par Michel Rogalski
Plus on va moins vite, moins on avance plus lentement ! Vrai ou faux ? Faux bien sûr, car plus on ralentit, moins on accélère ! C’est dans un tel jargon, à nous faire douter de nous même, qu’est rédigé le très long projet de Traité constitutionnel européen sur lequel seuls dix peuples sur vingt-cinq auront le droit de se prononcer par référendum. Les autres devront se contenter de l’avis de leur élite parlementaire.
Faute de se prononcer sur les subtilités du texte, voire ses différences avec le Traité de Nice -présenté aujourd’hui comme un repoussoir absolu, après avoir été encensé-, les peuples des pays de l’Union consultés profitent de l’occasion, rare, qui leur est donnée pour évaluer le bilan de la construction européenne et ses perspectives d’évolution. Cette introspection ne s’arrêtera pas le 29 mai, jour où les Français se prononceront, mais se poursuivra tout au long de l’année, chaque pays profitant des débats initiés dans les autres. Elle se déroulera dans un contexte déjà connu et qui est celui d’une chute profonde du « sentiment européen » dans l’opinion publique depuis 1991 ainsi que l’atteste tous les sondages organisés bi-annuellement par Bruxelles dans chaque pays membre. Faire l’Europe par la finance et la technocratie en la tenant éloignée de tout contrôle populaire ne pouvait conduire qu’à une telle évolution. La chute régulière du taux de participation aux élections européennes le confirme tant en Europe de l’Ouest que dans les nouveaux pays de l’Est où le dernier scrutin a mobilisé en moyenne seulement 20% de l’électorat.
Quels regards porter sur les modalités de cette construction européenne ?
Depuis le milieu des années 80 tout s’est accéléré. Ainsi, tour à tour, l’Acte unique établissant le marché unique et la libre circulation des capitaux, le Traité de Maastricht avec ses critères de convergence et de passage à l’Euro, puis le Traité d’Amsterdam avec ses sanctions et ses abandons de souveraineté, son Pacte de stabilité, et sa promesse de social, enfin l’élargissement à l’Est, ont-ils ponctué la construction européenne. Tout ceci s’est concocté loin des opinions publiques, dans des cercles restreints de décideurs, à Bruxelles (Conseil et Commission), à Luxembourg (Cour de justice), puis à Francfort (Banque centrale européenne), sous l’inspiration des forces les plus libérales appuyées sur leurs lobbies, quelles que soient les majorités politiques dominant le Parlement européen ou la couleur politique des pays-membres. Les Parlements nationaux ratifiant sans examen les Directives émanant de Bruxelles. La Constitution proposée aujourd’hui est dans le droit fil de cette logique qui se trouve ainsi confortée. Désormais, la poursuite en avant inspire plus la crainte que la pause, la réflexion ou une nouvelle concertation.
Car ce qui est en jeu ce n’est pas la nouvelle Constitution ou le retour au Traité de Nice comme on veut bien le présenter mais l’occasion -rarement donnée- de faire le point sur les modalités de la construction européenne et d’évaluer son bilan rétrospectif. Ce qui est demandé c’est un quitus pour aller plus loin. Et l’hésitation gagne y compris les rangs de ceux qui avaient associé leur identité politique depuis toujours à une construction européenne qui manifestement ne tient plus ses promesses.
L’Europe rempart contre la mondialisation ou laboratoire de la mondialisation ?
Peu à peu, depuis plusieurs décennies, l’Europe est devenue le continent où le processus de mondialisation a été le plus intense et qui cristallise donc, à une échelle démultipliée, toutes les questions que l’on peut adresser à la mondialisation. C’est dans cet espace que le commerce de proximité s’est le plus développé, que l’interdépendance y est la plus forte, que des pans entiers de souveraineté nationale ont été transférés, qu’une majorité de pays ont décidé de se doter d’une monnaie commune et d’une Banque centrale indépendante des gouvernements et enfin que des traités économiques se sont successivement empilés (Acte unique, Traité de Maastricht, Pacte de stabilité, etc.) qui tous contraignent à toujours plus de liberté de circulation, de privatisation, de concurrence exacerbée et se proposent de figer, une bonne fois pour toute, le principe du libéralisme comme mode de fonctionnement exclusif.
En réalité le processus européen cristallise les formes de la mondialisation les plus exacerbées, puisque c’est là que l’intégration internationale est la plus intense et la plus rapide. La concurrence de proximité est très vive au sein de cet espace mal protégé. Pourquoi le commerce intra-européen, élargi à 25 et bientôt à 28, serait-il moins destructeur que le commerce mondial ? C’est cette menace là, souvent perçue comme celle de la mondialisation, qui fait le plus de dégâts en terme de concurrence commerciale, d’altération de tissus productifs, de remodelages sociaux régressifs et d’abandon de souveraineté. De fait, l’Europe est devenue le laboratoire avancé de la mondialisation. Et il est peu sérieux de prétendre qu’elle pourrait en constituer un rempart alors que tout montre qu’elle en est devenue le chausse-pieds, abandonnant même le principe d’une protection commune extérieure. L’Europe ne s’est dotée d’aucun mécanisme lui permettant de se prémunir contre les effets délétères de la mondialisation. En son sein, et de façon aggravée depuis son élargissement à l’Est, le mécanisme de l’attractivité, qui favorise le moins-disant social, fiscal ou environnemental, bat son plein, encourageant les fermetures d’entreprises et les délocalisations. Les firmes de taille européenne ont le regard tourné vers le monde et n’ont aucun souci particulier de l’espace européen. Seul, leur chiffre d’affaire compte, et celui-ci peut être réalisé n’importe où sur la planète. La France ne donne pas l’exemple depuis qu’Alain Juppé, alors secrétaire d’État au budget dans le gouvernement Balladur, a fait passer un amendement à la loi de finance permettant aux plus-values boursières des non-résidents de bénéficier d’une totale exonération fiscale.
L’Europe libérale : le Mur de l’argent d’aujourd’hui de la gauche
Non seulement l’Europe sociale ne risque pas de voir le jour mais il devient de plus en plus évident qu’un véritable changement social dans un pays-membre aura du mal à se frayer un chemin dans le cadre européen tel qu’il s’est constitué Celui-ci apparaît de plus en plus comme une gangue engluante dont la fonction première consiste à empêcher tout écart avec la norme moyenne. C’est d’ailleurs bien la fonction de la plupart des alliances et des unions, qu’elles soient militaires ou économiques. On contrôle mieux en enlaçant qu’en isolant. C’est sur cette base que l’Europe d’après-Guerre s’est construite pour contenir l’Allemagne.
L’enjeu central pour les forces progressistes européennes, c’est la possibilité pour l’un des quelconque États-membres de pouvoir mettre en place des réformes sociales profondes sans buter sur le … Mur de l’Europe. Le tournant Mitterrandien de 1983 qui troqua la perspective d’un changement social contre l’accélération de la construction européenne illustre bien l’antagonisme du social et de l’Europe. Or la construction européenne agit comme un « réducteur d’incertitude » en oscillant mollement du centre-droit au centre-gauche et en dotant la nébuleuse en formation d’éléments de constitution économique inscrivant le libéralisme à son fronton, verrouillant ainsi toute possibilité de véritable alternative sociale. Car ce qui est « constitutionnel » c’est ce qui ne peut être remis en cause au gré des changements politiques et a pour fonction de limiter la portée de ceux-ci. Ce qui se passe dans un quelconque pays d’Europe doit nécessairement être compatible avec ces règles du jeu. C’est bien la fonction du socle maastrichien ou de la future constitution européenne. Au demeurant ces aspects de souveraineté limitée ne se limitent pas au seul socle économique ou social. Ce terme évoque une réalité pas si lointaine dans la partie Est de l’Europe. Il peut paraître excessif. Pourtant comment qualifier l’injonction faite par Bruxelles aux Irlandais d’avoir à revoter une deuxième fois sur la ratification du Traité de Nice. Que dire des menaces que brandissent déjà certains suggérant que la France devrait s’apprêter à revoter une seconde fois en cas de rejet du projet de Constitution. Les Accords de Maastricht posaient déjà que la politique extérieure et de sécurité commune de l’Europe devait être compatible avec les orientations de l’Otan. Ainsi, tout comme l’Espagne et la Grèce, les pays de l’Europe de l’Est se virent imposer d’abord l’adhésion à l’Otan avant de pouvoir prétendre postuler à l’entrée dans l’Union Européenne.
La question des questions est celle-ci : comment déverrouiller les formes de la construction européenne, dénouer les fils de la toile d’araignée tissés avec constance par les partisans du libéralisme, et ainsi regagner des marges de liberté indispensables à toute perspective de changement social ? Il devient urgent de définir les contours d’une Europe susceptible de respecter et non pas de contrarier la diversité des choix politiques exprimés par les États-membres. Il s’agit de reconstruire sur d’autres fondements et une autre logique une Europe dont la neutralité constitutionnelle serait permissive d’expériences nationales se dégageant du carcan des alternances sociales-libérales subies depuis plusieurs décennies. Faute de quoi le rouleau compresseur du modèle politique anglo-saxon balaiera tout sur son passage et la construction européenne ne sera devenue qu’une géniale mécanique conçue par les bourgeoisies européennes appuyées sur une technostructure bruxelloise, pour, à l’image de la Sainte Alliance se prémunir de tout risque d’avancée populaire dans un quelconque pays européen. Aucun programme politique de gauche ne sera crédible, car il ne pourra plus être appliqué. Alors, nous entrerons définitivement dans le « Cercle de la raison ».