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Novembre semble avoir été choisi par le président Obama pour se rendre en Asie. L’an dernier, c’est à la même époque qu’il était allé au Japon, à Singapour, en Chine et en Corée du Sud, alors que le voyage qu’il vient d’effectuer a eu pour étapes l’Inde et l’Indonésie, dans un cadre bilatéral, puis, à nouveau, la Corée du Sud et le Japon, mais pour des rencontres multilatérales. Les commentaires qui en ont été faits aux états-unis sont radicalement opposés, les uns l’analysant comme une réussite stratégique, les autres comme la marque du déclin relatif des états-Unis, quand on n’y a pas tout simplement vu une fuite politique après la « dérouillée » (shellacking) essuyée lors des élections de mi-mandat.

VRP

Officiellement, il ne s’agissait pas de la Chine et pourtant celle-ci a été constamment présente, en arrière plan des visites bilatérales ou au-devant des rencontres multilatérales, pour ce qu’elle est et parce qu’elle est devenue une actrice essentielle des modifications en cours dans la corrélation des forces économiques, financières, politiques et normatives. Or, en un an, l’aura du président américain s’est ternie. Son prix Nobel de la paix oublié, il se heurte à une opposition obstinée, bornée, mais renforcée, dans un pays en proie à un chômage massif, à des inégalités criantes et à des déficits béants. Environ 20% de la population active est sans emploi ou sans emploi réel. Selon un rapport récent du département de l’Agriculture, 15 % des ménages sont trop pauvres pour pouvoir s’alimenter correctement. Aussi Barack Obama a-t-il indiqué, avant son départ, qu’il se ferait représentant de commerce à la recherche de débouchés créateurs d’emplois aux états-Unis.

Il ne faudrait pas voir là une excuse maladroite pour justifier cette escapade d’une dizaine de jours. On n’a en effet pas assez remarqué en France que l’une des premières décisions de la mandature a été le lancement d’une « initiative pour le commerce extérieur » dont l’objectif est de doubler en cinq ans les exportations américaines, initiative qui fait partie intégrante de la « doctrine Obama » et constitue une des tentatives de réponse à la crise du pays. 6 milliards de dollars de contrats auront été signés en Inde, avec notamment la vente de dix appareils de transport militaires C-17 fabriqués par Boeing, qui viendront s’ajouter aux six avions-cargos C-130J que Lockheed Martin commence à livrer et au contrat de 2,1 milliards de dollars signé en 2009 par Boeing pour la fourniture d’appareils de surveillance maritime. En quoi il se confirme que les états-Unis demeurent, et de loin, le premier exportateur d’armements au monde, dans le Golfe en particulier (60 milliards de dollars de contrats en vue), et que l’Inde diversifie ses commandes d’armements, en même temps qu’elle redéfinit sa politique étrangère. Son marché s’annonce prometteur. On estime en effet qu’avec un taux de croissance du PIB de 8% l’an, Delhi pourrait consacrer entre 50 et 80 milliards dollars à son équipement militaire au cours du prochain lustre. La concurrence est cependant rude – Russie, France -, en particulier pour le nouvel appareil de combat dont l’Inde veut se doter.

On n’a pas uniquement signé des contrats. À la suite de l’accord de coopération nucléaire conclu à l’époque de Bush le Jeune, accord entériné par la communauté internationale bien qu’il contrevienne au traité de non prolifération, l’administration Obama cherche à lever les obstacles dressés par la législation indienne afin d’exporter centrales et matériaux fissiles, domaine dans lequel elle rencontre également une forte concurrence étrangère. Plus largement, elle entend développer les échanges dans les secteurs de pointe où l’Inde dispose d’un important contingent d’ingénieurs et de chercheurs. Dans cet esprit, le président américain a accepté de revoir la réglementation portant sur les exportations de « technologies » duales, c’est-à-dire à usages tant civils que militaires. Un accord a été conclu pour que l’Inde participe à une autre initiative de la Maison-Blanche, portant sur l’exploitation des gisements de schistes bitumineux comme complément des hydrocarbures classiques, et la coopération bilatérale en matière de lutte contre le terrorisme a été approfondie.

La dimension économique fut moins soulignée en Indonésie, d’une part parce que les états-Unis y disposent déjà de positions fortes, notamment dans l’exploitation des ressources naturelles de cet immense archipel, et également parce que le marché, les capacités productives et les réserves scientifiques du pays, qui compte cependant 240 millions habitants sur 1,9 million de km2, sont sensiblement plus restreints. Toutefois, le président Obama n’a pas caché, lors de son bref séjour, que l’Asie du sud-est n’était pas oubliée dans la recherche de débouchés, ce sur quoi il avait déjà insisté lors du deuxième sommet EU-ASEAN des 23 et 24 septembre derniers et ce sur quoi il reviendra quelques jours plus tard à Yokohama, au cours du 18ème forum de l’APEC qui regroupe des pays d’Asie orientale, d’Océanie et d’Amérique du nord, ainsi que la Russie, le Pérou et le Chili, en se faisant le chantre du libre-échange, autour du projet encore flou de « partenariat trans-Pacifique » (TPP).

« Congagement »

Rien de neuf sous le soleil, serait-on tenté de dire. Déjà, en janvier 1992, Bush l’Ancien s’était rendu au Japon avec une armada de patrons américains et un seul mot d’ordre « jobsjobsjobs  ». Sa visite est restée dans les mémoires pour le malaise qui le saisit lors du dîner de gala offert par le Premier ministre Miyazawa Kiichi et le néologisme né de l’incident, « bushu-o suru » signifiant désormais « vomir » en japonais. Depuis cette date, les positions de l’industrie automobile américaine ne se sont pas rétablies. Par la suite, Bill Clinton créera une « economic war room », qui n’est pas parvenue à réduire le déficit commercial des états-Unis. Rien de neuf, et pourtant la situation n’est plus la même. En 1992, les états-Unis pouvaient se présenter comme le magistral vainqueur de la guerre froide et de la « guerre du Golfe ». Ils sont aujourd’hui embourbés dans le « grand Moyen-Orient ». Ce n’est plus seulement le Japon, mais aussi la Corée du Sud et bien des « puissances émergentes », en premier lieu la Chine, qui dégagent de substantiels excédents dans leurs échanges avec les états-Unis et qui acceptent d’en financer les déficits publics, qui ont entre temps considérablement gonflé.

Dans un article du « New York Times » repris par la presse française, le journaliste Robert Kaplan, dont les très nombreux voyages lui ont inspiré maints ouvrages sur le thème de « l’anarchie montante » dans les pays du Sud, a inscrit le voyage de Barack Obama dans la vision géopolitique de Nicholas Spykman qui, il y a de cela trois quarts de siècle, suggérait aux états-Unis de prendre le contrôle des terres (rimland) formant l’anneau extérieur du continent eurasiatique. Rien de bien neuf on le reconnaîtra, si ce n’est qu’il s’agissait alors d’encercler l’Union soviétique, alors que c’est de la Chine qu’il est question aujourd’hui. Cela a transpiré dans les deux discours prononcés, l’un à Delhi devant les deux chambres et l’autre à l’université nationale de Jakarta. Discours éloquents, comme c’est souvent le cas de la part du locataire de la Maison Blanche, sincères sans doute lorsque Gandhi a été invoqué et qu’ont été évoqués les souvenirs des années d’enfance passées en Indonésie, mais muets sur le rôle des états-Unis dans les massacres qui ensanglantèrent l’archipel à partir de 1965, sur le soutien accordé jusqu’à l’avant dernier jour au dictateur Suharto et sur la durable hostilité des états-Unis à l’encontre de l’Inde, accusée longtemps de neutralisme et de complaisance envers l’Union soviétique. L’accent y a été également placé sur la capacité dont ces pays font montre à subsumer l’extrême diversité de leurs populations, le discours de Jakarta reprenant par ailleurs le thème développé au Caire sur l’islam comme religion de tolérance et d’ouverture au monde, dont l’Indonésie, pays musulman le plus peuplé du monde, serait le modèle. Les références à la Chine ont donc été indirectes, la démocratie parlementaire et la diversité idéologique ouvrant, selon l’orateur, de plus fécondes perspectives de développement : « la prospérité sans liberté n’est qu’une autre forme de la pauvreté ».

Au-delà de ces homélies, c’est le vif intérêt accordé à l’Association des nations de l’Asie du sud-est (ASEAN) depuis l’an dernier, c’est le partenariat global conclu avec l’Indonésie, c’est le partenariat stratégique avec l’Inde et le soutien apporté à sa candidature à un poste de membre permanent du Conseil de sécurité, ce sont les contrats signés à Delhi qui illustrent cette grande stratégie, tout comme la volonté d’exploiter les différends ayant surgi entre la Chine et certains de ses voisins, par exemple à propos des archipels des mers dites de Chine méridionale (Paracel et Spratly) et de Chine orientale (Senkaku/Diaoyutai).

Toutes raisons pour lesquelles il était pour le moins prématuré de parler d’un G2 formé par les géants américain et chinois. Il est évident que les grandes questions du temps présent, notamment celles tournant autour du développement durable, ne peuvent être sérieusement abordées sans une concertation entre ces deux pays, dont par ailleurs les relations commerciales, financières et productives se sont approfondies et complexifiées. Mais ils ne sont pas seuls au monde et les contradictions existant entre eux sont manifestes. Aussi est-on en droit de penser que la proposition faite en 1999 par le néo-conservateur américain Zalmay Khalilzad reste d’actualité, qui est d’articuler l’ « endiguement » (containment) à la « cooptation », ou « engagement », de la Chine, parvenant ainsi au néologismecongagement. D’autres formules sont aujourd’hui utilisées, par exemple presser la Chine de se comporter en stakeholder, c’est-à-dire comme partie prenante de l’ordre existant, afin de « réassurer » la communauté internationale. Or, si la République populaire de Chine ne cherche pas à fonder un nouvel ordre international, sa simple émergence comme puissance économique et financière tend inévitablement à modifier ce dernier, et si la ligne tracée par Deng Xiaoping de « faire profil bas » dans les affaires internationales demeure celle des dirigeants actuels, elle n’a jamais consisté à abandonner ce qui est considéré comme l’intérêt national. Bien plus, l’ordre international actuel repose sur des rapports et relève de normes qui restent régies ou définies par les puissances établies. Des différends ne peuvent donc que surgir et des tensions apparaître, qui ne se limitent en rien aux relations sino-américaines, mais qui incitent Washington à tenter d’ « endiguer » en même temps qu’il « dialogue » avec Pékin. Un seul exemple de cette complexité, on peut considérer que la participation de l’Inde au développement des schistes bitumineux est un point marqué par le président Obama, mais c’est oublier qu’un accord similaire a été conclu avec la Chine, qui a d’ailleurs investi dans ce cadre aux états-Unis.

19+1

Le voyage devait trouver son point d’orgue à Séoul lors de la réunion du G20, dans la mesure où le président Obama pensait être en mesure de rassembler la plupart des pays dans sa tentative d’obtenir l’appréciation du renminbi, la devise chinoise. La sous-évaluation de cette dernière pèse en effet sur de nombreuses économies, en particulier du Sud, mais c’est l’inverse de ce qui était attendu qui s’est produit, si bien que l’agence Reuters a pu écrire que ce 5ème sommet du G20 avait réuni 19 participants face aux états-Unis. D’une part, la thèse de la Maison-Blanche selon laquelle la sous-évaluation de sa monnaie a permis à la Chine de constituer d’énormes réserves qui, en se plaçant massivement sur le marché obligataire de Wall Street, a nourri la bulle financière et donc la crise, qu’elle empêche aujourd’hui l’économie américaine de redémarrer du fait de la concurrence des produits « made in China », ne parvient guère à convaincre. Elle omet ainsi le fait que l’appréciation sensible du renminbi en 2005 n’a pas permis le redressement de la balance commerciale des états-Unis ni la résorption de la bulle financière, tout au contraire. D’autre part et surtout, la décision de la Réserve américaine de procéder à une nouvelle vague de création monétaire ex nihilo entre directement en contradiction avec la politique suivie par la Banque Centrale Européenne, affecte de façon multiforme les économies du sud les plus dynamiques, relance les spéculations et ouvre une véritable guerre monétaire. Comme un échec n’arrive jamais seul, le gouvernement de Séoul, pourtant lieutenant fidèle, a refusé l’accord de libre-échange qu’il comptait conclure avec les états-Unis, pour cause de désaccord à propos de l’industrie automobile et de la viande bovine.

L’encerclement de la Chine, si ce projet a un sens, s’avère plutôt difficile, comme le confirment quelques données ou faits passés inaperçus. Bien que les relations entre les deux pays ne soient pas exemptes de contradictions, il est inexact d’écrire que la RPC s’oppose à la candidature de l’Inde au statut de membre permanent du Conseil de sécurité, les rencontres régulières Chine/Inde/Russie, dont on ne dit quasiment jamais rien en Occident, ayant abouti à un accord sur ce point. Le 28 octobre dernier, un contrat d’un montant de 10 milliards de dollars a été signé entre le groupe Shanghai Electric et le conglomérat indien Reliance ADA pour la fourniture de turbines de centrales thermiques au charbon. Wu Bangguo, le président de l’Assemblée nationale du peuple, s’était rendu à Jakarta peu avant le président américain et a indiqué la volonté de son pays d’investir l’équivalent de 6,6 milliards de dollars dans le développement des infrastructures indonésiennes. Enfin, les échanges commerciaux entre la Chine et les pays de l’ASEAN sont estimés à 22,5 milliards de dollars contre 15,6 milliards pour ce qui concerne les états-Unis.

Dans le parc Taman Menteng de Jakarta, près de l’endroit où Barack Obama a vécu de 1967 à 1971, une statue a été rédigée l’an dernier le représentant sous les trais d’un garçonnet en culotte courte. Sur sa main tendue, un papillon se pose. La plaque porte les mots suivants : « L’avenir appartient à ceux qui croient en la puissance de leurs rêves ». Ceux du président sont-ils toujours ceux de l’enfant qu’il fut ?