par Thomas Posado
Novembre 2016.
Depuis le début du siècle, l’Amérique du Sud concentre les espérances de la gauche de transformation sociale. Pendant plus d’une décennie, des coalitions de gauche ont emporté la plupart des élections sud-américaines. Pourtant, depuis la fin de l’année 2015, on remarque un retour en force des coalitions conservatrices.
Durant les années 80 et 90, les plans d’ajustement d’inspiration néolibérale ont profondément dégradé les conditions de vie des classes populaires latino-américaines. Les révoltes se généralisent au début des années 2000 avec des mobilisations sociales qui parviennent à faire reculer des gouvernements et même dans certains cas, à les renverser. Sept chefs d’État sont forcés à la démission par la rue entre 2000 et 2005 en Argentine, Bolivie, Équateur et Pérou. Après avoir été le laboratoire de l’expérimentation du néolibéralisme, l’Amérique latine devient le laboratoire de la contestation du néolibéralisme.
Au moment de l’élection d’Hugo Chávez, en décembre 1998, neuf des douze pays sud-américains sont dirigés par un chef d’État issu de partis issus du centre ou de la droite. Á partir de cette date, neuf des douze pays sud-américains élisent de nouveaux gouvernants issus des gauches. Dans la plupart des cas, ce ne sont pas des individus issus de partis sociaux-démocrates mais dotés d’une trajectoire atypique (des syndicalistes, des anciens guérilleros, des personnes d’origine amérindienne…). Ces transformations politiques sont le reflet d’une évolution du rapport de forces social. Des programmes sociaux sont mis en œuvre dans la plupart des pays, répondant à des situations d’urgence sociale. Durant cette période d’abondance économique, ces gouvernements redistribuent une partie des richesses aux classes populaires sans les retirer aux classes possédantes. Ils parviennent à résorber une partie de la pauvreté qui s’était développée durant l’ère néolibérale.
Un autre apport de ce virage à gauche est la conquête de nouveaux droits démocratiques. Dans trois pays, un processus constituant voit le jour (Bolivie, Équateur, Venezuela), instaurant des mécanismes démocratiques inédits comme le référendum révocatoire (Venezuela). Dans ce dernier pays, des dispositifs de démocratie participative sont introduits, forme généralisée de la municipalité pionnière de Porto Alegre. La répression du mouvement social diminue de manière drastique. En Argentine, les procès contre les dirigeants de la dictature militaire sont relancés.
Enfin, sur le plan international, les gouvernements latino-américains conquièrent une autonomie diplomatique sans précédent à l’égard de la tutelle états-unienne. Le projet de Zone de Libre-Échange des Amériques défendu par George W. Bush est mis en échec en 2005 par les dirigeants latino-américains. Les gouvernements de Bolivie, d’Équateur et du Venezuela constituent avec Cuba et d’autres petits États de l’aire caribéenne, l’ALBA, organisation supranationale basée sur la coopération entre nations souveraines. De nouveaux cadres sont institués, l’UNASUR, rassemblant depuis 2008, l’ensemble des nations sud-américaines ; la CELAC, regroupant depuis 2011, tous les États de l’Amérique latine et des Caraïbes.
Les États-Unis et les classes possédantes locales résistent à ces changements. Les gouvernements du Venezuela et de la Bolivie ont subi des tentatives de déstabilisation particulièrement fortes respectivement entre 2002 et 2004 et entre 2007 et 2008. Les offensives conservatrices finissent par porter leurs fruits dans deux petits pays, le Honduras et le Paraguay où les chefs d’États sont renversés respectivement en 2009 et 2012. La relation entre les États-Unis et les gouvernements progressistes n’a pas atteint des tensions aussi aiguës qu’avec Cuba depuis les années 60. Si l’autonomie diplomatique a été conquise, les liens économiques diversifiés, notamment avec la Chine se sont développés, alors que l’essentiel des échanges commerciaux avec les États-Unis ont été maintenus.
Depuis l’automne 2015, la dynamique latino-américaine semble avoir évolué. L’arrivée à la tête de l’État d’hommes issus de la droite en Argentine, au Pérou et au Brésil, par la voie démocratique dans les deux premiers cas, par un coup d’État parlementaire dans le dernier cas, sont des faits majeurs. La défaite du chavisme aux élections législatives vénézuéliennes et celle d’Evo Morales au référendum sur la réélection du binôme présidentiel confirment ce virage à droite.
Cette fin de cycle politique est concomitante d’une fin de cycle économique. Le prix du pétrole (principal produit d’exportation du Venezuela, de l’Équateur) et du soja (principal produit d’exportation de l’Argentine), chutent durant l’été 2014. Cette baisse est d’autant plus douloureuse que la vague de gouvernements de gauche n’a pas été le moment d’une diversification de l’économie mais d’une accentuation de la dépendance à ces monocultures. Accentuation qui a permis de capitaliser au maximum le boom des prix mais qui grève les finances publiques au moment du contre-choc. L’économiste Pierre Salama parle à ce propos d’une « reprimarisation des économies ».
Cette dépendance économique a une conséquence politique, demeurer prisonnier du consensus extractiviste quitte à se heurter aux mouvements sociaux en Bolivie, en Équateur ou au Pérou. Cette distanciation avec les mouvements sociaux, une des sources de leur légitimité, est une des causes de l’affaiblissement des gouvernements progressistes. Les organisations de quartier et l’action des travailleurs dans les entreprises avaient été déterminantes pour maintenir Chávez au pouvoir face aux stratégies insurrectionnelles de l’opposition entre 2002 et 2004. Les mouvements sociaux n’ont plus aujourd’hui la même capacité de mobilisation. Au Brésil, les manifestations massives du printemps 2013, contestant les dépenses pharaoniques pour l’organisation de la coupe du monde aux dépens des services publics, sont significatives de ce fossé creusé entre le mouvement social et le parti au pouvoir.
Durant la période d’abondance économique, ces gouvernements ont pu redistribuer des richesses aux classes populaires sans s’en prendre aux classes possédantes. Ces dernières ont pu traverser la période sans que leur pouvoir économique ne soit remis en cause. Ce sont aujourd’hui les classes populaires qui paient les conséquences de la crise. Les chaos économiquse en cours en Argentine, au Brésil ou au Venezuela ont déjà rogné les conquêtes obtenues au début de la période de changement politique.
L’alternance politique n’était en aucun cas inéluctable. La fin du cycle économique entraîne la fin du cycle politique seulement parce que la dépendance à la monoculture et la distanciation entre les gouvernements et les mouvements sociaux ont créées les conditions politiques de celle-ci. Le projet d’une société alternative semble lointain face aux périls qui assaillent ces gouvernements à court terme.
Les nouvelles coalitions conservatrices auraient toutefois tort de se réjouir trop vite. En Argentine, comme au Venezuela, elles ne contrôlent qu’un des deux pouvoirs, l’autre demeurant aux mains des anciennes majorités. Ces « cohabitations » dans des systèmes politiques moins institutionnalisés que dans le Vieux Continent mènent à des situations incertaines. En Argentine, Mauricio Macri multiplie les vetos aux lois du Congrès, notamment une loi anti-licenciements voté en réaction aux dizaines de milliers de suppressions d’emplois dans le secteur public successives à son accession au pouvoir. Cette revanche sociale se heurtera fatalement au retour du mouvement social. La brève présidence de droite au Chili (2010-2014) fut le moment d’une mobilisation étudiante massive, le plus important mouvement social depuis la fin de la dictature de Pinochet. Les nouveaux pouvoirs conservateurs en Argentine, au Brésil, au Pérou, connaîtront, tôt ou tard, le même sort.