par Patrice Jorland
Le 6 août 1945, à 8h15, comme l’indiquent les aiguilles vitrifiées d’une horloge que l’on peut voir aujourd’hui au Mémorial de la paix, « Little Boy » éclata dans un éclair de lumière pourpre, suivi d’une détonation assourdissante et d’une puissante onde de choc. La température de l’air grimpa jusqu’à atteindre celle de la surface du soleil et un gigantesque champignon de nuage s’éleva au-dessus du delta sur lequel, un instant auparavant, s’étendait la ville de Hiroshima. Puis, une « pluie noire » s’abattit sur cette cité de 250.000 âmes qui n’était plus qu’un champ de ruines jonché de cadavres, au milieu desquels erraient quelques fantômes humains portant leurs chairs pendantes tels des suaires. Trois jours plus tard, « Fat Man » fut largué sur Nagasaki.
Ces deux bombes firent entre 300 et 350.000 victimes. La mort avait brusquement changé d’échelle, et la guerre avec elle. Par sa démesure même, l’arme atomique aurait permis d’arracher une reddition refusée jusqu’alors et d’abréger ainsi une conflit « sans merci ». C’est ce que confirme, au premier abord, une chronologie sommaire des événements.
Une nécessité militaire douteuse
Selon les autorités américaines, le recours à l’arme nucléaire se justifiait militairement. Les débarquements planifiés pour le 1er novembre dans l’île de Kyûshû et, si nécessaire, pour le printemps 1946 dans la région de Tôkyô, se seraient heurtés à la résistance d’une population fanatisée par un régime prêt au sacrifice collectif. Les seules pertes américaines se seraient situées entre 500.000 et un million de morts. Pourtant, un an après la fin du conflit oriental, l’US Army procéda à deux grandes évaluations qui conclurent que, sans même qu’il eût été nécessaire de procéder aux débarquements, le Japon aurait de toute façon capitulé avant la fin de l’année 1945. D’autre part, et très loin des chiffres qui furent constamment évoqués par la suite, le plan stratégique adopté le 18 juin par le président Truman avait estimé à moins de 50.000 le nombre des morts américaines au cours des campagnes envisagées. Enfin, aucun des chefs militaires du théâtre du Pacifique ne connaissait l’existence de la bombe atomique et lorsque celle-ci leur fut révélée au dernier instant, loin de s’en réjouir, ceux-ci en déconseillèrent l’utilisation, persuadés qu’ils étaient de pouvoir « terminer le travail » sans elle.
Le recours à l’arme atomique ne procéda pas de la nécessité militaire, mais d’une décision politique qui ne correspondait, de surcroît, qu’à l’une des options envisagées. Certains des plus hauts responsables américains estimaient en effet que, compte tenu de l’état de détresse dans lequel s’enfonçait l’archipel et afin de préserver l’ordre futur dans l’archipel, une clarification unilatérale des termes de la reddition sans conditions permettrait d’isoler les « plus fanatiques » des dirigeants japonais. Il suffirait de laisser entendre que la personne de Hirohito serait épargnée et que, dans l’esprit de la charte de l’Atlantique, la démocratisation de l’archipel serait l’oeuvre du peuple japonais lui-même. De fait, l’empereur en vint, au lendemain de la campagne d’Okinawa (1er avril-30 juin 1945), à admettre le principe d’une reddition. Comme cela était prévisible, celle-ci impliquait la sécurité de sa personne et, sous une forme ou une autre, la préservation de l’institution impériale. Des ouvertures furent faites en ce sens, confuses, désordonnées et maladroites sans nul doute, mais que les autorités américaines ignorèrent.
Pourtant, leurs analystes savaient que le gouvernement impérial se préoccupait au plus haut point de l’attitude de l’Union soviétique. Un pacte de neutralité de cinq ans liait le Japon et l’URSS depuis le 13 avril 1941, ce qui avait permis à cette dernière, après le lancement de l’« opération Barberousse », de se consacrer entièrement à la Grande guerre patriotique contre l’Allemagne nazie et ses séides, sans avoir à craindre l’ouverture d’un second front. A la conférence de Yalta, en février 1945, Staline avait néanmoins accédé à la demande de ses alliés et pris l’engagement que l’Union soviétique entrerait en guerre contre le Japon, trois mois après la capitulation allemande. Conformément à la clause de sortie, Moscou dénonça le pacte de neutralité un an avant son expiration et, à partir de juin, commença à transférer hommes et matériels vers ses frontières d’Extrême-Orient. Cela n’échappait pas aux dirigeants japonais, quand bien même le protocole de Yalta était resté secret. L’entrée en guerre de l’Union soviétique devait avoir un impact militaire majeur parce que la Chine était l’un des cinq « grands Alliés » et que, sur son sol, guerroyaient depuis des lustres, et sans retenue, près de deux millions de soldats japonais. L’impact politique devait être sans doute plus grand encore puisque, pour le gouvernement impérial, la déclaration de guerre soviétique signifierait la défaite assurée de ses armées réputées les meilleures, marquerait l’échec total du rêve de domination de l’Asie orientale et donnerait substance au spectre rouge de la révolution qui n’avait cessé de le hanter.
C’était là une autre option, qui n’excluait pas la précédente, tout au contraire. Pour ce courant de l’administration américaine, une clarification des termes de la reddition précédant ou coïncidant avec l’entrée en guerre de l’URSS, et assortie de l’avertissement solennel que les États-Unis disposaient d’une nouvelle arme de destruction massive d’une capacité inouïe, permettrait d’abréger le conflit, sans recours à l’arme atomique. Cette option à double détente ne procédait pas de considérations humanitaires ni de scrupules éthiques. Ses concepteurs craignaient que l’image des États-Unis ne fût ternie par les bombardements nucléaires, ceux-ci pouvant de surcroît rendre difficile l’occupation ultérieure de l’archipel nippon. Ils entrevoyaient surtout que « Little Boy » et « Fat Man » soulèveraient inévitablement la question d’un contrôle international de l’atome, auquel le gouvernement américain n’était pas disposé. Le risque était donc grand d’assister à une prolifération atomique et à une course aux armements nucléaires dont nul ne pouvait prédire les conséquences.
Devancer les Soviétiques
Mais l’arme atomique représentait la « carte maîtresse » de la stratégie de (re)modelage des relations internationales d’après-guerre. L’Union soviétique avait remporté la guerre en Europe et il fallait lui imposer un coup d’arrêt, d’autant que les troupes américaines ne pourraient s’éterniser sur ce continent. En Extrême-Orient, qui comptait au moins autant que l’Europe pour les États-Unis, il convenait d’arracher la reddition japonaise avant que l’entrée en guerre de l’URSS ne vînt bouleverser la donne dans une région du monde elle aussi taraudée par des idéologies subversives, et menacer l’hégémonie américaine qui devait tout naturellement y prévaloir. Les États-Unis avaient acquis le monopole nucléaire et, en coopération avec le Royaume-Uni, établi un contrôle que l’on croyait définitif sur les ressources mondiales d’uranium et de thorium. Joint à l’écrasante suprématie de l’économie américaine et à ce qui était perçu comme une durable dépendance financière de l’URSS, ce double monopole ferait reculer un régime qui ne comprenait que les rapports de force.
Le 16 juillet, non loin d’Alamogardo, dans le désert du Nouveau-Mexique, eut lieu le premier essai nucléaire de l’histoire, avec un succès qui dépassa toutes les espérances. Le « Trinity test » étant resté secret, il fallait maintenant abattre cette « carte maîtresse », en grandeur nature, sans avertissement préalable et sur des sites définis depuis le 5 mai, à savoir des « zones industrielles travaillant pour l’armée et entourées de logements ouvriers ». Hiroshima, Nagasaki et Kokura correspondaient à cette définition et furent épargnées par les bombes incendiaires jusqu’au mois d’août. Les bonnes nouvelles reçues d’Alamogardo permirent à Truman de hausser le ton pendant la conférence de Potsdam, avec laquelle l’essai devait coïncider. Parallèlement, une course de vitesse fut engagée en Extrême-Orient. Le 6 août, Hiroshima était rayée de la carte ; le 8 août, soit exactement trois mois après la capitulation allemande, l’Union soviétique déclara la guerre au Japon et ses troupes attaquèrent, le lendemain à l’aube, sur des fronts s’étendant de la Mongolie à l’archipel des Kouriles, en une série d’offensives foudroyantes.
Aucun document ne vient certifier que les bombardements atomiques furent déterminants dans la décision de dirigeants japonais jusque là fort peu émus par les souffrances de leur peuple, mais qui devaient préparer l’avenir. Et, pour eux, mieux valait à tout prendre capituler devant les Anglo-Américains que d’avoir à le faire également devant les Soviétiques. « Little Boy » et « Fat Man » leur en donnaient le prétexte : c’est en cela que l’arme nucléaire fut déterminante.
En vérité, les partisans de l’option alternative ne s’étaient pas trompés sur les trois points principaux de leur argumentaire. L’entrée en guerre de l’URSS avait bien eu l’effet d’un séisme, notamment sur les chefs de l’Armée nippone. Refusées jusqu’alors, des assurances concernant l’empereur furent incluses dans la réponse donnée par les Alliés, le 11 août, aux offres japonaises de reddition qui leur avaient été adressées la veille. Pis, la deuxième guerre mondiale s’achevait sur la naissance de la « diplomatie nucléaire ». Comme entrevu, celle-ci devait constituer l’une des dimensions majeures de ce que l’usage a fini par dénommer « guerre froide » et que les « néo-conservateurs » américains appellent aujourd’hui « troisième guerre mondiale ».