existant au Japon, ne paraît guère acceptable par la Chine. Pourtant, aucune référence n’y est faite dans l’un et l’autre des rapports et leurs recommandations vont à l’opposé. Aussi est-on en droit de se demander si la « question du nucléaire nord-coréen » ne sert pas surtout de prétexte pour poursuivre une forme d’ « endiguement » (containment) de la Chine dans cette région du monde et, comme indiqué plus haut, pour ternir sa respectabilité internationale. Le concept d’ « endiguement » n’a pas disparu, encore que sa formulation tende à s’actualiser en hedging, ce qui signifie se préparer aux risques futurs, à la manière des hedge-funds censés prémunir les investisseurs contre les risques financiers de toutes sortes. Pendant ce temps, la RPC continue d’apporter une aide économique et alimentaire à la RPDC, tandis que ses entreprises y investissent et y acquièrent des positions. Dernier exemple en date, les agences de presse ont fait état de la prise à bail pour une dizaine d’années de deux quais dans le port de Rajin, qui ouvre sur la mer du Japon et où une zone franche devait voir le jour, l’un par la Chine et l’autre par la Russie, cependant que les infrastructures de liaison de ce site avec les frontières des deux voisins sont en voie de modernisation.
Le recours aux canonnières
Washington et Séoul ont clairement vu dans le naufrage de la Cheonanl’occasion de placer la Chine en difficulté et de faire avancer leurs thèses à propos de la « question coréenne ». A cette fin, les deux capitales n’ont pas ménagé leurs efforts et se sont beaucoup avancées, pour se retrouver prises à contre-pied par la déclaration du Conseil de sécurité du 9 juillet. Un dilemme se pose désormais à elles : revenir aux discussions à six, comme Pyongyang et Pékin le souhaitent, mais avec le risque de tourner en rond dès lors que l’articulation entre la renonciation au nucléaire par la RPDC et les assurances à donner à sa sécurité ne sera pas recherchée.
Pis, les Etats-Unis et de la Corée du sud n’ont pas borné leur action au champ diplomatique et ont voulu lui donner une dimension militaire en prévenant, dès le 27 mai, qu’ils organiseraient une série d’une dizaine d’exercices, en commençant par de grandes manœuvres conjointes devant se dérouler au cours du mois de juin en mer Jaune, c’est-à-dire dans l’espace maritime s’étendant entre les côtes occidentales de la péninsule et celles de la Chine. La participation du porte-avions nucléaire George Washington dont, depuis septembre 2008, le port d’attache est Yokosuka, au Japon, a été annoncée, en compagnie de son groupe de combat (task-force). Le bâtiment est de la classe Nimitz, il déplace 88.000 tonnes, emporte entre 78 et 90 aéronefs, compte 3.200 personnels marins et 2.480 personnels marins, et est l’un des 11 porte-avions géants de l’US Navy. Les autorités, les médias et, plus encore, les internautes chinois ont critiqué ce qu’ils considéraient être une provocation, exprimé leur profonde inquiétude et, pour ces derniers, leur très virulente indignation. Des hésitations se sont alors fait jour, que la déclaration du Conseil de sécurité a accentuées. Les dates des manœuvres ont été reculées, on a annoncé qu’elles se dérouleraient au sud de la péninsule, puis à l’est de celle-ci, dans la « mer du Japon », ce qui a d’ailleurs mécontenté Séoul qui, comme Pyongyang, utilise la dénomination de « mer orientale ». Les secrétaires d’Etat et à la défense, Hillary Rodham Clinton et Robert Michael Gates, se sont rendus dans la capitale sud-coréenne pour commémorer le 50ème anniversaire du déclenchement officiel de la guerre de Corée, visiter la ligne de démarcation, s’entretenir le 21 juillet avec leurs homologues Yu Myung Hwan et Kim Tae Young (« entretiens 2+2 »), rédiger une déclaration conjointe qui ne dit pas un mot des discussions à six et confirmer les manœuvres. Sous le nom de code « Esprit invincible » (Invincible Spirit), elles auront lieu fin juillet-début août, pour être relayées par les exercices Ulchi Freedom, à la fois en mer de l’Est, où se cantonneront le George Washington et quatre destroyers, un groupe moins imposant se déployant en mer de l’Ouest. Elles auront une dimension de guerre anti sous-marine et quatre appareils F22 Raptor, le dernier cri des avions de combat américains, y participeront. Des voix se sont immédiatement levées aux Etats-Unis pour parler de reculade et craindre qu’elle n’annonce une progressive contraction de la présence américaine en Asie orientale. S’étant rendue ensuite à Hanoi pour le Forum de l’ASEAN, auquel participe la RPDC, Hillary Clinton devait à nouveau évoquer le naufrage de la Cheonan et le péril pour la paix mondiale que représenterait la Corée du nord, mais a rencontré là-bas des interlocuteurs aussi circonspects que la majorité des membres du Conseil de sécurité.
Sortir de l’impasse
Les Etats-Unis et la Corée du sud se trouvent confrontés aux conséquences inattendues de leurs initiatives tactiques et à leurs propres contradictions. De ces dernières, on n’évoquera que les aspects économiques et politiques. N’ayant véritablement démarré qu’au début des années 1990, les relations entre la République de Corée et la Chine ont connu un essor impressionnant. La valeur des échanges a été multipliée de plus de 30 fois entre 2002 et 2008, pour représenter 7,2% de l’ensemble des échanges de la RPC et 22,1% de ceux de la Corée du sud. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de cette dernière et une destination privilégiée de ses investissements à l’étranger. Près de 600.000 Chinois, appartenant pour la plupart à la minorité coréenne, vivent au sud du 38ème parallèle, et à peu près autant de Sud-Coréens résident en RPC. Un partenariat stratégique de coopération a été lancé en 2008 et les rencontres entre experts et dirigeants, jusqu’au plus haut sommet, sont multiples et variées, qui portent également sur les sciences et techniques ou la culture. Les occasions sont nombreuses de poursuivre le dialogue dans d’autres cadres, qu’il s’agisse des rencontres trilatérales Chine/Japon/Corée du sud, des sessions de l’ONU, du G20 ou de l’ASEAN+3. Il en va bien entendu de même entre la Chine et les Etats-Unis, les deux pays ayant décidé de rehausser leur « dialogue économique », initié en 2006 du temps de l’administration du jeune Bush, en un « dialogue stratégique et économique » (S&E-D), dont l’inauguration en grande pompe a été célébrée le 1er mars 2010. Lors de son voyage officiel à Pékin en novembre dernier, le président Obama avait justement remarqué que le sort du monde ne saurait être décidé entre les EU et la RPC, mais qu’aucun des grands problèmes de notre temps ne peut être résolu sans leur participation et leur coopération. L’on sait aussi l’interdépendance commerciale et financière existant désormais entre les deux économies, point qu’il sera inutile de développer ici.
Ces deux relations bilatérales ne vont pas sans déséquilibres, désaccords et différends, mais le mouvement paraît irréversible, à moins de penser que l’histoire se répétant, on se retrouvera un jour prochain dans la situation de l’Europe au dernier tiers du XIXème siècle, avec l’émergence de la puissance allemande et les conflits qui lui ont été associés à partir de la guerre franco-prussienne. C’est là une question majeure, mais qui peut être traitée différemment, ne serait-ce que parce qu’un système international existe désormais, avec ses principes et ses procédures. Aussi ne peut-on pas s’empêcher de penser, dans le cas qui nous occupe, qu’à vouloir faire de la « question coréenne » l’étalon des relations internationales, et pire encore, l’occasion d’un bras de fer, les Etats-Unis aiguisent le différend existant sur ce point avec la Chine et en étendent les effets. Deux aspects peuvent être évoqués à ce propos. Parce qu’elles ont lieu dans des eaux proches de la Chine, alors que la réciproque serait considérée comme une grave atteinte à la paix mondiale, et parce que les raisons ne manquent déjà pas de justifier le renforcement de la marine de la RPC – question de Taiwan, sécurité des axes maritimes dont dépend en partie l’économie chinoise, « dilemme de Malacca » -, les grandes manœuvres navales autour de la péninsule ne peuvent qu’inciter Pékin à forcer le pas, ce que justement les stratèges américains affirment vouloir éviter. Le deuxième aspect concerne le « dilemme de Malacca », qui affecte également le Japon et la Corée du sud et que l’on peut formuler ainsi : la « méditerranée asiatique », à savoir les espaces maritimes si fréquentés s’étendant entre le continent et le collier d’archipels qui les ferme à l’est et au sud, n’a de passage vers l’océan Indien, donc les ressources du Moyen-Orient et de l’Afrique, sans parler des relations avec l’Asie méridionale et avec l’Europe, que par le détroit de Malacca dont le contrôle hostile par une puissance tierce aurait des conséquences immenses. Ce dilemme sous-tend les différends et tensions apparus entre Etats riverains à propos des archipels de ce que l’on appelle, à tort, la « mer de Chine méridionale ». S’immiscer dans la question, comme tendent à le faire les Etats-Unis pour condamner la Chine, peut apparaître habile et Hillary Clinton lors de son passage à Hanoi, le 22 juillet dernier, pour le Forum de l’ASEAN, n’a pas manquer d’insister lourdement, avec plus de succès il faut le reconnaître qu’à propos de la Cheonan. Elle a ainsi pu présenter son pays comme le garant du code de bonne conduite conclu en 2002 par l’ASEAN et la Chine, code que cette dernière enfreindrait en permanence.
Les rêves de grandeur du président Lee Myung Bak n’entrent pas seulement en contradiction manifeste avec le niveau et la densité des relations établies désormais entre la Corée du sud et la Chine. Dans son fond, la « question coréenne » est celle, irrésolue à ce jour, de la place de ce pays, modeste par ses dimensions mais non sans dignité ni sans vertus, dans le monde contemporain. La cause la plus souvent retenue pour expliquer la persistance de la question aurait été le refus de la « modernité » au moment où les Occidentaux et les Japonais se mirent à s’intéresser à la péninsule. En conséquence de quoi, la péninsule finit par tomber sous la domination de l’archipel et, à la fin de la deuxième guerre mondiale, se retrouva divisée contre son gré. On pourrait plutôt privilégier les antagonismes internes de la société coréenne de l’époque et les divisions entre factions prochinoise, prorusse et pro-japonaise, comme si le salut national passait alors par le choix d’un protecteur. Or, la grande stratégie de Lee Myung Bak revient à aviver les contradictions entre le Sud et le Nord, et à ne chercher une place sous le soleil qu’à l’ombre de la puissance américaine. Bien plus pertinente était la « sunshine policy », qui reste en fait la seule susceptible de surmonter les suspicions et les meurtrissures du passé, de faire se retrouver les deux populations, de dépasser la division de la nation et de permettre à la Corée de tenir une place de choix dans le concert des peuples. Si on veut bien également tenir compte de l’autoritarisme de Lee Myung Bak, du zèle presbytérien dont il fait montre et des affaires qui le ternissent, nul ne peut certifier que l’autorité politique du GPN, par ailleurs divisé, bénéficiera de ces rodomontades. Au contraire, il se pourrait bien que les résultats des élections municipales et régionales trouvent un prolongement et des confirmations lors des futures consultations.
A considérer que ce qui doit prévaloir, c’est « sauver la face », on se risque, comme le dit l’expression populaire, à aller droit dans le mur. Hillary Clinton a annoncé de nouvelles sanctions contre la RPDC portant sur les transactions financières, selon le modèle de celles prises naguère par l’administration Bush, et alors que la Corée du nord est déjà le pays le plus sanctionné au monde. A suivre la presse sud-coréenne (« Chosun Ilbo » du 18 mars 2010), Kurt Campbell aurait dit le 3 février dernier, lors d’une rencontre à huis-clos tenue à Séoul, que selon toutes les indications médicales – un expert avait fait partie de la suite de Bill Clinton lors de la visite surprise que l’ancien président avait effectuée à Pyongyang, le 4 août 2009 -, Kim Jong Il n’aurait plus que trois ans à vivre et qu’il fallait s’y préparer. La question est de savoir dans quelle attention. Si, comme les développements des derniers mois le laissent entendre, l’administration Obama fait le pari de l’effondrement de la République Populaire démocratique de Corée pour exploiter l’occasion, elle joue avec le feu et pourrait s’y brûler.
Les sources citées sont accessibles sur l’Internet. Les sites consacrés à la Corée ont été consultés, parmi lesquels ceux de l’Association d’amitié France-Corée et du Nautilus Institute. Le quotidien en ligne « Asia Times online », dont l’éventail des contributeurs est large, et l’ « Asia-Pacific Journal » offrent des informations et des analyses précieuses.
PS : Cette note était achevée le 20 juillet. Depuis, la presse sud-coréenne a donné des indications à propos des conclusions de l’enquête russe, qui viennent infirmer sur plusieurs points importants la thèse officielle. Naviguant dans des eaux peu profondes, la corvette aurait heurté le fond. Plusieurs pales de ses deux hélices se seraient prises à des filets, ce qui les a endommagées, rendant ainsi difficile le contrôle du bâtiment qui aurait alors touché l’antenne d’une mine. Il y a donc bien eu une explosion extérieure, mais celle-ci n’a pas été l’œuvre d’une torpille. Les pièces qui ont été repêchées sont peut-être d’origine nord-coréenne, mais leur apparence laisse penser qu’elles étaient immergées depuis au moins six mois. En tout état de cause, l’inscription au feutre bleu est incorrecte. Cela n’a évidemment pas empêché les manœuvres conjointes de se dérouler, pour être immédiatement relayées par des exercices de guerre anti sous-marine conduit par la flotte sud-coréenne dans la zone précise où la Cheonan a coulé, c’est-à-dire à proximité immédiate des côtes nord-coréennes. Ont débuté ensuite les exercices conjoints Ulchi Freedom Guardian avec la participation de 56.000 Coréens du sud, de 30.000 Américains et du George Washington qui devrait, cette fois-ci, entrer dans les eaux de la mer Jaune. Entre temps, il s’était rendu au large de Danang afin de célébrer le 15ème anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre les Etats-Unis et le Vietnam. Il y a été rejoint par le destroyer John McCain(classe Arleigh Burke), dont le port d’attache est également Yokosuka au Japon. Ce bâtiment a été ainsi baptisé en l’honneur du grand-père et du père de l’actuel sénateur de l’Arizona. Tous deux ont été amiraux. Le second a même commandé le PACOM pendant la guerre américaine en Indochine et, à ce titre, avait la responsabilité suprême des bombardements dont celle-ci a été l’objet pendant tant d’années. Ce jeu peut durer un certain temps, avec pour seul effet de compliquer encore les choses.