Par Pierre Guerlain
Avril 2016.
Lors d’un entretien avec le journaliste Jefferey Goldberg pour le magazine The Atlantic un échange entre le Premier ministre australien, Malcom Turnbull, et Obama est cité. À la question de Turnbull « Les Saoudiens ne sont-ils pas vos amis ? », le Président américain répond « C’est compliqué ». La relation entre ces deux pays n’était pas jusqu’alors si compliquée.
De retour de la conférence de Yalta, le président Franklin Roosevelt avait rencontré le roi d’Arabie saoudite, Abdul Aziz ibn Saoud. Les bases de la relation étaient simples : l’Arabie garantissait l’approvisionnement en pétrole des États-Unis qui en retour garantissaient la sécurité du royaume, un royaume bien plus faible qu’aujourd’hui. En dépit de hauts et de bas, notamment au moment de l’embargo sur le pétrole après la guerre du Yom Kippour en 1973, cette relation a perduré jusqu’à maintenant.
L’Arabie saoudite est rapidement devenue un des piliers de la présence américaine au Moyen-Orient. Avant la chute du Shah d’Iran en 1979, les États-Unis avaient trois alliés principaux dans la région : l’Arabie saoudite, l’Iran et Israël surtout après 1967. Au moment de la guerre du Golfe en 1991 l’Arabie saoudite a offert la possibilité aux États-Unis d’ouvrir des bases sur son territoire, c’est là l’une des raisons de l’essor d’Al Qaïda dirigé par Ben Laden.
Pendant toutes ces années, les États-Unis, comme leurs alliés européens, ont fermé les yeux sur les violations des droits humains. Les réalités géopolitiques et économiques primaient sur des considérations éthiques. L’Arabie saoudite est un État totalitaire, cela va sans dire.
Les États-Unis à un moment dépendaient des importations de pétrole du Moyen-Orient, mais voulaient aussi et surtout contrôler l’accès au pétrole de la région et donc contrôler la puissance de certains alliés, notamment le Japon et l’Allemagne. Aujourd’hui tout semble devenu compliqué dans la relation américano-saoudienne et beaucoup de commentateurs attribuent les changements à Obama et à ses choix en matière géopolitique mais il est légitime de se demander si ces évolutions ne sont pas structurelles et indépendantes de la personnalité du président actuel qui quittera la Maison blanche le 20 janvier 2017.
Alors dans l’opposition, lors d’un discours de 2002, Obama apostrophait le président Bush en lui demandant, de façon anaphorique : « Vous voulez vous battre, Président Bush ? » ; et sur l’Arabie saoudite il déclarait : « Battons nous pour nous assurer que nos soi-disant alliés au Moyen-Orient, les Saoudiens et les Égyptiens, cessent d’opprimer leurs peuples, d’interdire les opinons dissidentes et de tolérer la corruption et l’inégalité, ainsi que de mal gérer leurs économies si bien que les jeunes de ces pays sont privés d’éducation, de perspectives, d’espoir et deviennent facilement des recrues pour les cellules terroristes. »
En tant que Président, il avait, bien évidemment, soutenu Moubarak puis Morsi puis Al Sissi en Égypte ainsi que le régime saoudien. Néanmoins, une première fracture avec l’Arabie eut lieu au moment où Obama avait, pour des raisons pragmatiques, lâché Moubarak. La monarchie saoudienne aurait souhaité une position plus ferme vis-à-vis des Frères musulmans égyptiens avec qui elle était en conflit.
Puis en 2013 une autre grave fracture est apparue lorsque Obama a décidé de ne pas bombarder la Syrie d’Assad alors que des armes chimiques avaient été utilisées par le régime (peut-être aussi par les rebelles) et que le président américain avait déclaré que cela constituait une « ligne rouge ». Obama, peut-être instruit par le chaos, résultat d’une intervention en Libye qu’il reconnaît être une erreur aujourd’hui, avait préféré travailler avec la Russie pour obliger le régime syrien à se débarrasser des armes chimiques.L’allié saoudien, devenu une puissance pétrolière et financière de premier plan avait manifesté sa mauvaise humeur.
Le poids du nucléaire iranien
L’administration Obama avait ensuite conclu, en 2015, un accord avec l’Iran sur le nucléaire militaire. Pour les Saoudiens c’en était trop. L’Arabie saoudite, comme Israël dont elle est devenue l’allié de facto dans la région, semble attendre l’élection d’un nouveau président et surtout d’une nouvelle présidente, Hillary Clinton, dont ils se disent qu’elle servira mieux leurs intérêts. En effet, Clinton a critiqué Obama sur l’abandon de sa ligne rouge et, comme sur la Libye, exprimé son désir d’en découdre militairement avec la Syrie.
Dernier élément de friction : la possible publication des 28 pages censurées dans le rapport sur les attentats du 11 septembre 2001 publié en juillet 2004. En effet, la commission parlementaire qui a rédigé ce volumineux rapport a accepté que 28 pages de ce rapport ne soient pas rendues publiques. Certains parlementaires qui ont participé à l’élaboration du rapport n’ont pas révélé la teneur exacte de ces pages mais en ont suffisamment dit dans les médias pour que l’on sache qu’elles concernent l’implication, sinon de l’Arabie saoudite elle-même, de Saoudiens dans le financement des attentats du 11 septembre. Une phrase publiée à cette époque indique qu’aucun « responsable de haut niveau » saoudien ne serait impliqué mais cela laisse la possibilité que des responsables de niveau intermédiaire aient pu être impliqués.
On ne sait pas exactement ce que contiennent ces pages mais nous en avons une bonne idée. L’Arabie saoudite s’oppose à leur publication, réclamée par beaucoup dans diverses mouvances politiques. Le sénateur Graham, au centre de cette affaire, est un républicain de Caroline du Sud. Obama est partisan d’une publication. L’Arabie a déjà prévenu que si ces 28 pages étaient publiées, elle retirerait ses 750 milliards de dollars d’investissement aux États-Unis, notamment ses bons du trésor, ce qui serait un coup pour l’économie américaine.
Le pétrole, moins central
Rien ne va plus semble-t-il entre l’Arabie et les États-Unis qui sont devenus auto-suffisants en pétrole et ont moins besoin de l’Arabie sur ce plan, même s’ils veulent toujours contrôler l’accès au pétrole des autres pays.
Mais l’alliance reste tenue pour essentielle. Les États-Unis ont continué à soutenir l’Arabie alors même que ce pays avait, plus ou moins directement, aidé les terroristes du 11 septembre. Il ne s’agit pas là d’une première. Les États-Unis ont continué à soutenir Israël en dépit du fait qu’en juin1967, l’aviation israélienne avait détruit le navire américain Liberty qui collectait des informations pour la NSA. L’hyperpuissance accepte donc qu’un allié proche comme Israël détruise un de ses navires espions et tue ses citoyens. Elle accepte de ne pas sanctionner un allié proche qui pourtant aide ceux qui organisent ce qui est un crime contre l’humanité contre eux. Il s’agit du calcul des coûts et bénéfices en matière de géopolitique.
Le fait qu’aujourd’hui il y ait un changement d’attitude et que l’acceptation plus ou moins tacite des crimes, commis par des Saoudiens, soit remise en cause marque un tournant significatif qui dépasse la seule attitude d’Obama. Il y a là une règle géopolitique : si l’allié proche est moins utile ou désobéit de façon trop flagrante alors il peut être puni, marginalisé ou même détruit. C’est ce qui était arrivé à Saddam Hussein, allié puis ennemi. L’Arabie est moins centrale dans la politique étrangère américaine même si elle reste importante et les États-Unis commencent le processus de révision de leurs engagements.
L’Arabie s’est déjà, en partie, tournée vers d’autres puissances et fournisseurs d’armes. Elle s’est rapprochée d’Israël et de l’Égypte et se désintéresse des Palestiniens pour lesquels elle avait proposé un plan de paix ambitieux en 2002.
Les relations entre Clinton et Netanyahou promettent d’être meilleures qu’avec Obama mais dans la fracture naissante entre les États-Unis et l’Arabie saoudite il y a aussi une leçon ou un avertissement pour Israël, aujourd’hui allié indéfectible des États-Unis et à qui Obama a tout donné. Obama l’intellectuel a dit des choses très critiques vis-à-vis de l’Arabie saoudite comme de la politique israélienne de colonisation qu’Obama l’homme de pouvoir n’a pas traduit en actions spécifiques. Cependant, lorsque les conditions changent les alliances évoluent et peuvent mener à des révisions importantes.
Déjà dans son célèbre discours d’adieu en 1796 le président George Washington lançait un avertissement : « Notre véritable politique doit être de n’avoir aucune alliance permanente, autant du moins que nous en sommes les maîtres ». Aucune alliance n’est permanente, celle entre les États-Unis et l’Arabie saoudite tangue ; Israël prend le risque de faire tanguer l’alliance avec son seul protecteur. Les vents du changement se sont levés même si la tempête n’est pas encore là.
Pierre Guerlain
Université Paris Ouest, Nanterre