par Claude Cartigny
Le fameuse « feuille de route », présentée le 30 avril 2003 comme le dernier moyen de parvenir à la paix et de créer un État palestinien « viable » d’ici 2005 apparaît aujourd’hui crûment comme ce qu’elle a toujours été : une mystification américaine destinée à apaiser la colère du monde arabe à la suite de l’agression contre l’Irak.
L’initiative était présentée comme étant prise à l’initiative d’un fantomatique « Quartet » : les États-Unis, l’Union européenne, l’ONU et la Russie. La Russie ne s’est jamais intéressée au problème, tout occupée qu’elle est par sa normalisation avec Washington. L’ONU aurait mieux fait de se préoccuper de faire respecter les 27 résolutions jamais appliquées qu’elle a adoptées sur le conflit israélo-arabe, et l’Union européenne, le 6 septembre, dans un bel élan d’unanimité, a fait inscrire le Hamas sur la liste des organisations terroristes, mais n’a jamais engagé la moindre démarche commune en faveur de la feuille de route, ni la moindre pression sur le gouvernement Sharon pour qu’il mette fin à sa politique de guerre. Celle-ci et son application se sont donc résumées à un dialogue Bush-Sharon, et dans ces conditions, on ne peut guère s’étonner de son fiasco final, à peine 5 mois après son lancement.
Une montagne d’objections
Tout de suite, les Israéliens ont fait surgir une montagne d’objections, une centaine au départ finalement regroupées en 14 principales.
Ces réserves ont été élaborées le 25 mai, et publiées par le quotidienHaaretz dès le 27. Apparemment bien informé, Yasser Arafat les avait en mains lorsqu’il reçut Dominique de Villepin le 26 mai. Il y avait d’abord un préalable : la sécurité d’Israël, selon la vieille et illusoire formule « la sécurité avant la paix », Israël se refusant de son côté à mettre un terme à sa politique « d’assassinats ciblés », assimilée à de la légitime défense. Même si cette exigence de sécurité était remplie par les Palestiniens, ceux-ci n’auraient aucune garantie du retour de l’armée sur ses lignes de septembre 2000. Les Israéliens demandèrent aussi l’éviction officielle du Quartet, en exigeant que tout le processus soit placé exclusivement « sous direction américaine », sans que cela suscite la moindre protestation des pays ainsi exclus, qui avaient pourtant jusque là revendiqué le parrainage de la feuille de route. Ils exigèrent aussi le retrait de la référence à la Résolution 194 sur le droit au retour des réfugiés, en précisant bien que pas un seul réfugié de 1948 ne remettrait les pieds dans des territoires occupés aujourd’hui israéliens. Ils demandèrent également que 2005 ne soit plus considérée comme une date-butoir, tout le processus ayant déjà pris un retard considérable. Enfin, certaines des 14 réserves sont restées « secrètes », et la partie israélienne n’a jamais publiquement levé le voile sur les « garanties » américaines obtenues à leur propos. Le gouvernement israélien adopta ainsi le 25 mai cette « feuille de route » dénaturée et défigurée par rapport au projet initial, avec la bénédiction de ses auteurs. Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que toutes ces restrictions allaient de nouveau mener rapidement à l’impasse. D’autant plus que le traitement inégal des deux parties perdurait : dans le même temps, personne ne se souciait d’éventuelles « réserves » palestiniennes. La seule issue pour eux était de dire oui à tout.
La sécurité impossible
Surtout, on ne fournit pas aux Palestiniens les éléments dont ils auraient eu besoin pour satisfaire aux éléments de la feuille de route, notamment au plan sécuritaire.
Dans le numéro de mai/juin 2003 de la revue Foreign Affairs , l’ancien ambassadeur américain en Israël Martin Indyk, ayant toujours défendu des positions pro-israéliennes, écrivit un article intitulé « Une feuille de route pour nulle part » dans lequel on pouvait lire : « Du côté palestinien, il n’y a simplement pas d’institution crédible capable de contraindre les milices armées, et sans une telle institution, l’armée israélienne ne se retirera pas des villes et des villages qu’elle a réoccupés (…) En l’absence d’un appareil de sécurité crédible capable de lutter contre le terrorisme (…) les chances de succès de la feuille de route sont donc extrêmement minces ».
L’auteur faisait là allusion au fait que la police palestinienne a été systématiquement prise pour cible. Lorsque s’est tenue la première et seule réunion sécuritaire entre Palestiniens et Israéliens, tout le monde a pu voir sur les écrans de télévision les policiers palestiniens résiduels installés sous des tentes, car ils ne disposent plus d’un seul bâtiment en dur qui ne soit pas une ruine. Comment, dans ces conditions, la police de l’Autorité pourrait-elle combattre le Hamas et de Djihad islamique. Et dans quelles prisons enfermerait-elle ses prisonniers puisque les F-16 israéliens n’ont pas oublié non plus de détruire les prisons. Il y a dans tout ceci une immense hypocrisie.
Dans un autre domaine, les prescriptions de la feuille de route ont été superbement ignorées, c’est celui de la colonisation.
Poursuite de la colonisation
Lors du somment d’Akaba entre Abbas, Bush et Sharon, le 4 juin 2003, de maigres promesses furent faites qui auraient pu constituer un point de départ. Les colonies construites depuis mars 2001 et considérées par l’état hébreu lui-même comme « sauvages » devaient être démantelées. La « croissance naturelle » des autres devait être limitée. Les Palestiniens furent un peu inquiétés par le fait que le vice-ministre de la Défense Zeev Boim n’ait évoqué que l’évacuation d’une dizaine de colonies.
Mais que valaient ces promesses ? Peu de temps auparavant, le 13 mai, dans une interview au Jérusalem Post, Sharon avait déclaré qu’il n’y aurait pas d’évacuation. Il posait la question : « Pouvez-vous imaginer que des Juifs vivent sous souveraineté arabe ? ». M. Sharon semble en revanche très bien imaginer le contraire sans que cela lui pose problème… En fait, Sharon avait reculé devant la révolte d’une poignée de colons extrémistes de Shilo. L’armée étant venue abattre deux tours de guet inoccupées et inutilisées, ceux-ci s’étaient mobilisés et avaient obligé l’armée à rebrousser chemin. Ezra Rapaport, le porte-parole des colons de Shilo avait envoyé à Sharon une lettre qui commençait par ces paroles qui ne manquaient pas de franchise : « La feuille de route est une foutaise… ». Ce jour-là, peut-être, Sharon comprit qu’il n’obtiendrait aucune évacuation et y renonça. Recevant à dîner le secrétaire d’État Colin Powell, Sharon ironisa sur la notion de « croissance naturelle » en lui lançant : « Que voulez-vous, que les femmes se fassent avorter uniquement parce qu’elles habitent les colonies ? »
Bref, Akaba ne fut qu’une mise en scène destinée à tromper l’opinion internationale. Sharon n’avait l’intention d’appliquer aucune des promesses qu’il y fit. Depuis, des appels d’offres nouveaux ont été lancés pour agrandir les colonies, notamment pour 72 logements à Har Homa, à Jérusalem-Est. Des aides financières sont proposées aux familles. Celles qui veulent aller habiter la vallée du Jourdain recevront des appartements gratuits.
L’absence d’implication américaine
Pour que la feuille de route ait une chance de réussite, il aurait fallu de fortes pressions américaines sur le gouvernement Sharon pour l’amener à composer. C’était dès le départ bien peu vraisemblable. Depuis la création de l’état d’Israël en 1948, l’administration actuelle est celle qui lui est la plus favorable et la plus dévouée.
Il y eut toutefois un incident qui permit de se demander si la position américaine n’allait pas évoluer. Le 10 juin, un hélicoptère tentait d’assassiner un dirigeant du Hamas, Abdel Aziz Rantisi. Or, à Akaba, Bush avait affirmé sa volonté de « piloter » le processus et avait multiplié les déclarations optimistes. Dès le 11 juin, il fit donc connaître son « profond trouble » et même sa « colère », qu’il demanda à ses principaux collaborateurs de répercuter au niveau de leurs interlocuteurs israéliens. « Je ne crois pas que les attaques aident à la sécurité des Israéliens », déclara-t-il à la presse. C’était la première fois que Bush se démarquait ainsi de la politique israélienne. Sharon, bon connaisseur de la scène politique américaine, ne s’en montra guère impressionné et répliqua sereinement « qu’Israël continuera à agir contre les ennemis de la paix », autrement dit que les attentats ciblés continueraient, quoi qu’en pense Bush. Apparemment dépendant des Américains, les Israéliens ont en effet retourné la situation à leur avantage et sont maintenant les maîtres du jeu au détriment de Washington.
Bush se retrouva d’ailleurs immédiatement au Congrès sous les feux croisés des deux principaux lobbies qui dominent le Congrès et l’électorat républicain en général : le lobby du fondamentalisme chrétien, qui voit en Israël une nouvelle Terre Promise, et le lobby sioniste de l’AIPAC (American-Israéli Public Affairs Committee). Il a alors pensé qu’il allait entrer en année de campagne électorale, qu’il aurait vitalement besoin de ces deux lobbies, et que ce n’était pas le moment de critiquer Sharon. Et depuis, effectivement, toute critique de la politique israélienne a cessé.
Alors que le gouvernement Abbas vient de démissionner le 6 septembre, il y a une tentative dans les médias de lier cette démission au fiasco de la feuille de route. Mais il n’y a pas en réalité de lien direct entre les deux événements. Que Mahmoud Abbas ait démissionné ou non, la feuille de route avait été torpillée dès sa naissance par la politique du gouvernement Sharon et n’avait jamais été prise au sérieux par les Américains.