par Michel Rogalski
Nicolas Sarkozy, préparant activement sa présidence européenne et ayant réussi à convaincre ses partenaires d’adopter un nouveau Traité européen – cette fois-ci pas constitutionnel – ne se doutait pas des embûches qui l’attendaient. Le paquet-cadeau bien enrubanné devait aboutir à une ratification unanime avant les élections européennes de juin 2009. Mais tout a brutalement dérapé sur le caillou irlandais.
Après les pavés français et hollandais, le caillou irlandais, le gravier tchèque et polonais
En effet, les Irlandais, plus heureux en cela que la plupart des autres peuples européens privés de toute capacité d’expression, ont pu comme leur constitution les y obligeait, débattre publiquement, contradictoirement et s’exprimer de façon négative quelques semaines avant le début de la présidence française. Ce Non irlandais s’arc-boute sur ceux délivrés par les Français et les Hollandais, rares peuples à avoir été admis à s’exprimer en 2005.
La panique s’empara du Conseil européen réuni précipitamment et déclarant au mépris même des termes du Traité de Lisbonne qu’il fallait continuer le processus de ratification. Les élites européennes, qui prêchent l’état de droit dans le monde et qui prétendent faire de l’Europe dans ce domaine un modèle, prennent ainsi la liberté de s’en affranchir chez elles et ne cachent pas leur intention de faire pression sur les Irlandais et les obliger à revoter avant juin 2009. Le président tchèque rechigne à faire ratifier. Quant au polonais, il a fait savoir qu’il ne reprendrait pas le processus de ratification tant que les Irlandais n’auront pas modifié leur vote, ainsi qu’en dispose le Traité de Lisbonne qui est caduc en droit dès lors qu’un seul pays refuse de le ratifier.
« Avancer masqué », comme disait Jacques Delors, ne suffit plus face à une opinion avertie et vigilante. L’Europe ne peut plus être gérée de cette façon. La présidence française, engluée dans ces aspects institutionnels, aura bien du mal à faire avancer les quatre dossiers qu’elle avait considérés comme prioritaires : le changement climatique et son corollaire, la politique énergétique (réduire d’ici 2020 de 20 % les émissions de gaz à effet de serre, atteindre 20 % d’énergies renouvelables et améliorer de 20 % l’efficacité énergétique), l’agriculture, la défense et l’immigration. Sur ces quatre dossiers, les divergences entre Etats membres sont grandes. Le déclin des opinions publiques en faveur du « sentiment européen » conjugué avec les perspectives de croissance, la montée des prix de l’énergie, des produits agricoles et le retour d’une pression inflationniste créent les pires conditions pour que l’adoption du Traité de Lisbonne et le cap des élections européennes ne connaissent pas des turbulences.
L’Europe, parade ou moteur de la mondialisation ?
C’est dans ce contexte que revient en force un cœur de lamentations : « Europe, protège-nous ! ». Décliné sous tous les tons déjà lors de la présidentielle, il constitua le fonds de commerce de Nicolas Sarkozy, de Ségolène Royale et de bien d’autres candidats. Le propos a de quoi surprendre, tellement il est à front renversé par rapport aux idées diffusées pendant des décennies. Car il s’agit d’aveux de taille.
C’est d’abord l’aveu que la mondialisation constituerait une menace. On est loin des vertus prêtées encore récemment à ce processus qui était vanté pour ses bienfaits dont les bénéfices devaient profiter à l’ensemble de la planète. Oubliés les discours des élites de Davos sur la mondialisation heureuse !
Le deuxième aveu c’est que l’Europe ne nous en a pas protégé, pas plus que l’Euro. Où est donc passée cette Europe, zone de mondialisation douce opposée à une mondialisation plus brutale ?
À ce double aveu s’ajoute l’évidence que la construction européenne, censée protéger de la mondialisation l’a importée sous sa forme la plus exacerbée notamment à travers sa course effrénée à l’élargissement. Bref qu’au lieu de protéger de la mondialisation, elle en est devenue le tout à la fois le cheval de Troie et le laboratoire.
Il n’y a pas lieu de s’en étonner. C’est en effet le continent où le processus de mondialisation a été le plus intense depuis plusieurs décennies et qui cristallise donc, à une échelle démultipliée, toutes les questions qui interpellent la mondialisation. C’est dans cet espace que le commerce de proximité s’est le plus développé, que l’interdépendance y est la plus forte, que des pans entiers de souveraineté nationale ont été transférés, qu’une majorité de pays ont décidé de se doter d’une monnaie commune et d’une Banque centrale indépendante des gouvernements et enfin que des éléments de constitutions économiques se sont successivement empilés ( Acte unique, Traité de Maastricht, Pacte de stabilité, etc. ) pour être repris dans le Traité de Lisbonne. De fait, l’Europe est devenue le laboratoire avancé de la mondialisation.
En s’élargissant à 27 pays, l’Europe a brutalement modifié les conditions de la concurrence. Tant que l’on reste dans un espace dont les pays constitutifs sont de niveaux de développement comparables, la concurrence qui se met en place est une concurrence entre entreprises évoluant dans des contextes assez semblables. Il s’agit d’une concurrence entre entreprises dotées de même atouts et de mêmes environnements. Une telle concurrence n’est pas délétère. À 27 pays, de niveaux disparates, ces conditions changent. Parce que ce ne sont plus les entreprises qui se trouvent en concurrence, mais leurs environnements social, fiscal, environnemental et juridique. La concurrence ne se fait plus entre entreprises mais entre les conditions dans lesquelles elles sont immergées. On importe ainsi dans le fonctionnement de l’Union européenne les caractéristiques de la mondialisation. Il ne faut pas s’étonner que surgissent alors des dérives xénophobes, conséquences de délocalisations intra-européennes.
L’Europe ne peut pas protéger de quelque chose dont elle est le fer de lance.
Le retour de l’oxymore de l’Europe sociale
Lorsque Martine Aubry lance en 1986 l’idée d’Europe sociale, il ne s’agissait guère d’autre chose que d’un contre-feu allumé pour sauver l’idée de construction européenne. Le souci était plus celui de l’Europe que celui du social et la volonté de renforcer le sentiment européen évidente. Elle cherchait à travers cette notion à donner un sens à la construction européenne susceptible de séduire les fractions de populations les plus sensibles à cette préoccupation.
En réalité de quoi s’agit-il ? Le social c’est avant tout la solidarité. Elle passe à travers des prélèvements sociaux dont la hauteur reste encore l’affaire de choix nationaux. On sait combien la disparité est grande et combien chaque pays est jaloux de son système. On peut douter également qu’il soit très réaliste de penser que les systèmes de protection sociale, de retraites, de financement de la santé, d’aide aux familles et aux démunis puissent s’organiser de façon transfrontière à l’échelle de l’Europe. Pour que cela ait une cohérence, il faudrait que l’unification européenne représente un espace économique et social intégré homogène. Ce que l’élargissement à 27 pays a rendu hors de portée pour longtemps encore.
Le social, ce peut être aussi les normes communes, l’harmonisation dans le jargon européen. Là encore, il est difficile de croire réaliste l’établissement de telles normes dans le domaine social. Non pas que ce soit un domaine réservé – de type régalien – mais parce qu’il s’agit d’un aspect qui condense et cristallise la particularité des affrontements de classes sur un espace donné. Quelle que soit la dimension de ces luttes – et certaines ont déjà des dimensions européennes – leurs sanctions restent encore du domaine national. Les normes ne peuvent s’extirper des réalités nationales.
Une vingtaine d’années après son effet d’annonce, le social reste encore loin de portée. Il n’y a pas lieu d’en être surpris tant les forces motrices qui ont pris très tôt en mains le processus d’intégration européenne étaient étrangères à ces motivations. Dès 1988, François Périgot, alors dirigeant du CNPF (l’ancêtre du Medef), le reconnaissait : « Jusqu’à présent, nous avons connu l’Europe douce, progressive, où l’on prenait son temps. (… ) Nous entrons dans l’Europe dure (…) On va enfin dépoussiérer la société française, la débarrasser de ses scories. Nous allons remettre en question nos comportements, nos structures mentales, nos institutions éducatives, le financement de la protection sociale et notre fiscalité. L’Europe va nous obliger à devenir un pays moderne. »
Le tournant Mitterrandien de 1983 qui troqua la perspective d’un changement social contre l’accélération de la construction européenne illustre bien l’antagonisme du social et de l’Europe. On peut affirmer que la parenthèse ouverte il y a 25 ans n’est pas refermée. L’enjeu central pour les forces progressistes européennes, c’est la possibilité pour l’un des quelconque États-membres de pouvoir mettre en place des réformes sociales profondes sans buter sur le … Mur de l’Europe. La question centrale reste celle-ci : comment déverrouiller les formes de la construction européenne, dénouer les fils de la toile d’araignée tissés avec constance par les partisans du libéralisme, et ainsi regagner des marges de liberté indispensables à toute perspective de changement social ?