par Patrice Jorland
Junichiro Koizumi a gagné son pari en remportant, haut la main, les élections législatives du 11 septembre 2005 qu’il avait provoquées après que la chambre des Conseillers eut repoussé, en août dernier, son projet de privatisation de la Poste. Ce sénat ne pouvant être dissout de par la Constitution, c’est la chambre des Représentants -l’assemblée nationale, bien plus importante dans le processus législatif- que le premier ministre japonais avait décidé de renouveler de façon anticipée. De fait, son projet de réforme n’y avait été adopté que d’extrême justesse, 37 parlementaires de sa formation, soit 17% du total, ayant fait défection à cette occasion et mêlé leurs voix à celles de l’opposition.
Un triomphe tactique
Au Japon, la date des élections législatives est fixée par l’exécutif et intervient en général au moment jugé favorable par ce dernier. Si donc les élections anticipées sont choses banales dans l’archipel, c’est la première fois qu’une dissolution est décidée après le vote de l’autre assemblée. La décision était éminemment tactique, mais fut présentée comme plaçant les électeurs devant un choix stratégique. Ceux-ci auraient à trancher entre les partisans du statu quo et de la stagnation, d’un côté, ceux de la réforme et du renouveau, de l’autre, au cours d’un affrontement qui s’annonçait sans quartier. Les 37 rebelles furent exclus du Parti Libéral-Démocrate et se virent opposer les « spadassins », les « tueuses à gage », les « madones » sélectionnés par le premier ministre, ici un « golden boy », là une vedette de l’écran, ailleurs une intellectuelle de télévision, bref des « talento », comme on dit en japonais, des célébrités ayant pour points communs, cette fois-ci, leur jeunesse, leur bagout, leurs avantages physiques et leur attachement indéfectible au changement. En focalisant l’attention sur la confrontation entre personnalités et courants de la droite, définie comme la guerre des « anciens » et des « modernes », Koizumi rendait inaudible la campagne de l’opposition modérée, le Parti Démocrate, et marginalisait la gauche communiste et socialiste.
Le temps n’est pas encore venu d’une analyse approfondie, mais les résultats n’étant appréciés qu’à l’aune du nombre de sièges obtenus, c’est indiscutablement un triomphe pour Koizumi. Le PLD retrouve la majorité absolue qu’il détenait jusqu’au début des années 1990, avec 296 sièges sur 480, soit un gain de 84 élus, et, avec ses alliés du Komeito, il dispose de la majorité des deux tiers à la chambre des Représentants, ce qui lui permet d’outrepasser les résistances de la chambre des Conseillers. Si les communistes conservent leurs neuf sièges, si les socialistes en gagnent deux, pour atteindre 7, si la moitié des rebelles conservateurs a été réélue, le Parti Démocrate s’effondre, de 177 à 113 députés. Le PLD est le seul vainqueur puisque le parti Komei qui, en tant qu’associé, pouvait se prévaloir du « renouveau » et qui dispose d’une puissante structure de mobilisation électorale, la secte bouddhiste Soka Gakkai, s’effrite néanmoins, en passant de 34 à 31 députés. Le paradoxe est là : le parti de la « réforme » est écrasé, au nom de la « modernité », par la formation conservatrice au pouvoir depuis littéralement la nuit des temps.
Libéral-nationaliste
Les politiciens japonais, et notamment les conservateurs, sont des professionnels à temps plein, blanchis sous le harnais, rompus aux marchandages, experts en manœuvres et complots, démarcheurs en investissements publics et privés, fournisseurs d’emplois et de prébendes. On appelle cela le clientélisme. Koizumi est un de ces professionnels aguerris ; il détient sa circonscription par héritage remontant à son grand-père, phénomène qui tend à se généraliser ; il appartient à la faction la plus à droite du PLD. Le geste décidé, le verbe tranchant, c’est avant tout un acteur, un maître de la communication.
Un acteur ne fait pas que paraître, il parle et il agit. Koizumi accélère et amplifie une évolution amorcée au début des années 1980, avec ce que l’on avait appelé la « réforme administrative ». Le premier axe est le renforcement du politique au sein du triangle qu’il constitue avec les « milieux d’affaires » (zaikai) et la haute administration (kanri). La réforme du mode de scrutin et les lois sur le financement des partis, couplées aux mutations sociétales et internationales débouchent sur un nouveau système : le bipartisme PLD/Parti Démocrate offre aux électeurs le choix entre « riz au curry » et « curry au riz » ; la gauche qui constituait la grande force d’opposition paraît en voie de marginalisation ; le parti conservateur cherche à se moderniser en subsumant les factions et en réduisant les barons qui répartissaient les postes et se succédaient au pouvoir ; parallèlement, l’autorité du premier ministre qui, dans le système d’après-guerre, est également président du PLD (et réciproquement), et le rôle du secrétariat du cabinet s’accroissent. La personnalité de Koizumi joue ici un rôle éminent.
On présente souvent l’actuel premier ministre comme un « libéral-populiste », mais ce dernier terme étant mis à toutes les sauces, il faudrait de longs développements pour en justifier l’usage. Libéral, Koizumi l’est certainement -c’est là le deuxième axe-, mais à la japonaise, ce qui agace souvent les médias anglo-saxons. La privatisation de la Poste dont il s’est fait le chantre depuis une décennie, en fournit l’illustration. Cela se fera à pas mesurés, d’ici 2017, sur le modèle de la privatisation de la société nationale des chemins de fer. Les enjeux sont considérables : il en va, bien sûr, du service public du courrier, qui fonctionne fort bien, et, plus encore, de la plus grande « banque » du monde. Les avoirs constitués par l’épargne et l’assurance-vie déposée ou souscrite par les ménages auprès de la Poste atteignent 2.700 milliards d’euros, manne que convoite le secteur financier. Jusqu’à présent, l’essentiel du magot a servi à financer le « deuxième budget », celui des investissements, que la parlement ne discute pas mais que le triangle dirigeant élabore. En d’autres termes, ce que la privatisation doit ouvrir, c’est une réallocation vers le privé de l’épargne postale, la réduction et la réorientation de l’investissement public. Par là même, elle affectera l’énorme secteur de la construction et du bâtiment.
A l’aise dans les rencontres internationales, Koisumi ambitionne de faire du Japon, qui a déjà le troisième budget de la défense, une puissance « complète », officiellement et non plus en tapinois, comme cela a été le cas jusqu’à l’ère Nakasone, mais il reste encore du chemin avant que de participer à des opérations militaires à l’étranger. Il va sans dire que ce troisième axe est développé en accord avec les États-Unis puisque, selon le « rapport Armitage » de novembre 2000, le Japon devrait devenir la Grande-Bretagne de l’Asie. La participation, non militaire, d’éléments des « Forces d’autodéfense » à la pacification de l’Irak et les progrès de la coopération bilatérale en matière de programmes militaires sont autant de pas en avant.
Après la victoire ?
Koizumi est parvenu à attirer une partie de l’électorat appelé « flottant », au sens où son PLD a bénéficié de la mobilisation plus grande de l’électorat, laquelle a gagné sept points pour atteindre 67,5% des inscrits. Mais tout plébiscite a sa part d’ambiguïté : on hisse un homme sur le pavois sans toujours partager ses idées. Selon certains analystes, l’économie serait en train de sortir de la « décennie perdue », grâce à la demande chinoise, à la reprise de l’investissement productif, à l’assainissement des bilans bancaires qui devrait relancer le crédit. On ne saurait négliger les capacités du pays, PIB équivalant à ceux cumulés des trois premières économies européennes, dont il consacre plus de 3% à la recherche-développement, système industriel encore cohérent, balance commerciale fortement excédentaire, imposantes réserves financières.
Les dilemmes et les défis se révèlent cependant nombreux. A l’extérieur, le Japon n’a pas su définir son rôle dans le développement durable et autonome de l’Asie orientale, ni dans la solution des conflits, que certaines de ses initiatives tendent au contraire à aviver. Il n’est pas certain du tout que la population tienne à ce que le pays joue le rôle de ninja des États-Unis. A l’intérieur, les inégalités qui s’étaient considérablement réduites après la guerre, au point de placer l’archipel au même rang que les Pays-Bas au sein de l’OCDE, se sont creusées au cours des vingt cinq dernières années. 15% de la population vivent officiellement au dessous du seuil de pauvreté, des groupes entiers souffrent -une partie des personnes âgées, familles monoparentales, salariés des bassins frappés par les restructurations successives-, la précarité s’est considérablement diffusée, notamment dans la jeunesse, toutes choses qui ont entretenu la déflation. Le système des retraites, injuste et incomplet, préoccupe au premier chef l’électorat. L’effondrement de la natalité qui découle, pour une part décisive, de l’impossibilité où se trouvent de nombreuses femmes à marier vie professionnelle et responsabilités familiales, débouchera dès l’année 2005 sur une baisse de la population. Le sacre électoral ne règle rien ou plutôt, l’avenir risque de faire déchanter plus d’un citoyen. Aussi le point d’interrogation politique porte-t-il sur la capacité de la gauche et du mouvement social à dégager l’autre terme de l’alternative, face au libéral-nationalisme dont le roi lion s’est fait le héraut.