par Claude Cartigny
Le 30 avril 2003, la feuille de route élaborée par le « Quartet » (États-Unis, Russie, Union européenne et ONU) était remise officiellement au 1er ministre palestinien Abou Mazen investi la veille par le Conseil législatif palestinien, et à Ariel Sharon.
Le préambule prévoyait deux États, palestinien et israélien, vivant côte à côte. Dans une première phase, allant jusqu’à mai 2003, les Palestiniens devaient mettre fin à la violence. Parallèlement, les Israéliens devaient adopter « des mesures d’accompagnement » : se retirer des territoires réoccupés depuis septembre 2000, geler la colonisation et démanteler les colonies construites depuis mars 2001. Cette première phase appelle déjà deux remarques. Du fait du retard pris dans la publication de la feuille de route, elle est déjà dépassée du point de vue du calendrier. En outre, elle dénote un changement radical de la position américaine vis-à-vis de la colonisation. Jusqu’à présent, cette dernière était condamnée par principe, aujourd’hui on fait de leur démantèlement un élément parmi d’autres dépendant de la situation générale sur le terrain, notamment de la « terreur » palestinienne.
Au cours de la deuxième phase, de mai à décembre 2003, le Quartet devrait convoquer une conférence internationale qui créerait un État palestinien reconnu par l’ONU dans des frontières provisoires. Enfin, au cours de la troisième phase, le Quartet relancerait les négociations israélo-palestiniennes sur le statut de Jérusalem, le sort des réfugiés, le sort des colonies, la fixation définitive des frontières. Ainsi, d’ici la fin 2005, un terme serait mis définitivement au conflit.
La main de Washington
Lorsqu’on lit la feuille de route, il est clair que le stylo a été tenu de A à Z par une main américaine. Elle a son origine dans le discours prononcé pat G. Bush dans son discours du 24 juin 2002, dans lequel il se prononçait pour un état palestinien viable d’ici 2005, « à condition que les Palestiniens se dotent d’une nouvelle direction ». On retrouve là l’alignement de la position américaine sur celle de Sharon, qui depuis décembre 2001 considère Yasser Arafat comme « hors jeu ».
De même, le préambule de la feuille de route fait allusion à la conférence de Madrid de 1991, aux résolutions des Nations Unies, au plan saoudien du prince Abdallah de mars 2002, mais ne fait aucune référence aux Accords d’Oslo. C’est là aussi un moyen de faire disparaître Arafat.
Enfin, alors que sa rédaction était terminée le 20 décembre 2002, Bush multiplia les délais pour la rendre publique. Il invoqua les préparatifs puis la conduite de la guerre contre l’Irak, puis il exigea aussi l’investiture d’un Premier ministre palestinien, car il ne voulait à aucun prix transmettre la feuille de route à un Arafat « hors jeu ». Abou Mazen, le Premier ministre nouvellement nommé, reçut la feuille de route le 30. Le texte fait à plusieurs reprises mention de « la terreur palestinienne », sans qu’il n’y ait la moindre allusion aux victimes palestiniennes, la moindre condamnation des bouclages, de l’occupation, des assassinats, des destructions de maisons et d’oliveraies, etc.
Les trois autres membres du Quartet ne sont là que pour jouer les utilités : les Quinze parce qu’ils sont les principaux bailleurs de fonds de l’Autorité palestinienne, la Russie pour la remercier de son attitude de l’après 11 septembre. Quant à l’ONU, elle a été incapable de faire respecter les 27 résolutions qu’elle a adoptées sur le conflit.
Les « objections » israéliennes
Lorsque le 30 avril, l’ambassadeur américain à Tel Aviv remit à Sharon la feuille de route, ce ne fut qu’une sinistre mascarade, les Israéliens se trouvant en possession du document depuis la fin décembre 2002 et ayant eu largement le temps de l’étudier, contrairement aux Palestiniens. Toujours la politique du « deux poids deux mesures ».
Après avoir soulevé une centaine d’objections, finalement ramenées à quinze, une délégation conduite par le directeur de cabinet de Sharon, Dov Weisglass, se rendit à Washington le 12 avril 2003 pour y rencontrer la conseillère du président, Condoleezza Rice. Aux 15 objections, ils avaient ajouté trois préalables. Tout d’abord, pas question pour eux d’accepter le principe du parallélisme entre la cessation des violences palestiniennes et les retraits de troupes israéliennes. Ils ne faisaient en cela que reprendre le principe posé par Sharon lors de sa prise de pouvoir en février 2001, à savoir sept jours de calme complet avant tout geste de réciprocité israélien. L’ennui, c’est que fin décembre 2001 – début janvier 2002, il s’écoula trois semaines sans qu’un coup de feu fût tiré du côté palestinien et sans qu’il y eût un seul attentat. Sharon ne voulut pas reconnaître la réalité de cette trêve et n’accorda aux Palestiniens aucune contrepartie. D’ailleurs, le Chef d’état-major de l’armée, Moshé Yaalon, ne cesse de s’opposer à l’idée d’un cessez-le-feu sous prétexte qu’il renforcerait les Palestiniens. Quelle est donc la signification de ce préalable, si à nouveau il ne doit déboucher sur rien ?
Sharon refuse aussi de discuter des 160 colonies au cours de la première phase, qu’il s’agisse de les démolir ou simplement de les geler dans leur état actuel. En fait, il veut se ménager la possibilité de poursuivre la colonisation et d’expulser les Palestiniens de leurs terres.
Enfin, troisième préalable, Sharon exige des Palestiniens qu’ils déclarent renoncer au retour des réfugiés, alors que selon la feuille de route, cette question ne doit faire l’objet de négociations qu’au cours de la troisième phase, en 2004. Bien qu’elle ait été rédigée par les alliés les plus proches qu’ils aient jamais eus, l’administration Bush, les Israéliens agissent comme s’ils voulaient torpiller la feuille de route.
Sharon et « l’autre plan »
La feuille de route a été immédiatement acceptée par les Palestiniens. Nous avons vu ce qu’il en était des Israéliens. Dans une interview donnée fin décembre 2002 à « Newsweek », Sharon déclarait à propos de le feuille de route, qu’il connaissait déjà : « Ne prenez pas cela au sérieux, il y a un autre plan, qui marchera ». Sharon envisage d’amputer de moitié la zone A d’Oslo – la zone sous autorité palestinienne – en lui retranchant des « zones de sécurité ». On aboutirait ainsi à 50% de la Cisjordanie et aux 2/3 de la bande de Gaza. Il en résulterait une masse de territoires morcelés qui seraient reliés entre eux par tout un système de ponts et de tunnels. C’est certainement la conception que se fait Sharon d’un état viable, objectif réaffirmé par la feuille de route.
De tout façon, comme il l’a dit à « Newsweek », Sharon ne croit pas à la feuille de route. Il pense qu’à l’approche des élections présidentielles américaines, Bush aura trop besoin de l’électorat juif pour se permettre d’exercer des pressions sur lui et qu’il jettera la feuille de route aux oubliettes. En attendant, il compte sur l’action d’influence du très puissant lobby pro-israélien. Les diplomates du Département d’État n’ont de cesse de railler ceux qu’ils appellent « les likoudniks » qui emplissent les couloirs de la Maison Blanche et du Congrès. Ari Fleisher lui-même, porte-parole de la Présidence, a la double nationalité, américaine et israélienne.
L’activisme du Likoud
Le Likoud a entrepris sa propre campagne contre la feuille de route. Le très influent député Yehiel Hazan -qui a déjà recruté 24 de ses collègues sur 120- en trois jours, estime que « la feuille de route met en danger l’existence même d’Israël ». Il s’oppose au démantèlement de la moindre colonie, ce qui serait pour lui « une concession totalement injustifiée ». Pour montrer qu’ils étaient sérieux, Hazan et ses partisans ont lancé le 22 avril la construction de 22 logements neufs dans la colonie juive de Shilo.
Évidemment, il refuse la perspective de tout État palestinien. Tout au plus consentirait-il à la création de « cantons » qui administreraient leurs affaires intérieures. Hazan voit la réalisation de cette « cantonisation » étalée « sur une dizaine d’années, avec de nombreuses phases intermédiaires ». Autrement, précisément ce qu’il ne faut pas faire. Si les accords d’Oslo ont exacerbé les frustrations palestiniennes, c’est précisément parce qu’il y avait trop de phases intérimaires trop longues et une perspective trop lointaine de règlement définitif.
En menant ce combat extrémiste, Hazan et les siens ne luttent pas contre Sharon, bien au contraire. Ils veulent l’aider à résister aux pressions qui pourraient s’exercer sur lui. Les Israéliens attendent des États-Unis un chèque de 9 milliards de dollars. En 1991, Bush père avait utilisé ce moyen de pression pour obliger le Premier ministre Shamir à venir à la conférence de Madrid. Il est infiniment peu probable que son fils fasse de même.
C’est une dure réalité, mais tant que Bush et Sharon seront au pouvoir, il n’y aura pas de paix possible au Proche-Orient.