par Raphaël Porteilla
Depuis le 1er juin 2007, l’Afrique du Sud connaît un mouvement de grève dans la fonction publique d’une ampleur jamais égalée depuis l’avènement de la démocratie en 1994.
Une véritable épreuve de force s’est engagée entre le gouvernement, en tant qu’employeur, et les principales centrales syndicales de la fonction publique, au premier rang desquelles, la COSATU, un des piliers de l’alliance tripartite, dominée par l’ANC.
Cette immense mobilisation prend tout son sens quand on la situe dans le contexte historique de ce pays. L’héritage de l’apartheid, créant une société très inégalitaire, ainsi que les choix en matière de politique économique opérés par les gouvernements successifs, notamment à compter de 1996, date de la mise en oeuvre du GEAR, ont contribué à cette situation tendue dans la mesure où le gouvernement a surtout été préoccupé par les mesures macro-économiques en faveur du grand capital et moins, même s’il y en a eu et parfois de pertinentes, par des mesures effectives visant l’éradication de la pauvreté de la grande majorité noire de sa population. Une telle politique économique demeure ambiguë car au-delà des discours et promesses formulées dans les discours de Président Mbeki par exemple, les populations les plus marginalisées n’enregistrent pas de changement significatif, d’autant que les services publics sont eux aussi touchés de plein fouet par les privatisations imposées par les instances financières internationales et les réductions de personnels, ou l’absence d’augmentation salariales au nom de la lutte contre la dette publique ; sujets sur lesquels des discussions étaient en cours depuis plusieurs mois, mais des blocages n’avaient pas permis de parvenir à une solution.
Dans ce contexte, cette grève n’a pas surpris les observateurs attentifs (même si très peu de médias ont relayé l’information en France) car elle est en quelque sorte la poursuite des luttes sociales engagées dans ce pays, mais dans d’autres pays aussi, depuis longtemps, afin non seulement de montrer au gouvernement qu’il doit compter avec un contre-pouvoir influent et mobilisé, mais également qu’il lui appartient de mettre en ?uvre une politique économique qui soit la traduction réelle des aspirations de la majorité délaissée (le chômage avoisine les 40%, la réforme agraire patine, les privatisations ont été très mal acceptées, les inégalités ne cessent de croître).
Pendant ces trois semaines de grève qui a été soutenue par la population, tous les secteurs publics ont été concernés : écoles, hôpitaux, transports, police. Des marches et manifestations ont été organisées à travers tout le pays, des heurts et violences ont certes eu lieu et la répression a parfois été musclée, des employés ont même été licenciés, donnant l’image d’un gouvernement aux abois, comme en témoignent les propos du Président Mbeki condamnant le vandalisme et les violences, sans autre considération pour les grévistes.
Les discussions entre le gouvernement et tous les syndicats ont finalement abouti à un compromis présenté par le gouvernement le 28 juin, mais qui ne satisfait pas l’ensemble des protagonistes.
Plusieurs points figurent dans ce compromis : une augmentation de 7,5% des salaires de la fonction publique, alors que les propositions syndicales, en particulier celles des syndicats de l’Éducation envisageaient 12%, une refonte des structures de négociations salariales, une amélioration de la contribution gouvernementale aux hôpitaux, une prime de logement de 500 Rands pour les fonctionnaires, mais aussi l’idée d’un service minimum en cas de grève et le non paiement des jours de grèves. Les syndicats ont 21 jours pour consulter leur base et fournir au gouvernement une réponse (la signature de la majorité des syndicats) sinon ce dernier entérinera ce compromis.
En suspendant la grève, les syndicats ont affiché leur victoire en suivant les propos du Président du syndicat des travailleurs de l’Éducation Nationale et de la Santé : « la combinaison ente l’unité et l’action militante signifie que jamais plus un employeur ne pourra nous traiter avec une telle indifférence… Ils ont été contraints au compromis par l’action et la détermination de la force de travail ».
Surtout, cette grève sonne comme un rappel pour l’ANC, à quelques jours du début de sa conférence politique. C’est la première étape en vue du congrès qui doit se tenir en décembre 2007, dont la principale tâche sera de désigner un successeur à T. Mbeki. L’enjeu de cette grève est donc considérable pour l’ANC, qui est alliée au gouvernement à la COSATU et au Parti communiste (tous deux ayant soutenu les grévistes), et dont l’orientation économique est demeurée plus libérale que sociale ou « développementaliste », termes pourtant retenus par le programme économique du gouvernement : « un nouveau contrat populaire pour construire une Afrique du Sud meilleure ».
L’avenir ce pays tient en fait dans cette question : « comment réduire les énormes disparités sociales héritées de l’apartheid tout en ménageant les intérêts des grands acteurs économiques (nationaux et internationaux) qui doivent leur réussite à la politique d’apartheid et qui sont un atout pour l’Afrique du Sud aujourd’hui ? ».
L’Afrique du Sud semble donc bien à « la croisée des chemins » : c’est d’ailleurs sous ce titre que le numéro 78 de la revue Recherches Internationales invite à prendre un peu de recul pour mieux appréhender les enjeux politiques et socio-économiques contemporains de ce pays, en éclairant certains aspects de cette décennie, afin de les remettre en perspective et de leur donner sens et signification à l’aune du lourd héritage de l’apartheid, mais aussi des difficultés et complexités de la mondialisation contemporaine.