par Raphaël Porteilla
À peine un mois après la fin de la Coupe du monde de football qui a focalisé les regards du monde entier sur l’Afrique du Sud, ce pays est confronté à une grève dans la fonction publique d’une ampleur jamais égalée depuis trois ans (celle de 2007 a duré un mois). Passé la période d’état de grâce et habitué à un hiver austral placé sous le signe des négociations salariales et des conditions de travail dans tous les secteurs, le gouvernement sud-africain se retrouve devant un défi considérable : répondre aux attentes des grévistes sans compromettre les fragiles équilibres économiques ni la triple alliance, tout en redonnant des raisons d’espérer au plus grand nombre.
Une grève… logique
Depuis 2007, l’Afrique du Sud a connu plusieurs mouvements de grèves, mais qui ont été jusque-là été contenus par la COSATU. L’arrivée de J. Zuma à la présidence de la République, puis l’organisation de la Coupe du Monde de football ont également participé à une certaine retenue dans l’expression syndicale. Mais cette fois, la base clame haut et fort ses revendications salariales (revalorisation de 8 %) et sociales (prime au logement de 1.000 Rands) en engageant depuis le 18 août dernier une grève très suivie.
Entrant dans sa troisième semaine, la grève des fonctionnaires mobilise près de 1,3 million de personnes lors des nombreuses marches qui se sont déroulées à l’appel de la COSATU et de l’Independent Labour Caucus (ILC), l’autre centrale syndicale bien implantée parmi les fonctionnaires. Touchant principalement les services de santé, les hôpitaux et l’éducation, cette grève n’a pas toujours été bien appréciée par le public car perturbant des services jugés essentiels, ce que le gouvernement s’est empressé de relayer. D’autant que ce dernier, jouant sur les peurs potentielles des citoyens, comme dans d’autres pays, a non seulement critiqué vivement les (quelques) cas de violence ou d’intimidation à l’encontre des personnels non-grévistes ou des « volontaires », mais a aussi parfois réprimé durement les manifestants. Pour maintenir certains services, le gouvernement a dû faire appel à l’armée, principalement dans les hôpitaux (4.000 soldats), soulevant réprobation et grogne car accusé de casser la grève.
Cependant, cette grève est aussi très populaire car elle met en lumière un point crucial pour les années à venir : le peuple est fatigué d’attendre des jours meilleurs et veut enfin pourvoir tirer quelques bénéfices de la liberté si chèrement conquise contre le régime d’apartheid. Le désaccord entre le gouvernement et les syndicats porte sur les revalorisations salariales et sur les primes au logement. En dépit des négociations, rien n’a abouti ; le gouvernement indiquant qu’il ne pouvait pas accéder à de telles demandes faute de moyens financiers, ou alors au prix de réduction d’autres budgets sociaux. Pressé par le Président Zuma, de retour d’un voyage en Chine fin août, le gouvernement a formulé une nouvelle proposition envisageant une augmentation de 7,5 % des salaires ainsi qu’une prime au logement de 800 R. Mais après consultation de la base mercredi 3 septembre, la COSATU (principalement le NEHAWU qui syndique le personnel hospitalier et le SADTU, les enseignants) a rejeté l’offre et a décidé de poursuivre le mouvement, suivi le lendemain et très timidement par l’ICL. Ce refus peut se comprendre dans le sens où les syndicats ont le sentiment que le gouvernement leur ment en prétextant ne pas avoir l’argent pour accéder à ces demandes, comme le souligne un leader syndical : « nous avons noté que le gouvernement, qui dit être pauvre, a assez d’argent pour payer des pages de publicité dans les journaux et transférer les malades dans les hôpitaux privés ». L’attitude du gouvernement est d’autant plus sujette à caution que début juin, à l’approche du début de la Coupe du monde de football, les salariés en grève de deux grandes entreprises para-étatiques, Transnet (chemins de fer et ports) et Eskom (électricité) ont obtenu des augmentations salariales de 11 et 9 % respectivement ainsi qu’une allocation logement de 1500 rands. D’ailleurs, d’autres secteurs ont décidé de s’engager dans le mouvement, soit par solidarité, soit sur la base de revendications identiques, démontrant que le moment était venu de mettre le gouvernement devant ses responsabilités.
Une grève… politique
Cette grève soulève en effet bien d’autres questions, plus politiques, qui avaient été masquées depuis 2009.
Ce mouvement n’est pas une revendication catégorielle supplémentaire, mais bien un appel pour l’ensemble de la population qui veut et attend de meilleurs services publics. Ces derniers ont toujours été au cœur des discours politiques, qui n’ont pas, à de rares exceptions près, été suivis d’effets. Conjugué à la corruption, le déficit de services sociaux rend la vie des plus fragiles encore plus douloureuse. La patience demandée aux Sud-africains depuis 1994 commence à ne plus être entendue, d’autant que les élites politiques et économiques ne cachent plus leur « réussite », attisant la rancœur du plus grand nombre.
S’est ainsi creusé un fossé entre le peuple et les élites politiques (et économiques) comme le souligne l’appel de la COSATU : « …Ce sont nos enfants qui ne vont pas à l’école depuis le début de la grève, ce sont les travailleurs et leurs familles qui sont les plus touchés par le non-fonctionnement des hôpitaux. L’élite de notre société est à peine touchée par la grève ». D’autres renchérissent en pointant du point les responsabilités : « Certains disent en finir avec l’ANC, mais ce n’est pas l’ANC qui est un problème, ce sont les dirigeants que nous avons élus ». En écho à cette défiance, le gouvernement a décidé le 6 septembre le gel des salaires des ministres et hauts fonctionnaires afin de combler non seulement les écarts de salaires (estimés par le SACP de 1 à 91 dans la fonction publique) mais aussi corriger la mauvaise image de l’élite, ce qui n’est pas sans rappeler d’autres contextes…
En outre, cette grève pose la question de l’alliance tripartite gouvernementale si singulière entre un mouvement de libération nationale devenu parti de gouvernement (ANC), un parti politique (le parti communiste, SACP) et une centrale syndicale (COSATU). Si les liens structurels ont toujours existé entre ces trois forces, les tensions idéologiques aussi. Depuis la conférence nationale de l’ANC à Polokwane en décembre 2007, les divergences se sont avivées autour du programme économique. Si la tenue de la Coupe du Monde de football a permis pendant un temps de préserver l’alliance (bien que des grèves aient eu lieu, notamment celle des stadiers), des fissures apparaissent nettement, même si J. Zuma a rappelé le 5 septembre que « l’alliance est avec nous pour longtemps encore ».
Et c’est justement le sens profond de la grève : quelle politique économique entend suivre le gouvernement ? Le changement de direction en 2009 ne s’est pas concrétisé par un changement de politique économique, encore dominée par l’orthodoxie libérale (teintée de social), qui continue à faire des dégâts en Afrique du Sud (et ailleurs). Les syndicats et, au sein de l’ANC, la Ligue de la jeunesse, appellent à mettre en débat des questions sensibles comme la nationalisation des mines, d’autres moyens de lutter contre la pauvreté et le chômage ou la réforme agraire, point sensible s’il en est dans ce pays. Déjà des voix – syndicales – se font entendre qui invitent à ne pas soutenir les candidats de l’ANC lors des prochaines échéances municipales de 2011 et surtout à modifier en profondeur les orientations de la politique économique qui seront débattues en vue du congrès de l’ANC, qui fêtera en 2012 son centenaire.
Tout l’enjeu de cette grève est là : est-ce que l’ANC et ses partenaires, qui ont réussi à libérer le peuple sud-africain de l’apartheid, sont en mesure d’assurer la redistribution nécessaire des dividendes de la démocratie en direction des plus défavorisés ? Cette lutte est loin d’être gagnée, mais l’Afrique du Sud a les moyens de relever le défi.