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Le Japon dans la zone des ténèbres

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Parmi les proverbes japonais, il en est un souvent utilisé pour rappeler les incertitudes du monde politique, proverbe qui se dit issun saki wa yami et peut se traduire par « un pouce en avant et commencent les ténèbres ». L’Archipel vient d’entrer dans cette zone, comme par effraction, au terme d’élections anticipées et conduites dans une confusion extrême. Bien qu’aucun mandat clair n’ait été donné, et pour cause, la victoire écrasante qu’ont remportée le Parti libéral-démocrate et son allié du Kômeitô risque d’entraîner le pays dans une dérive dangereuse, pour ce dernier et pour l’ensemble de la région.

Des sièges et des suffrages

Au premier abord, rien que de très banal : l’alliance progresse d’environ deux points de pourcentage et devance largement son concurrent direct, ce qui lui permet de remporter 325 sièges, soit plus des deux tiers. Les gains sont considérables, puisque le PLD passe de 119 à 294 députés et son allié de 21 à 31, alors que le Parti Démocrate (PDJ), qui était aux affaires, s’effondre en ne retrouvant que 57 des 308 sièges obtenus lors de la consultation précédente. La gauche, quant à elle, est réduite à la portion congrue : le Parti social-démocrate n’obtient que deux de ses huit sièges, cependant que le Parti communiste japonais se maintient en pourcentage, mais perd un siège sur les neuf qu’il détenait. Trois autres formations se partagent le reste : le Parti de tous (Minna-no tô), qui progresse de 8 à 18 sièges, et deux nouveaux venus, l’Association pour la refondation du Japon (Nippon ishin-no kai) et le Parti de l’avenir (Mirai-no tô), avec respectivement 54 et 9 députés, à quoi s’ajoutent le Nouveau parti du peuple (Kokumin shintô) et le Nouveau parti de la grande terre (Shintô Daichi), qui ne se présente qu’en Hokkaidô, avec un élu chacun. Deux conservateurs non inscrits complètent le tableau. L’alliance contrôlera ainsi toutes les commissions de la chambre des Représentants et pourra légiférer en dépit des possibles réticences de la haute assemblée ou chambre des Conseillers. Les urnes auraient donc tranché. Encore reste-t-il à comprendre pourquoi et comment de tels basculements se produisent, du triomphe de l’alliance PLD-Kômeitô, le 11 septembre 2005, à sa déroute du 30 août 2009, puis à sa retentissante victoire du 16 décembre 2012.

L’explication technique se trouve d’abord dans le système électoral, qui a été réformé en 1994 avec l’abandon du vote uninominal de circonscription moyenne à un seul tour et sans transfert de voix, pour un système mixte mais déséquilibré. Aujourd’hui, les citoyens disposent de deux bulletins, l’un pour élire un candidat dans des circonscriptions à un seul siège, l’autre pour choisir une des listes présentées par les formations politiques dans 11 blocs électoraux que l’on pourrait assimiler à des régions. 300 sièges sont pourvus selon le premier mode, de façon uninominale, à un seul tour, sans transfert de voix possible, et les 180 sièges restants le sont à la proportionnelle. Ce système soulève deux problèmes. D’une part, et comme l’a souligné en pure perte la Cour Suprême, des disparités existent entre les circonscriptions, certaines étant deux fois moins peuplées que d’autres, ce qui contrevient au principe constitutionnel d’égalité des droits politiques. On s’attend à ce que les résultats d’une soixantaine de sièges fassent l’objet de recours devant les tribunaux. D’autre part et davantage sans doute, le scrutin de circonscription à un tour amplifie de manière excessive le moindre glissement de l’opinion et tend à fausser la donne. Un parti peut en effet remporter une consultation tout en recueillant moins de voix que son principal concurrent, ce qui se démontre mathématiquement et a été confirmé dans les pays, tel le Royaume-Uni, où prévaut ce mode de scrutin. De plus, des notables bien fieffés peuvent l’emporter sans avoir la moindre audience nationale et, à l’inverse, des formations créées autour d’une personnalité dite charismatique, mais sans programme digne de ce nom, obtenir des succès nationaux aussi surprenants que fugaces.

Deux autres données ont aggravé ces distorsions structurelles. Avec 59,32% des inscrits, la participation est la plus faible jamais enregistrée depuis la deuxième guerre mondiale. Elle avait atteint 67,51% en 2005 et 69,28% en 2009, ce qui autorisait alors le Parti démocrate à se dire porté par une vague populaire. Sa récente débâcle est à la hauteur de la déception qu’il a suscitée et les résultats s’analysent d’abord comme une sanction sévère à son encontre, que scelle la défaite de neuf ministres. Une analyse plus fine confirme que de nombreux abstentionnistes se recrutent parmi des électeurs déçus, voire outragés, du PDJ. De son côté, l’alliance avait conservé ses soutiens traditionnels. Dans le cas du Kômeitô, il s’agit de la Sôka Gakkai, organisation cultuelle et sociopolitique d’un courant de l’une des écoles du bouddhisme japonais, tandis que le PLD dispose d’un électorat rendu captif par des rapports clientélistes entretenus depuis des décennies. Cela a été manifestement le cas dans les préfectures ou départements du « Japon de l’envers » (ura Nihon), plus rural, plus vieillissant encore que le reste du pays, plus directement dépendant des commandes et des travaux publics que ne peut l’être l’omote Nihonou « Japon de l’endroit », autrement dit la mégalopole du Pacifique. Le PLD rafle ainsi tous les sièges de circonscription dans les départements tournés vers la mer dite du Japon -Aomori, Akita, Yamagata, Niigata, Toyama, Ishikawa, Fukui, Tottori, Shimane, Yamaguchi-, ainsi que 12 des 13 sièges de l’île de Shikoku et tous ceux, à trois exceptions près, qui étaient à pourvoir dans le Kyûshû. Quand un scrutin est marqué par une très forte abstention, le ou les partis qui parviennent à mobiliser leurs bases ont un avantage automatique. Le scrutin du 16 décembre le confirme d’autant mieux que l’alliance ne se faisait pas concurrence dans les circonscriptions, alors que l’opposition y est allée en ordre dispersé. On ne peut cependant parler d’un mouvement de l’opinion, à la différence de 2009, puisque l’abstention est très forte, que le Kômeitô ne continue à se présenter que dans les quelques circonscriptions gagnables avec l’appui de son allié et que le PLD perd 1,6 million de voix dans le scrutin uninominal et 2,19 millions à la proportionnelle, où il ne recueille au total que 27,79% des suffrages. Si on leur ajoute les 11,9% obtenus par le Kômeitô, le total n’atteint pas 40%. Toutes les enquêtes d’opinion, ainsi que les sondages à la sortie des urnes, confirment que le PLD a simplement gagné par défaut : en pourcentage des inscrits, il ne recueille que 24,67% dans les circonscriptions et 15,99% à la proportionnelle. Comme le reconnaît le quotidien de droite Yomiuri : « Le PLD n’est pas en position de pouvoir se vanter ».

De l’alternative à l’alternance

Un deuxième facteur est venu s’entremêler au premier, pour en aggraver les méfaits et révéler ce qui est le fond de la question, à savoir l’épuisement du système politique japonais. L’instabilité ne réside pas seulement dans les renversements brutaux de majorité, elle marque également la vie politique elle-même, aucun des grands partis n’ayant trouvé son équilibre, leurs déchirements donnant naissance à des formations éphémères ou construites autour d’une personnalité, tandis que des politiciens vulgaires en tirent profit et que la gauche paraît inaudible.

L’Archipel connaît un multipartisme de principe depuis l’instauration de la démocratie parlementaire en 1946, mais a été régi pendant plusieurs décennies par ce que les politologues ont appelé le système « un parti et demi ». Établi en 1955, à la suite de la réunification temporaire du Parti socialiste et de l’unification des formations conservatrices au sein du Parti Libéral-Démocrate, il se caractérisait par l’hégémonie du second et par le quasi monopole de l’opposition par le premier. Ces deux formations offraient les termes d’une alternative, au sens où le PSJ défendait résolument la constitution et notamment son article 9 par lequel le Japon renonce à la guerre comme mode de règlement des différends internationaux et à toute force armée, s’opposait pour cette raison au traité militaire avec les États-Unis, était partisan d’une forme de neutralisme positif, bénéficiait du soutien de la principale confédération syndicale et se réclamait d’une des deux principales écoles japonaises du marxisme. Toutefois, dans le contexte de l’époque, marqué par l’influence encore forte des notables conservateurs, par la guerre froide et la poursuite d’un modèle de développement dirigé, qui devait faire ses preuves, le Parti socialiste ne pouvait envisager un seul instant d’accéder un jour aux affaires, quand bien même il parvenait à freiner les dérives du pouvoir et à promouvoir les revendications des salariés.

Ce système a évolué sous l’effet de deux phénomènes. D’une part, le PSJ a perdu le monopole de l’opposition, suite à la scission de son aile droite qui alla former le Parti démocrate-socialiste, à l’apparition du Kômeitô qui, à l’origine, se présentait comme une formation centriste attachée à défendre les sans voix, c’est-à-dire ceux qui n’avaient pas de représentation syndicale, et à la reconstruction du Parti communiste après les « purges rouges » infligées par l’occupant américain. On a pu penser, à la charnière des années 1960 et 1970, que quelque chose de nouveau se construisait dans les préfectures et les municipalités où des exécutifs progressistes étaient élus pour entreprendre une autre politique de la ville, combattre la dramatique pollution qui sévissait alors et adopter une série de mesures sociales. Derrière cette expérience, qui se diffusait dans la mégalopole du Pacifique, se profilait la perspective d’une union de la gauche. Elle ne se réalisa pas. Les turbulences économiques de la décennie 1970 finirent en effet par brider les revendications syndicales et par désorienter le mouvement citoyen, que le PLD parvenait d’ailleurs à circonvenir en reprenant certaines de ses revendications en matière de sauvegarde de l’environnement, d’urbanisme et de protection sociale. Par ailleurs, tiraillé entre l’union de la gauche et l’alliance au centre avec le PDSJ et le Kômeitô, c’est vers celle-ci que le PSJ finit par glisser, entraîné dans cette direction par l’impuissance croissante du mouvement syndical. De plus, l’une des caractéristiques structurelles du système politique japonais, qui s’est depuis accentuée, résidait dans la faiblesse de ses organisations partisanes, exception faite du PCJ, le seul à s’appuyer sur un corps de militants et d’élus, sans le moindre financement extérieur, alors que les autres se reposaient sur des clientèles structurées et l’argent du grand capital (PLD), sur des confédérations syndicales dont elles recevaient les fonds et les électeurs (PSJ avec la confédération Sôhyô, PDSJ avec la Dômei) ou sur un groupe religieux à la démarche sectaire (Kômeitô). Cette donnée tendait à brider la mobilisation populaire et à circonscrire les débats aux enceintes de la Diète.

Durant la décennie 1980, rien ne paraissait plus devoir changer sur le plan politique, tandis que s’amorçait une mutation de l’économie politique -privatisations, déréglementation et libéralisation du système financier- qui devait encourager le déploiement international des grands groupes, l’intense spéculation boursière et foncière, les surinvestissements et la suraccumulation qui ont marqué le « boom Heisei » (1986-1990). Depuis, et avec l’éclatement de la « bulle économique » (baburu keiki), le pays a vécu deux « décennies perdues » de déflation rampante, de creusement des inégalités, de précarisation de pans entiers de la population, qui sous-tendent le délitement du système politique, même si l’inversion de la tendance n’en a pas été la cause immédiate. Contrairement à ce qui s’écrit le plus souvent à propos de l’Archipel, nous ne pensons pas que la responsabilité première du marasme incombe au politique, qui s’est simplement aligné sur les options du grand patronat, fidèle en cela à la conversion de ses élites aux dogmes néolibéraux. D’ailleurs, et c’est là le deuxième phénomène, une solution fut recherchée afin de permettre enfin l’alternance, objectif atteint pour la première fois dans l’histoire contemporaine du pays avec la victoire du Parti démocrate en 2009. Or, la simple alternance électorale reste impuissante devant une crise systémique et en cela le Japon nous paraît être à la même enseigne que la plupart des autres pays développés.

L’initiative du changement politique est venue d’une fraction du PLD et d’une partie de l’opposition. Aussi assuré pouvait-il être de son influence, le parti dominant était en effet confronté aux mutations de la société, qui distendaient les rapports clientélistes du simple fait de l’urbanisation et de l’essor de nouvelles couches moyennes dont les besoins n’étaient pas essentiellement corporatistes et dont les aspirations ne pouvaient être satisfaites simplement par les grands travaux publics. De surcroît, l’idéologie néolibérale, qui commençait à se diffuser, recommandait de dégraisser l’État et de laisser le marché décider de lui-même, cependant que la fin de la guerre froide, qui avait jusqu’alors gelé l’échiquier politique, l’implosion de l’Union soviétique, l’affirmation de l’hyper puissance américaine et l’adoption de l’« économie de marché » par la Chine rendaient caducs les clivages d’antan. Pour certains éléments du parti hégémonique, il paraissait donc nécessaire et possible, puisque le PSJ se normalisait, de changer de gouvernance, sentiment que l’éclatement de la bulle économique et le gonflement constant de la dette publique renforcèrent, dans la mesure où ils réduisaient la manne à distribuer aux électeurs et les fonds que les conservateurs pouvaient collecter pour leurs campagnes. A quoi s’ajoutèrent les rivalités entre factions (habatsu) du PLD et à l’intérieur de la plus importante d’entre elles, celle construite par Tanaka Kakuei, ainsi que les scandales à répétition (Recruit-Cosmos en 1988, Sagawa Kyubin en 1992) qui déconsidéraient le camp conservateur. Aussi plusieurs élus quittèrent-ils le PLD pour former des petits partis, qui trouvèrent un puissant renfort avec la défection d’Ozawa Ichirô, jeune loup élevé au sein par Tanaka Kakuei, et de ses partisans ou « enfants » (Ozawa chirudoren). Le 18 juin 1993, le premier ministre Miyazawa Kiichi est l’objet d’une motion de censure, des élections anticipées ont lieu un mois plus tard, qui aboutissent à la formation d’un gouvernement de coalition regroupant 7 formations +1, soit l’ensemble de l’ancienne et nouvelle opposition, communistes exclus [1]. Conduit par Hosokawa Morihiro, il dirigera le pays du 9 août 1993 au 14 avril 1994, suivi par un autre gouvernement de coalition, qui survivra du 28 avril au 30 juin, soit moins d’un mois. Cet interlude n’aura en définitive permis que d’adopter la réforme du mode de scrutin, souhaitée d’ailleurs par le PLD.

Le principe n’était pas de parvenir à plus d’équité dans l’élection de la chambre des Représentants, mais de conduire au bipartisme ou à la formation de deux camps distincts par l’obligation que le scrutin uninominal imposerait aux petits formations de regrouper leurs forces si elles souhaitaient continuer à exister en tant qu’acteurs politiques, étant clairement entendu par ailleurs que, pour qu’il y ait alternance, l’affrontement se limiterait à l’arrangement et non à l’écriture de la partition, ce qui excluait d’emblée les communistes. Cela s’est concrétisé avec l’alliance PLD-Komeitô d’une part, qui permet à ce dernier d’avoir des sièges et d’entretenir sa clientèle religieuse, et avec le PDJ d’autre part, qui en vint à regrouper, en son sein et à ses côtés, la quasi totalité de l’opposition, y compris ce qui restait du Parti social-démocrate. Pour Ozawa Ichirô, l’un des rares stratèges de ces dernières décennies, le bipartisme devait aboutir à la constitution d’un « système westminstérien » ou de type britannique, à savoir un cabinet s’appuyant sur une nette majorité parlementaire et s’imposant à l’appareil de l’État grâce aux pouvoirs et aux instruments qui lui seraient dévolus. Ambition qui, pour deux raisons spécifiques, revêtait un sens particulier au Japon.

La « refondation de Meiji », c’est à dire le passage à un État moderne, a été conduite et réalisée d’en haut, par une fraction de l’ordre des samouraïs, alliée à la cour impériale de Kyôto et aux familles d’entrepreneurs. La haute administration et la hiérarchie militaire, ce qu’on appelle les « bureaucraties civile et militaire », qui entouraient un monarque devenu divin et doté de pouvoirs exorbitants, ont régi le pays jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, en alliance avec les trusts ou zaibatsu, les grands propriétaires fonciers et la cour impériale. C’est également par en haut que ce régime totalisant s’est fascisé dans le contexte de la « guerre de quinze ans » ou jûgonen sensô (1931-1945). Certes, cet ordre a été renversé par la constitution de 1946, la cour n’est plus ce qu’elle était, la bureaucratie militaire a disparu et la réforme agraire a mis fin au métayage généralisé, mais la bureaucratie civile fut épargnée, sur laquelle l’occupant américain devait de toute façon s’appuyer pour administrer le pays. Certes également, les décisions que la haute fonction publique élaborait devaient être adoptées par la Diète et donc par le parti dominant, dont les élus ont pu acquérir avec le temps l’expertise souhaitée, d’autant mieux qu’un tiers d’entre eux étaient d’anciens bureaucrates ayant pris une retraite précoce afin de pantoufler (amakudari ou « descente du paradis ») dans l’une ou l’autre des assemblées. En bref, au sein de la trinité formée par le parti conservateur, les milieux d’affaires ou zaikaiet la haute fonction publique, cette dernière conservait une autonomie réelle et une considérable influence, incarnées notamment par les vice-ministres administratifs et les chefs des directions ministérielles. L’imposition d’un système westminstérien était censée permettre aux politiques de prévaloir sur la bureaucratie, d’en finir avec l’opacité qui caractérisait cette dernière, de remettre en cause l’excessive centralisation du pouvoir et de jouer pleinement leur rôle de mandataires du peuple, toutes choses qui peuvent expliquer pourquoi certains thèmes néolibéraux trouvent aujourd’hui encore une audience dans la population.

Une deuxième donnée militait en faveur d’une réforme du mode de scrutin. L’existence de circonscriptions moyennes, où de 2 à 5 sièges étaient à pourvoir selon un vote uninominal et non transférable, conduisait les conservateurs à présenter plusieurs candidats, qui se faisaient concurrence et étaient donc incités à structurer leurs bases (jiban) par un clientélisme de tous les instants. De là, disait-on, le coût exorbitant de l’action politique, non seulement du fait des campagnes électorales mais surtout parce que l’entretien des groupes de soutien (kôenkai) exigeait des secrétariats aux effectifs pléthoriques, des interventions constantes pour favoriser tel ou tel partisan, l’organisation des festivités –voyages collectifs, banquets, etc.- indispensables pour la coalescence des clans. Pour tenir son rang, un candidat devait également s’affilier à une des factions du PLD dont il recevait l’essentiel de ses fonds, factions qui perdirent progressivement leurs distinctions politiques pour devenir essentiellement des machines électorales. Tanaka Kakuei avait tout compris lorsqu’il résumait la chose par la formule suivante : « en politique ce qui prime, c’est le nombre et, pour avoir le nombre, il faut avoir l’argent ». En d’autres termes, la « corruption » s’ancrait, semblait-il, dans le mode de scrutin. En passant aux petites circonscriptions, on mettrait fin à la concurrence entre candidats et on réduirait le jeu des factions, ce qui donnerait une autorité plus grande aux instances dirigeantes du parti dont parviendrait désormais l’essentiel des fonds électoraux. Dans le même esprit d’ailleurs, un financement public, établi en fonction du nombre de parlementaires, était instauré, qui bénéficiait à toutes les formations, le PCJ étant le seul à le refuser.

La politique à l’estomac

Rien de ce qui était attendu ne s’est véritablement produit. Le changement de majorité en 1993-1994 a été éphémère, parce que la coalition 7+1 ne pouvait se mettre d’accord sur un programme, à la suite de quoi le PLD revint aux affaires. Plusieurs phénomènes marquent cependant les trois lustres qui suivirent. Le premier est la disparition du PSJ en tant que force effective : un aggiornamentoparaissait nécessaire du fait des mutations internes de la société japonaise et du bouleversement de la situation internationale, ce qui se traduisit en janvier 1996 par un changement de dénomination, de Parti socialiste à Parti social-démocrate, et par une scission majeure. Entre temps, et pour des raisons complexes, le PSJ était sorti de la coalition réformatrice pour s’allier avec le PLD et une des petites formations apparues en 1993, le Nouveau parti des précurseurs (Shintô Sakigake), au sein d’un gouvernement à direction socialiste (cabinets Maruyama Tomiichi, de juin 1994 à janvier 1996), puis à direction conservatrice (cabinets Hashimoto Ryûtarô de janvier 1996 à fin juillet 1998). Dans ce laps de temps, le PSJ fit preuve d’une incompétence notoire face au séisme de Kôbe et à l’attentat au gaz sarin par la secte Aum Shinrikyô, tout en jetant aux orties ses principes pacifistes et de transformation sociale. La quasi totalité de ses élus est passée depuis au PDJ ou à des groupuscules, ses éléments marxisants de la Shakaishugi kyôkai ou faction Sakisaka ont été évincés et le croupion restant cherche à trouver une assise dans les mouvements de citoyens pour l’environnement, la cause des femmes et la paix. Démarche honorable mais, faute de militants propres, le PSDJ se trouve aujourd’hui réduit à deux députés et quatre sénateurs.

On aurait pu croire qu’après l’embardée dont il avait été victime, le PLD parviendrait à se refaire une virginité grâce au nouveau mode de scrutin, qui l’avantageait objectivement du fait de la concurrence au sein de l’opposition. Une série de gouvernements à direction conservatrice (Obuchi Keizô, Mori Yoshirô, Koizumi Junichirô, Abe Shinzô, Fukuda Takeo et Asô Tarô) succéda aux cabinets Hashimoto jusqu’en septembre 2009. Cette stabilisation n’était cependant qu’apparente. D’une part, l’assise électorale du PLD s’était rétrécie, ce qui rendit nécessaire l’alliance avec le Kômeitô à partir de 1998, et la perte de majorité à la chambre des Conseillers, en 1998 et en 2007, n’a cessé de perturber la vie politique [2]. Cette fragilité entretenait également l’instabilité gouvernementale : si l’on excepte Obuchi Keizô mort dans ses fonctions –comme le veut la patrimonialisation de plus en plus marquante de la politique japonaise, son siège fut et reste conservé par sa fille-, les autres ne survécurent qu’une année, Mori d’avril 2000 à avril 2001, Abe de septembre 2006 à septembre 2007, Fukuda de septembre 2007 à septembre 2008 et Asô de septembre 2008 à septembre 2009, alors que la durée traditionnelle était de deux ans, avec remaniement à mi-parcours, afin de permettre à chacun des ténors conservateurs d’accéder aux plus hautes fonctions.

Le seul qui ait tranché est Koizumi Junichirô, qui dirigea le pays d’avril 2001 à septembre 2006 et partit de son plein gré. Or, sa longévité remarquable et la popularité certaine dont il fut l’objet illustrent le deuxième trait marquant de la décrépitude de la vie politique japonaise. Des facteurs indépendants de l’homme ont indéniablement joué : la réforme du système électoral et du financement des partis affaiblissent la fonction régulatrice des factions et renforcent l’autorité du président du PLD, qui cumule avec la charge de premier ministre. La réforme administrative, on dirait en France la réforme de l’État, a concurremment étoffé les services de ce dernier (kantei) et son autorité sur son cabinet, comme le souhaitaient d’ailleurs les partisans d’une gouvernance westminstérienne [3]. Koizumi Junichirô a exploité ces tendances avec un talent rare, jouant sur sa réputation de franc-tireur ou de politicien « excentrique » (henjin), refusant le jeu des factions, quand bien même il était membre de la plus droitière d’entre elles, rejetant la circonspection et la gravitas qui étaient la marque de sa fonction, peu enclin à accepter la contradiction lors des débats parlementaires et habile utilisateur des médias, devant lesquels il apparaissait deux fois par jour. La chevelure savamment désordonnée, le verbe tranchant à la manière des jeunes officiers d’antan, rarement à l’écoute des conseils qu’on aurait pu lui donner, il détonnait. À bien des égards, on pouvait le comparer aux acteurs de kabuki qui, depuis la fin du XVIIe siècle, entrent sur scène et la quittent en empruntant une passerelle appelée « chemin des fleurs » (hanamichi), au sept dixièmes de laquelle ils s’adressent au public ou aux autres personnages de la pièce, et prennent la pose sous les applaudissements. On a d’ailleurs parlé de « théâtre Koizumi » (Koizumi gekijô). Son chef d’œuvre fut accompli en 2005 lorsque la chambre des Conseillers rejeta sa proposition de privatisation et d’éclatement de la poste, suivie en cela par 37 députés conservateurs. Le premier ministre décida de dissoudre la chambre des Représentants, acte dont les constitutionnalistes discutent encore le bien-fondé, et de provoquer des élections anticipées dont il exclut les 37 rebelles, leur opposant autant d’ « assassins » (shikyaku) et de « tueuses ninja » (kunoichi) aussi sémillantes que déterminées. À vrai dire, la population était très largement satisfaite du fonctionnement de la poste et des services qu’elle procurait, la privatisation était le cadet de ses soucis et la campagne ne fut en fait pas menée sur ce thème, mais sur le mot d’ordre « pour reconstruire le Japon il faut détruire le vieux PLD ». En vertu de quoi ce dernier ravit 84 sièges et en obtint au total 296, soit la majorité parlementaire la plus forte depuis 1960.

Cela va plus loin que la politique spectacle et le storytelling, en ce que cette démarche recherche le plébiscite, qui permet de poursuivre une ligne politique derrière la confusion ainsi créée. À savoir, dans le cas de Koizumi Junichirô, l’amplification de la déréglementation, du marché du travail en particulier, et de nouvelles remises en cause de l’article 9. Un certain nombre d’élus locaux ont suivi ce modèle ou l’avaient déjà pratiqué, tels le gouverneur de Tôkyô, Ishihara Shintarô, symbole de la jeunesse dorée des années cinquante, dont la popularité fut longtemps associée à celle de son jeune frère Yûjirô, acteur et chanteur adulé jusqu’à sa mort en 1987, ou l’actuel maire d’Ôsaka, Hashimoto Tôru, avocat rendu célèbre par sa participation à des émissions de télévision. Nous aurons à y revenir.

Le feuilleton invraisemblable et pourtant réel des négociations, contretemps, manœuvres, rivalités et règlements de comptes qui ont rythmé l’interminable tentative de concentration de l’opposition non communiste, constitue le troisième phénomène marquant de ces quinze dernières années. Seul le travail de tout un monastère de bénédictins scrupuleux serait en mesure d’en relater les péripéties [4]. Aussi nous contenterons-nous de l’illustrer par l’exemple de deux des principaux protagonistes. Provincial, né en 1946 dans une famille de la moyenne bourgeoisie, Kan Naoto fit ses études supérieures à Tôkyô où il s’engagea dans le mouvement étudiant alors très actif, mais au sein d’une tendance plus modérée que les « trotskystes » du Zenkyôto, qui tenaient alors le haut du pavé. Son militantisme ne se démentira pas après son diplôme et déjà il se préoccupe davantage de la défense des consommateurs, de l’environnement et des droits de l’homme que de la lutte pour la paix ou pour les revendications des travailleurs, alors centrales au parti socialiste. Il sera membre de la Fédération sociale citoyenne ou Shaminren, un groupe social-démocrate au faible soutien électoral mais active sur le plan théorique, avec son plaidoyer en faveur d’une « gauche moderne ». Élu à la chambre des représentants en 1980, et constamment réélu depuis, il participera à la coalition de 1993, abandonna sa petite formation l’année suivante pour rejoindre le Nouveau parti des précurseurs dont il sera l’un des ministres au sein des cabinets Hashimoto. Il se fera remarquer à son poste de la santé pour avoir reconnu les responsabilités de l’État dans l’affaire du sang contaminé et pour avoir fait indemniser les hémophiles qui en avaient été victimes. Il simplifiera également les systèmes de retraite, avec des conséquences beaucoup moins heureuses puisque plus de 50 millions de dossiers seront égarés au cours des années suivantes. En 1996, il forme avec Hatoyama Yukio le parti démocrate (Minshutô), qui raflera l’électorat socialiste et parviendra à agréger l’essentiel de l’opposition en 1998. Il y entre néanmoins en concurrence avec plusieurs autres dirigeants, en s’appuyant sur sa faction personnelle et sur des alliances à géométrie variable. Excellent débatteur mais emporté, il continue à se présenter comme un modernisateur, ce qui revient pour lui à prôner une « troisième voie » directement inspirée du New Labor. Premier ministre du 8 juin 2010 au 2 septembre 2011, il abandonnera plusieurs des programmes élaborés par son prédécesseur, Hatoyama Yukio, tant à propos des relations internationales que sur le plan social. Toutefois, c’est la catastrophe de mars 2011 et l’obstruction systématique du PLD qui le placèrent à rude épreuve et le conduisirent à la démission. Il a failli être emporté dans la récente débâcle du PDJ, puisqu’il a perdu son siège au scrutin uninominal, mais qu’il a pu être élu en étant également présent, comme cela est autorisé, sur la liste à la proportionnelle. Plus tortueux encore paraît être le parcours d’Ozawa Ichirô. Né en 1942 dans une famille de politiciens, il héritera de son père un siège de député dans la préfecture de Miyagi. Élève parmi les plus prometteurs de Tanaka Kakuei, il a été un très jeune (pour le Japon) secrétaire général du PLD, d’août 1989 à avril 1991, parti qu’il quittera, comme indiqué plus haut, en 1993 pour rejoindre l’opposition. Depuis, il a formé ou dirigé quatre formations, le Shinseitô ou Parti de la Renaissance, du 23 juin 1993 au 10 décembre 1994, puis le Shinshintô ou Parti de la nouvelle frontière, du 10 décembre 1994 au 28 décembre 1995 et enfin le Parti libéral (Jiyûtô), du 6 janvier 1998 au 26 septembre 2003, avant que de faire fusionner celui-ci avec le Parti démocrate, avec lequel il rompra en juillet 2012, accompagné de ses partisans. On lui reconnaît un grand sens tactique et une excellente maîtrise du jeu électoral, mais il lui est souvent reproché, notamment dans les médias, de se complaire dans les manœuvres obscures, ce qui lui vaut le surnom de « shôgun de l’ombre » (yami shôgun), et de recourir à des financements illicites, ce dont les différentes enquêtes menées à ce sujet l’ont blanchi. Ses changements brusques d’instrument politique, pour lesquels il est souvent comparé au dieu Shiva ou à un destroyer, trahiraient une absence complète de scrupules. On notera cependant une réelle continuité dans sa volonté de changer la gouvernance du pays, quitte à prendre des risques pour sa carrière et on soulignera qu’il a été l’un des inspirateurs du renforcement du politique vis-à-vis de la bureaucratie. Admirateur de Margaret Thatcher au début des années 1990, il semble avoir évolué vers le keynésianisme et une politique extérieure plus équilibrée, entre les États-Unis et la Chine, qui permettrait à l’Archipel de jouer un rôle international à la mesure de ses talents. C’est parce que le dernier gouvernement démocrate, celui de Noda Yoshihiko, avait abandonné sur ces deux points essentiels le programme du PDJ qu’Ozawa avait décidé de rompre, soutenu par une bonne partie de la gauche de cette formation. Cela étant, il y dans ces changements d’étiquettes de quoi donner le tournis et décourager le commun des électeurs.

Cacophonie

L’imbroglio s’est encore compliqué depuis l’ère Koizumi, du fait des exclusions et des scissions qui ont affecté les deux principales formations politiques. Au titre du PLD, on citera l’éviction des « rebelles » à la privatisation de la poste, dont certains seront par la suite réintégrés, d’autres formant le Nouveau parti du peuple (Kokumin shintô), ainsi que l’apparition du Nouveau parti de la réforme (Shintô Kaikaku) et du Parti de tous (Minna-no tô), assez difficiles à placer sur un curseur politique. Ainsi le premier des trois a été animé par Kamei Shizuka, un conservateur de la vieille école attaché à la défense des PME et des petites gens, qui tout à la fois a voulu, en 2007, présenter Alberto Fujimori aux élections de la chambre des Conseillers et est un abolitionniste affirmé, dans un pays où perdure ce que l’Incorruptible appelait « l’antique et barbare routine ». Allié du PDJ, il était chargé de modifier la loi de privatisation de la poste, mais a choisi d’accompagner Ozawa Ichirô dans son opposition à la ligne du gouvernement Noda. Le deuxième ne brille que par la figure de Masuzoe Yôichi, dont les compétences linguistiques et les études en relations internationales ont fait de lui un abonné des plateaux de télévision et dont le récit de l’entrée de sa mère dans la nuit de l’Alzheimer a touché un très large lectorat. Ancien ministre conservateur, membre de la chambre des Conseillers, il se range dans l’opposition néolibérale. Quant au troisième, formé en 2009 autour de Watanabe Yoshimi, héritier de l’une des factions du PLD et personnalité affable, il doit à la personnalité de son fondateur une bonne partie de son succès, ainsi qu’à l’ambiguïté des relations qu’il entretenait avec le PDJ. Ce parti se distingue en ce qu’il se prononce pour le libre échange et la déréglementation, sans reprendre le discours chauvin des dirigeants libéraux-démocrates. Quant au PDJ, il n’a jamais été pleinement uni, au sens où les formations qui s’étaient dissoutes en son sein perdurent sous la forme de factions (social-démocrate, démocrate-socialiste, Sakigake considérée comme constituant la droite, avec l’ancien premier ministre Noda Yoshihiko), auxquelles s’ajoutent celles constituées autour de certains de ses dirigeants (Ozawa Ichirô, Hatoyama Yukio, Hata Tsutomu, Kan Naoto) et qu’il est traversé de vives rivalités personnelles. Il est soutenu par la confédération Rengô et, selon le schéma convenu, entend s’appuyer sur le mouvement associatif des zones urbaines, qui ont en effet massivement voté pour lui en 2009, sans lui donner cependant une structure partisane solide. Certains des responsables issus du PLD, tel Okada Katsuya, par ailleurs héritier du fondateur d’AEon, le géant de la grande distribution, disposent cependant de fiefs provinciaux solides et Ozawa était parvenu, lors de la campagne de 2009, à briser l’emprise du PLD sur les zones rurales [5]. Les divergences peuvent être de nature politique et, au-delà de l’animosité radicale de certaines de ces factions à l’encontre du « destroyer », c’est bien à propos du manifeste électoral sur lequel le parti s’était présenté en 2009 et des engagements pris alors que des scissions se sont produites : départ de neuf parlementaires qui, le 4 janvier 2012, forment le Nouveau parti Kizuna (Shintô Kizuna), terme qui peut se traduire par liens interpersonnels ou empathie et qui a été choisi mot de l’année après la catastrophe de mars 2011, puis d’Ozawa, en compagnie de 48 parlementaires, pour former le Parti de la priorité aux conditions de vie de la population (Kokumin-no seikatsu ga daiichi), auquel se rallieront la plupart des élus du Kizuna et du Kokumin shintô.

Un autre phénomène est né ces derniers temps autour de certains maires et gouverneurs. Au Japon, ceux-ci sont élus séparément des conseils municipaux ou généraux, selon un scrutin uninominal à un tour, et peuvent donc être de véritables personnalités politiques, bien que le cumul des mandats soit impossible. Comme l’une des grandes questions est de parvenir à une véritable décentralisation, au-delà de la déconcentration en cours, et comme l’endettement public affecte également les collectivités locales, il peut y avoir dans ledit phénomène une dimension frondeuse vis-à-vis du pouvoir central et de la haute fonction publique, une remise en cause de la politique suivie pendant des décennies, mais aussi pas mal de campanilisme et, le cas échéant, un peu plus qu’une once de démagogie. Nous citerons le Nouveau parti Japon (Shintô Nippon) fondé en août 2005 par Tanaka Yasuo, auteur en 1980 d’une sorte de roman à succès, révélateur d’une jeunesse branchée et consumériste, puis, entre 2000 et 2006, gouverneur de la préfecture de Nagano où il voulut mettre un terme à la politique du tout BTP. Élu en 2007 à la chambre des Conseillers, il avait été rejoint par quelques uns des « rebelles » de la privatisation de la poste. Kawamura Takashi, qui est maire de Nagoya, une ville de plus de deux millions d’habitants, a également formé son parti en avril 2010, le Genzei Nippon ou « Japon pour moins d’impôts ». Il s’est allié depuis à Kamei Shizuka, mais de façon révélatrice du niveau de la vie politique dans l’Archipel, a provoqué un esclandre en niant publiquement la réalité du massacre de Nankin, cité jumelée par ailleurs à Nagoya. Ômura Hideaki, le gouverneur d’Aichi, préfecture qui englobe Nagoya et est le berceau du groupe Toyota, n’est par en reste, qui dispose de son mouvement personnel, « Aichi is top ». On pourrait classer dans cette catégorie le Shintô Daichi, formé en Hokkaidô par Suzuki Muneo, un parlementaire au franc parler dont les démêlés avec la justice pour des affaires de corruption électorale sont interminables. Le nom de la formation s’est enrichi d’un suffixe, Shinminshu, ce qui signifie les « vrais démocrates ».

Cela pourrait être digne du Clochemerle de Gabriel Chevalier, s’il n’y avait pas, derrière deux de ces manœuvres au moins, une entreprise caractérisée de l’extrême droite japonaise. À l’instar de nombreux élus locaux qui peuvent ainsi ratisser plus large, et bien qu’il eût été parlementaire libéral-démocrate de 1965 à 1995 et plusieurs fois ministre, Ishihara Shintarô est devenu gouverneur de Tôkyô en 1999, fonction à laquelle il a été réélu en 2003 et 2007, à chaque reprise en tant qu’indépendant. Sa popularité tient pour une part à cette indépendance revendiquée et à ses livres, mais aussi à son talent de provocateur dont les cibles sont l’immigration criminogène, la République Populaire de Chine et la République Populaire Démocratique de Corée, mais également la langue française, non qualifiée pour le calcul –il a pourtant poursuivi des études de littérature à Paris pendant son insouciante jeunesse-, les femmes insoumises et les dames ménopausées qui ne servent plus à rien. Son bilan est apprécié sur le plan de l’environnement, mais bien plus discutable en matière d’aide aux PME –la banque créée à cette fin a essuyé de lourdes pertes- ou pour le projet de transfert du célèbre marché aux poissons de Tsukiji sur le site d’une ancienne usine à gaz. Nationaliste à la mode de feu Mishima Yukio, dont il fut l’ami, il se lamente sur la dégénérescence du peuple japonais, oublieux de ses prétendues traditions et trop enclin au consumérisme, bavochure qui le conduit aussi bien à renâcler devant une énième candidature de la capitale à accueillir les Jeux olympiques d’été qu’à accepter les ambitions hégémoniques de la Chine. Il a vu dans la catastrophe de Fukushima une sanction contre la veulerie ambiante, avec laquelle la révision de la constitution et le renforcement des capacités militaires doivent permettre de rompre. Hashimoto Tôru est nettement plus jeune et d’extraction modeste. Élu gouverneur d’Ôsaka en 2008 à l’occasion d’une consultation anticipée, il s’est rapidement taillé un fief en promettant de mettre de l’ordre dans les finances de la préfecture, ce qu’il n’est pas parvenu à accomplir en dépit des coupes dans les dépenses sociales et l’aide aux associations, en prenant les fonctionnaires territoriaux pour boucs émissaires, dont il veut par ailleurs contrôler les opinions politiques, et en contraignant les enseignants à faire assaut de « patriotisme ». Son aura tient surtout à un discours décentralisateur et à l’exploitation du particularisme culturel de sa préfecture, qui souffre par ailleurs de son déclin relatif vis-à-vis de la capitale. Il abandonne son fauteuil le 22 octobre 2011, auquel il fait élire son bras droit, en même temps qu’il remporte la mairie d’Ôsaka sous la bannière de son Association pour la refondation d’Ôsaka (Ôsaka ishin-no kai). Ses ambitions sont nationales, créer une « troisième force », entre le PLD et le PDJ, raison pour laquelle sa créature sera renommée « Association pour la refondation du Japon » [6].

Les ambitions d’Ishihara Shintarô restent nationales, en dépit de son âge aujourd’hui avancé et bien qu’il ne soit pas parvenu à atteindre son objectif de « transformer le Japon depuis Tôkyô ». La perte du pouvoir par le PLD, où il continue à avoir ses entrées puisque deux de ses fils sont parlementaires sous cette étiquette, et l’impéritie dont le PDJ faisait montre lui en offrirent l’occasion. Il rejoint le Tachiagare Nipponou « Debout le Japon ! », formé le 10 avril 2010 par une poignée de parlementaires libéraux-démocrates dont certains avaient soutenu ardemment le néolibéralisme de Koizumi (Yosano Kaoru, le « faucon fiscal » qui, sur cette base, rejoindra un peu plus tard le gouvernement de Kan Naoto), tandis que d’autres s’y étaient opposés avec une égale vigueur (Hiranuma Takeo), mais qui avaient le nationalisme et le conservatisme social en commun. Ce groupe sera rebaptisé pour valoriser Ishihara, avant que de se fondre dans l’association de Hashimoto Tôru, drapeau sous lequel la campagne électorale sera menée avec un certain succès. Bien plus modeste qu’espéré, dans la mesure où les sièges remportés l’ont été essentiellement à Ôsaka et à Tôkyô, en profitant de la renommée des deux chefs de file, mais suffisant pour frôler le résultat du PDJ. On ne saurait présager de la solidité de cet agglomérat –nombre d’élus sont des politiciens instantanés, comme on peut parler de café instantané, et Hashimoto Tôru a dû organiser des cours accélérés pour leur donner le vernis nécessaire-, dont certains membres souhaitaient une sortie prompte du nucléaire, tandis que d’autres lui sont favorables. On peut cependant craindre que ce parti ne vole au secours du nouveau gouvernement dans son entreprise de droitisation de la politique nationale. Il conviendrait d’analyser la base sociale de cette prétendue troisième force, les enquêtes menées à Ôsaka montrant qu’elle se recrute essentiellement dans les couches moyennes, notamment les cadres aisés, et non point, comme d’aucuns l’ont affirmé, dans le petit peuple.

La prolifération des partis et la hâte avec laquelle plusieurs d’entre eux avaient été formés ne pouvaient que désorienter les électeurs [7]. Elles ont en tout état de cause conduit à un éparpillement des voix qui fausse encore davantage les résultats. Les « votes perdus », c’est-à-dire ceux qui se sont portés sur des candidats battus, dépassent en effet les 37 millions, soit 56% du total des suffrages exprimés. Selon les sondages, 61% des personnes interrogées étaient essentiellement préoccupées par le marasme économique et la détérioration des conditions de vie, venaient ensuite les vives inquiétudes à propos du nucléaire civil à la suite de la catastrophe de Fukushima et 15% seulement accordaient quelque importance aux questions internationales. C’est aussi les yeux bandés, comme dans un jeu de colin-maillard, que le Japon est entré dans la zone des ténèbres.

Un gouvernement de fanatiques

La formation du gouvernement conduit par Abe Shinzô ouvre en effet une période de grave incertitude. Non point que l’homme soit peu connu, il a déjà été premier ministre et, en dépit de la majorité écrasante dont il disposait à la chambre des Représentants, avait démissionné au bout d’un an, officiellement pour raisons de santé, mais sans doute aussi à cause de ses échecs et des scandales qui avaient émaillé sa brève administration. Ceux qui ont porté au pinacle Koizumi Junichirô peuvent lui reprocher d’être un néolibéral de pacotille, puisqu’il paraît prudent à engager véritablement le pays dans la négociation d’un Partenariat TransPacifique ou TPP. Conclu en 2005 par quatre pays, le Brunei, le Chili, la Nouvelle-Zélande et le Pérou, il entend abolir tous les droits de douane, faire respecter la propriété intellectuelle, libéraliser les échanges de produits phytosanitaires et de services. D’autres États ont annoncé leur volonté de négocier leur éventuelle adhésion, l’Australie, la Malaisie, le Vietnam, le Pérou, le Mexique, les États-Unis et le Japon. Le grand patronat nippon y est favorable, pas essentiellement parce que la Chine est mise à l’écart, mais parce qu’il y voit l’instrument décisif pour briser les blocages structurels qui auraient enrayé la croissance économique, à savoir la préservation d’une agriculture de petits paysans et la protection de certains segments productifs tournés vers la demande intérieure, la propriété intellectuelle n’étant plus un problème pour lui du fait de la politique systématique de dépôts de brevets par les entreprises japonaises et des accords conclus avec des firmes étrangères. Il se satisfera, les grands groupes de BTP ou zenekon en particulier, du lancement d’un énième mais massif budget supplémentaire, quand bien même celui-ci gonflera encore une dette publique qui représente plus de 220% du PIB. Cela sera compensé par le doublement en deux temps du taux de la taxe sur la consommation et par la baisse des impôts pesant sur les entreprises, mesures déjà annoncées par le précédent gouvernement démocrate. Le patronat sera entendu à propos de la déréglementation du marché du travail, l’idéal à atteindre étant une société constituée de trois ordres, des salariés aux contrats stables formant le noyau de la population active, des salariés qualifiés embauchés sur des projets à durées déterminées, le tout-venant des temporaires, intérimaires et journaliers. La relance de l’électronucléaire le ravira, qui fera baisser le prix de l’énergie et la facture des importations d’hydrocarbures. La volonté de créer du yen jusqu’à ce qu’un taux d’inflation des prix de 2% soit atteint n’est guère orthodoxe, qui bafoue l’indépendance de la banque centrale, mais l’objectif est de déprécier la monnaie nationale par rapport au dollar et à l’euro, de manière à soutenir les exportations, dont dépend l’activité économique. À la vérité, la déflation dont l’Archipel ne parvient pas à sortir ne découle pas d’un manque de liquidités – le taux d’intérêt est nul et les banques ont été redressées-, elle s’explique fondamentalement par la paupérisation relative et absolue de pans entiers de la société, qui plombe la demande intérieure, à quoi s’ajoute le vieillissement record de la population. Sur ce programme, les différences avec le PDJ sont relatives et il y a simplement amplification de la ligne suivie par le gouvernement Noda.

On peut s’attendre à ce que le cabinet Abe se concentre sur la politique économique jusqu’au renouvellement de la moitié de la chambre des Conseillers, qui interviendra en juillet prochain, avec l’espoir de profiter de la confusion générale pour y obtenir la majorité des sièges, dont il ne dispose actuellement pas. On passera ensuite à ce qui est au cœur du programme de l’équipe en place, à savoir en finir avec ce qui a souillé l’âme nationale et « remettre sur pied le Japon ». Abe Shinzô est un homme sans talent particulier, si ce n’est qu’il est le gendre idéal des dames de la bonne société et qu’il pousse la piété filiale jusqu’à l’extrême. Fils d’un ancien ministre du PLD, Abe Shintarô, qui se préparait à être premier ministre quand la mort l’emporta, il en a hérité le siège patrimonial dans la préfecture de Yamaguchi, siège qui avait été détenu par le beau-père, Kishi Nobusuke, qui se trouve donc être le grand père maternel de l’actuel premier ministre. Or, Kishi a été l’un des hommes les plus représentatifs de l’histoire contemporaine du Japon : très haut fonctionnaire du Mandchoukouo, l’État fantoche taillé en 1931 dans le nord-est de la Chine, puis ministre de l’armement de son compère Tôjô Hideki pendant la guerre dite du Pacifique et, à ce titre, jugé criminel de « classe A » au lendemain de la défaite, emprisonné pendant trois ans, libéré pour se lancer sur l’arène politique où il édifia, avec d’autres, le PLD, premier ministre de juin 1957 à juillet 1960, et jusqu’à sa mort en 1987 l’une des éminences grises du parti hégémonique dont il avait fondé la faction la plus droitière. Le projet de ce grand père vénéré doit être accompli. Cela signifie trois choses, abandonner la vision masochiste de l’histoire nationale, ce qui implique d’éviscérer la loi fondamentale sur l’éducation, réformer la constitution et en particulier son article 9 qui ont émasculé le pays, renouer avec la tradition qui a fait la beauté indéfinissable de cet archipel peuplé de divinités. Nous n’insisterons pas sur ce troisième point et noterons cependant que les traditions japonaises sont autrement riches, variées, contradictoires et rebelles que la version inventée au XIXe siècle pour servir d’idéologie officielle (kokutai) au régime de Meiji et, sous une forme totalitaire, au fascisme impérial des années trente. Un point cependant, qui est de taille puisqu’il concerne l’affaire du Yasukuni [8]. Primo, il ne s’agit pas d’un cimetière militaire mais d’un sanctuaire shintoïque consacré aux âmes des personnes (et des animaux) morts au service de l’empereur, âmes censées s’y retrouver pour poursuivre leur vie divine, quelles que soient les conditions de leurs décés, pendant un assaut ou pour crimes de guerre. Secundo, ce sanctuaire a été construit en 1869 afin de célébrer la victoire des forces réunies autour du nouvel empereur Mutsuhito et de sceller la refondation de Meiji. À ce titre, il constituait le point culminant du culte impérial et du Shintô, formant ainsi l’axe dukokutai [9]. Tertio, et par la convergence de ces deux facteurs, tous les conflits dont le Japon a été le responsable depuis la fondation du sanctuaire se trouvent justifiés, magnifiés et exaltés, sans que le lieu n’incite à la moindre réflexion sur la guerre ou à quelque interrogation que ce soit sur les motifs de ces violences et les formes qu’elles ont revêtues. Tout au contraire, puisqu’un musée, le Yûshûkan, présente, dans l’enceinte du sanctuaire, une version radicalement négationniste de cette histoire. Depuis l’abolition du Shintô en décembre 1945, le sanctuaire est géré par une association privée et, pour le commun des visiteurs qui s’y rend au moment des cerisiers en fleurs ou à l’occasion des multiples festivités que le lieu accueille, c’est un sanctuaire comme un autre, idéalement situé de surcroît sur la colline de Kudan, à proximité du Bûdokan, où se déroulent les tournois d’arts martiaux et les grands concerts de pop music. Mais en s’y rendant à titre officiel, en particulier le 15 août, date marquant la déclaration de capitulation en 1945, les hommes politiques japonais signifient leur adhésion à l’idéologie d’État, justifient une version négationniste de l’histoire, humilient les peuples voisins qui ont eu à souffrir de l’impérialisme nippon et contreviennent à la séparation de l’État et de la religion (Seikyô bunri) que disposent les articles 20 et 89 de la loi fondamentale. Cela fait beaucoup, et en le faisant chaque année durant son mandat, Koizumi Junichirô savait pertinemment qu’il provoquerait une crise avec la Chine et la Corée du sud. Celle-ci ayant éclaté, Abe Shinzô avait choisi de ne pas l’imiter durant son premier exercice du pouvoir, mais il fait partie de la « ligue des parlementaires pour prier ensemble au sanctuaire Yasukuni » (Minna de Yasukuni-jinja ni sanpai suru kokkai-giin-no kai) et n’a pas caché son désir d’y effectuer des visites officielles.

En agissant comme il l’avait fait, Koizumi prétendait simplement suivre une tradition nationale de respect des morts, qui ne pouvait être l’objet d’une censure étrangère, et n’a pas véritablement repris les thèmes négationnistes, alors qu’ils sont ressassés de façon obsessionnelle par Abe Shinzô. Celui-ci entend en effet réécrire deux déclarations par lesquelles les dirigeants japonais reconnaissaient l’oppression coloniale, les guerres d’agression et les crimes qui leur furent associés. Il s’agit, d’une part, de la déclaration faite le 4 août 1993 par Yôhei Kônô, chef du secrétariat du gouvernement, c’est-à-dire le numéro deux du cabinet présidé alors par Miyazawa Kiichi, selon laquelle il était prouvé que les autorités militaires avaient contraint à la prostitution de milliers de jeunes femmes afin de « réconforter » les soldats. En majorité coréennes et chinoises, mais tous les pays occupés par le Japon et des prisonnières occidentales eurent à en souffrir, on évalue leur nombre à au moins 200.000. Au cours des deux dernières décennies, des survivantes ont pu dépasser leur honte pour décrire leur calvaire, qui ne peut plus être évacué par les médias et reste un sujet extrêmement sensible dans les deux pays les plus affectés. Depuis cette déclaration, des campagnes sont menées, par les quotidiens Yomiuri et Sankei notamment, pour nier que les « femmes de réconfort » (ianfu) aient été contraintes et affirmer qu’elles étaient volontaires ou que les organisateurs de ces lieux d’abattage étaient des entrepreneurs privés. Pour Abe, et Hashimoto Tôru comme Ishihara Shintarô se sont exprimés dans le même sens, on ne peut parler de contrainte que lorsque des domiciles sont forcés pour en enlever les jeunes occupantes. La déclaration Kônô est donc inappropriée. Le 15 août 1995, à l’occasion du cinquantenaire de la fin de la guerre, le premier ministre socialiste Maruyama Tomiichi fit d’autre part une brève déclaration officielle par laquelle il reconnaissait « les torts et les souffrances considérables » infligés aux peuples d’Asie pendant la colonisation et les guerres d’agression, exprimait ses « profonds remords devant ces faits historiques irréfutables » et présentait ses « excuses du fond du cœur » [10]. Pour les révisionnistes, celles-ci n’ont pas lieu d’être, puisque la guerre de quinze ans avait cherché à libérer les peuples d’Asie du joug occidental et que le Japon y avait été contraint par l’encerclement des puissances blanches. Cela renvoie à la loi fondamentale sur l’éducation, l’un des fondements du Japon démocratique d’après guerre, au sens où elle donne pour raison d’être à l’école de former des citoyens, et non des sujets comme le voulait lekokutai, aptes à penser et à se déterminer par eux-mêmes en se fondant sur la raison. Particulièrement important à ce titre est le contenu des manuels, d’histoire et de sciences sociales en premier lieu. Or, une pression croissante est exercée par le courant nationaliste pour gommer ou édulcorer tout ce qui concerne la colonisation et les guerres d’agression. De fait, les manuels préparés par les maisons d’édition passent devant une commission ministérielle qui peut faire des remarques et imposer des « corrections », le choix parmi l’ensemble des livres de classe étant laissé aux comités locaux d’éducation, ce qui fait que l’ensemble de la population japonaise est directement impliquée dans cette confrontation. Les cas de censure ne sont pas rares et, ces dernières années, des manuels clairement révisionnistes ont été confectionnés à l’instigation d’associations nationalistes, manuels qui n’ont pas connu, pour l’instant, un succès retentissant. Déjà, la loi fondamentale a été amendée de manière à ce que le « patriotisme », si ce terme a en l’occurrence un sens, soit enseigné et il est clair qu’Abe Shinzô entend pousser les feux en ce domaine. Le choix du nouveau ministre de l’éducation en est révélateur, puisque Shimomura Hakubun considère que les verdicts du tribunal international de Tôkyô, formé pour juger un (tout) petit nombre de responsables au lendemain de la guerre, doivent être révisés.

Le cabinet qu’Abe Shinzô vient de constituer n’est pas formé de conservateurs, il est réactionnaire au point d’inquiéter The Economist, pourtant soucieux de voir l’Archipel se redresser face à la Chine. À la suite des médias japonais, il relève que 14 des ministres font partie de la ligue pour aller prier ensemble au Yasukuni, que 13 soutiennent laNihon Kaigi et que 9 sont membres de l’association parlementaire pour une vision « correcte » de l’histoire [11]. Ce que craint cet influent hebdomadaire, c’est que l’obsession négationniste ne détourne le gouvernement des réformes structurelles et ne nuisent en définitive à son camp. De fait, la nouvelle équipe entend accroître le budget militaire, mettre en œuvre le plan de réorganisation des bases américaines à Okinawa (aux frais du contribuable japonais), renforcer l’alliance militaire avec les États-Unis en l’élargissant à la sécurité collective, c’est-à-dire d’aller au-delà de la défense de l’Archipel, d’acquérir d’autres types d’armements et de poursuivre l’édification d’une défense antimissiles, de redéployer le dispositif militaire vers les archipels du sud afin de contrer la Chine, tout en faisant front contre la Corée du nord, de transformer les forces d’autodéfense en armée à part entière, de créer un Conseil de sécurité nationale sur le modèle de la Maison blanche et, couronnement de l’entreprise, de réviser l’article 9. Sur l’essentiel de ces objectifs, Washington ne peut qu’être satisfaite. Depuis le milieu des années 1990 déjà, de nombreux pas avaient été accomplis en ce sens, que Koizumi Junichirô a poursuivis par une série de lois et en décidant d’envoyer un contingent en Irak. Il s’agissait certes de participer ainsi à la « reconstruction » du pays, ce en quoi le régiment a été fort peu efficace, mais une ligne rouge a été franchie dans la mesure où le déploiement de forces japonaises à l’étranger n’était admis jusqu’alors que dans le cadre d’opérations de maintien de la paix conduites sous l’égide de l’ONU. Les administrations américaines n’ont cessé de demander davantage et d’inviter Tôkyô à réviser l’article 9. Des rapports successifs, notamment ceux co-dirigés par Joseph Samuel Nye Jr. et Richard Lee Armitage, ont proposé avec insistance que le Japon devienne le Royaume-Uni de l’Orient, autrement dit qu’il puisse combattre, dans cette région du monde, aux côtés des États-Unis. Ces vœux pourraient être exaucés avec l’actuel gouvernement et les premières réactions de l’establishment américain lui ont été plutôt favorables.

Deux dangers risquent de brouiller cette perspective. D’une part, le révisionnisme affiché du gouvernement Abe bloquera l’intégration militaire souhaitée du Japon et de la Corée du sud, quelle que soit la couleur politique de la nouvelle présidente Park Geun-hye, la propre fille du dictateur Park Chung-hee, ancien lieutenant de l’armée impériale nippone. Séoul ne peut en effet transiger ni sur la question des femmes de réconfort ni sur celle du petit archipel inhabitable desDokdo –au mot à mot « îles solitaires », appelées aussi rochers Liancourt- que le Japon revendique pour l’avoir annexé en 1905. D’autre part, les États-Unis entendent plus que jamais s’appuyer sur le Japon dans le cadre de leur politique de bordage de la Chine et, à ce titre, soutiennent la position de Tôkyô dans l’affaire d’un autre archipel, pour l’heure peuplé de chèvres sauvages, appelé Senkaku en japonais et Diaoyu en chinois. Or, cette position reste pour le moins discutable au regard de l’histoire, comme plusieurs analystes américains l’ont observé, et il serait dangereux, pour le « pivotement asiatique » qu’entend accomplir la grande stratégie étasunienne, de se laisser entraîner par l’action irréfléchie d’un État client [12]. Pour la Chine aussi, la question des « femmes de réconfort » ne saurait être oubliée, ni non plus les agressions répétées dont elle fut l’objet de la part de son voisin, points sur lesquels les États-Unis ne peuvent se renier. Une des raisons de la démission subite d’Abe, lors de son premier exercice du pouvoir, semble bien avoir été le refus de George W. Bush de le suivre sur la première de ces questions. On ne peut cependant se reposer sur le rôle modérateur que pourrait jouer l’administration Obama, d’autant que la déliquescence de la politique japonaise risque fort de conduire à de nouvelles provocations. Ainsi, c’est Ishihara Shintarô, alors encore gouverneur de Tôkyô, qui, en annonçant vouloir acheter à leur propriétaire privé, a poussé le gouvernement Noda à les acquérir pour le compte de l’État, mettant ainsi le feu au poudre, tant à Taiwan que sur le continent [13].

Le gouvernement Abe sait également que la victoire remportée ne signifie aucunement une adhésion à son programme. Les sondages à la sortie des urnes le prouvent et ceux qui ont été réalisés à propos de plusieurs sujets importants, l’éventuelle sortie du nucléaire ou la révision de l’article 9 par exemple, ne lui sont pas favorables. Par ailleurs, si le Kômeitô est aujourd’hui une formation conservatrice, il ne saurait accepter un retour du Shintô et continue à se dire pacifiste. La droite nationaliste aujourd’hui au pouvoir peut néanmoins s’appuyer sur un courant d’opinion de plus en plus structuré. Elle peut espérer bénéficier de la timidité des médias nationaux et de l’appui de certains d’entre eux. Elle compte sur la passivité d’une grande partie de la jeunesse, sur les préoccupations quotidiennes des simples gens, sur le désarroi, au moins momentané, du mouvement citoyen –de vastes rassemblements, qui ont pu réunir 200.000 personnes, se tenaient tous les vendredis à Tôkyô pour demander une sortie rapide du nucléaire, sans que cela ne se traduise en termes électoraux- pour manœuvrer, tout comme elle peut penser que, satisfaits sur le plan militaire, les États-Unis ne s’inquiéteront pas de ses projets négationnistes. Surtout, on voit mal quelles forces politiques pourraient être en mesure de la combattre à l’intérieur du pays. Le Parti démocrate est à reconstruire, qui compte d’ailleurs de nombreux partisans de la fermeté en matière internationale, mais il peut aussi bien se scinder. La « troisième force » se résume pour l’instant à l’alliance de deux démagogues d’extrême droite et la gauche authentique doit se remettre en ordre de route. Yami, ce qui définit les ténèbres, c’est leur obscurité et la difficulté à prévoir ce qui en surgira.

Notes
[1] Aux sept formations et groupuscules s’ajoutait l’organe politique formé par la Confédération des syndicats japonais ou Rengô. Celle-ci est le fruit de la fusion, achevée en 1990, des trois principales confédérations, le Sôhyô, la Dômei et la Churitsu Rôren. L’objectif était de disposer d’une structure nationale capable de peser directement sur le processus politique pour se rapprocher du modèle des pays européens du nord. Dans les faits, Rengô soutient le PDJ comme le Sôhyô le faisait pour le PSJ et la Dômei pour le PDSJ. Deux autres centrales existent, Zenrôren et Zenrôkyô, qui rassemblent moins de salariés, mais sont plus combatives.

[2] La Chambre des Conseillers compte 248 membres, élus pour six ans, au lieu de quatre pour les Représentants. Elle est renouvelée par moitié tous les trois ans. Le mode d’élection est également double, avec d’une part 47 circonscriptions correspondant aux préfectures, où le vote est uninominal, et d’autre part 48 élus sur des listes nationales dressées par les partis ou des groupes de personnalités connues, qu’elles soient vedettes des médias ou figures emblématiques de telle ou telle cause. Le sénat ne peut être dissout, à la différence de la chambre des Représentants. Quand un projet de loi est rejeté par lui, le gouvernement ne peut contourner son opposition que s’il dispose d’une majorité des deux tiers à la chambre basse.

[3] Sur cette évolution institutionnelle, voir Margarita Estévez-Abe et Ta kako Hikotani : « Japan’s New Extrovert Leaders ; How Institutions Change Incentives and Capabilities », colloque « Japan and the World : The Domestic politics of How the World looks to Japan » (Yale University, 9-10 march 2007), 28p.

[4] À la vérité, on trouvera sur Wikipedia en français les biographies de plusieurs politiciens de ces deux dernières décennies, souvent très détaillées et néanmoins discutables.

[5] Une des données étranges est le nombre élevé de dirigeants démocrates –Noda Yoshihiko, Genba Kôichirô, Fukuyama Tetsurô, Katsumata Kôichi ou encore Maehara Seiji- sortis de l’Institut de gouvernement et de gestion Matsushita, établi par Matsushita Kônosuke, le fondateur du trust Panasonic et réputé « roi du manègement ». La formation dure trois ans, est gratuite et sévère, avec entraînements physiques dans les camps des forces d’autodéfense, ce pour former les « élites japonaises du XXIe siècle ». Peut-être est-ce la raison pour laquelle ces diplômés se retrouvent à la droite du PDJ, sur les questions de politique intérieure comme en politique extérieure, ce qui conduit à s’interroger sur les raisons pour lesquelles le gouvernement français envoie des stagiaires dans un tel établissement.

[6] Le terme ishin a une grande résonance au Japon puisque ce vocable désigne les bouleversements (Meiji ishin) qui ont suivi l’accession au trône de l’empereur Meiji en 1868. On le traduit tantôt par « restauration » du pouvoir impérial et tantôt par « réforme », pour insister sur l’abolition de l’ordre alors établi. Nous préférons le terme de « refondation » car on ne saurait à proprement parler restaurer ce qui n’a pas existé et parce que la transformation accomplie n’a pas fait complètement disparaître les rapports féodaux. Le même terme a été utilisé durant les années trente par les partisans de la fascisation du pays, qui parlaient de « Shôwa ishin », du nom de règne de l’empereur Hirohito.

[7] Ozawa Ichirô explique la victoire de l’alliance et la déconvenue de sa formation par cet éparpillement. Il y avait contribué. Le parti qu’il venait de former a fusionné à la veille du scrutin avec le Mirai-no tô ou Parti du futur, une formation lancée le 28 novembre 2012 par Kada Yukiko, la gouverneure de Shiga, sur un programme écologique, de protection sociale et de défense des droits de la femme. Le Genzei Nippon a suivi l’exemple d’Ozawa, sans que cela ne mène bien loin. Sur les neuf députés élus en décembre, Ozawa et six autres ont reconstitué le Kokumin-no seikatsu ga daiichi, Kamei Shizuka a rejoint une autre petite formation écologiste représentée à la chambre des Conseillers et il ne reste que l’ancienne sociale-démocrate Abe Tomoko pour se réclamer du Parti du futur qui, de ce fait, n’a pas d’existence officielle au parlement et n’a droit à aucun financement public.

[8] Tetsuya Takahashi : Morts pour l’empereur, la question du Yasukuni (Les Belles Lettres, 172 p. Paris 2012), avec une préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, ouvrage en tous points remarquable et admirablement traduit par Arnaud Nanta. On notera que les civils, très nombreux pourtant, qui périrent dans les bombardements américains au phosphore, ne sont pas honorés par les pouvoirs publics.

[9] Nous réservons le terme shintoïsme à l’ensemble des cultes agraires, polythéistes et teintés de chamanisme qui ont imbibé l’archipel, et celui de Shintô à sa déformation « par en haut », pour faire de l’empereur le descendant des divinités fondatrices et de sa personne un dieu vivant à laquelle une obéissance absolue devait être réservée. Au mot à mot, le terme se traduit par « la voie des divinités (ou esprits) ».

[10] C’est là le seul acte positif du gouvernement de grande coalition. Celui-ci a également créé en 1994 une « fondation pour la paix et l’amitié en Asie au bénéfice des femmes », censée indemniser les femmes de réconfort encore en vie. La RPC et la RPDC refusèrent d’avoir des relations avec elle. Après son retrait de la politique, Murayama Tomiichi présida cette fondation jusqu’à sa dissolution, le 21 mars 2007. Elle avait collecté l’équivalent de 4,7 millions de dollars au sein de la population japonaise, qui servirent à verser 16.700 dollars à 285 Taiwanaises et Philippines ; avait dépensé 6,5 millions de dollars de fonds publics pour fournir des soins médicaux à ces femmes ainsi qu’à 79 Néerlandaises, et 3,1 millions de dollars pour des établissements de soins et d’accueil de personnes âgées en Indonésie.

[11] The Economist : « Japan new cabinet, Back to the future », 5 janvier 2013, p.36-37. La Nihon Kaigi ou Conférence japonaise est, à l’échelle du pays, la plus puissante des organisations nationalistes dont elle synthétise tous les thèmes, révision constitutionnelle comprise. Abe en est membre, comme de plusieurs autres groupes parlementaires de même nature. On citera seulement celui qui entend rétablir le Shintô. Le fait que le cabinet comporte deux femmes parmi les 18 ministres ne change rien, le nationalisme et le négationnisme n’étant pas affaire de genre.

[12] Bien que ces affaires soient de même nature, qui concerne la souveraineté historique et la délimitation des zones maritimes conformément au droit international, elles se posent de manière différente en mer de Chine dite orientale et en mer de Chine dite méridionale. Les Paracels ont fait historiquement partie du Vietnam depuis le XVIIIe siècle, puis du protectorat d’Annam, et les Spratleys ont été intégrés à l’Indochine française en vertu du principe terra nullius, alors que les Diaoyu, qui se trouvent entre Taiwan et les Ryûkyûs, alors indépendantes, ont été annexées par le Japon dans le cadre de la première guerre sino-japonaise de 1894-1895.

[13] Le fait que l’archipel est très éloigné de Tôkyô n’était pas l’argument essentiel pour démonter la manœuvre d’Ishihara, puisque l’archipel d’Ogasawara, dont fait partie Iwojima, dépend de la préfecture de Tôkyô, distante pourtant de plus de 1.000km. L’aberration venait de ce que les Senkaku/Diaoyu dépendent administrativement de la préfecture d’Okinawa, dont la population n’est pas nécessairement animée des mêmes pulsions chauvines. Les trois îlots ont été acquis pour l’équivalent de 26 millions de dollars.