par Claude Cartigny
La longue saga du programme anti-missiles américain, commencée pour l’essentiel avec le discours de « guerre des étoiles » du 23 mars 1985, a connu depuis bien des vicissitudes. Pour l’Administration Bush, il ne s’agit plus de construire un bouclier absolument étanche rendant les armes nucléaires « impuissantes et obsolètes », mais plus modestement d’arrêter un tir limité effectué avec quelques ogives attaquantes par un « Etat-voyou », Irak autrefois, Iran et Corée du Nord aujourd’hui. Pour cela, il s’agissait de mettre en place des missiles défensifs qui les détruiraient en les percutant.
Une efficacité très tôt mise en cause
Lorsque le programme fut relancé en 2000, sous le nom de NMD (National Missile Defense), il suscita tout de suite beaucoup de scepticisme, y compris dans les milieux militaires. Le général Shelton parla de la difficulté de « frapper une balle avec une balle » et le général Larry Welch d’une « course à l’échec ».
Les essais conduits ont connu un faible taux de réussite (60%). Encore faut-il savoir que lors des essais, le missile intercepteur connaissait tous les paramètres de vol du missile assaillant. Le seul test conduit en conditions réelles fut un échec. Selon Philip Coyle, ancien responsable du Bureau des Essais et de l’Evaluation au Pentagone, il n’y a pas eu un seul test réussi depuis quatre ans. Toujours selon ce bureau, « il n’existe pas de preuves suffisantes pour étayer notre confiance en des opérations défensives limitées ». Mais pour les partisans du système, notamment le général Henry Obering, actuel patron de la Missile Defense Agency, ces pauvres performances ne doivent pas faire obstacle au déploiement prévu.
Les déploiements actuels
Pour l’année fiscale 2007, l’Administration Bush a demandé au Congrès pour la défense anti-missiles la plus grosse somme jamais réclamée depuis son entrée en fonction, soit environ 11 milliards de dollars. Il est vrai que ce chiffre doit être rapporté au budget total de la défense, 440 milliards de dollars prévus pour 2007, hors dépenses en Irak et en Afghanistan.
Pour l’instant, neuf intercepteurs ont déjà été installés sur la base de Fort Greely, en Alaska, et deux sur la base de Vandenberg, en Californie. Au total, ce sont dix missiles intercepteurs qui seront installés sur chacune de ces bases. Les ambitions ont donc été revues à la baisse, puisque vingt missiles auraient dû être opérationnels sur ces deux bases à la fin 2005. Dans le même temps, les Américains ont développé leur système d’alerte avancée en commençant la modernisation de leurs radars de Fylingdales, en Grande Bretagne, et de Thulé, au Groenland.
Dès le départ, l’Administration Bush a voulu éviter la critique selon laquelle elle chercherait à édifier une « forteresse Amérique » sans se soucier de ses alliés. Elle a donc recherché des partenariats de façon à associer le plus grand nombre de pays possible à ses projets en leur promettant à eux aussi une forme de protection. Il s’agit notamment de fournir à ces pays une défense contre des missiles à courte ou moyenne portée. Pour cela, les États-Unis envisagent de fournir à certains de leurs alliés des missiles Partriot-3, capables d’intercepter des missiles assaillants dans la phase terminale de leur vol. Pour l’année fiscale 2007, 534 systèmes Patriot-3 devraient être budgétisés. Les États-Unis ont aussi testé avec le Japon récemment le Standard Missile-3 (SM-3), destiné à intercepter des missiles attaquants entre 80 et 90 km d’altitude. Mais là encore cet essai du 8 mars 2006 a été réalisé uniquement avec des appareils de télémétrie et non dans des conditions réelles.
Des accords de coopération ont d’ores et déjà été conclus avec la Grande Bretagne, l’Allemagne, le Danemark, le Canada, l’Australie et le Japon et Israël. Mais l’Administration américaine trouve cette situation insuffisante et est à la recherche de nouveaux partenaires susceptibles de participer au NMD. Selon le général Obering, les États-Unis disposent aujourd’hui d’une capacité limitée concentrée essentiellement sur la possibilité d’une attaque en provenance de la Corée du Nord. Il a déclaré dans une récente interview à la revue Arms Control Today :« Nous sommes inquiets à propos de ce qui se passe au Moyen-Orient. Nous voulons nous assurer que nos approches sont couvertes dans cette direction ».
L’Administration américaine a donc pensé que c’est en Europe qu’elle trouverait les meilleures localisations. Le Pentagone cherche à positionner ses intercepteurs sur un axe qui serait celui qu’emprunteraient éventuellement des missiles iraniens visant l’Europe ou continuant vers les États-Unis en suivant une route polaire. D’où également la modernisation du radar de Thulé.
Bien entendu, on fait mine d’ignorer la fait que l’Iran ne possède aucun missile à longue portée, qu’il n’a jamais testé de fusée à plusieurs étages, et qu’il n’existe aucun signe montrant qu’il s’est attelé à un tel programme. Son missile le plus récent, le Shahab-3, dérivé du No dongnord coréen, n’a qu’une portée régionale. Il pourrait atteindre Israël, la Turquie, les pays du Golfe, mais certainement pas l’Europe et encore moins les États-Unis. Le développement d’un tel programme prendrait au moins dix ans et ne passerait pas inaperçu.
Le choix de l’Europe centrale
Dans cette optique, ce sont trois pays d’Europe centrale, la Pologne, la République tchèque et la Hongrie, qui ont paru présenter les meilleurs critères.
Le Sous-secrétaire d’État John Bolton a été le premier à révéler l’existence de discussions préliminaires avec ces trois pays le 31 mai 2005. Dès cette année-là, il avait été prévu de construire un troisième site de dix missiles intercepteurs en dehors des États-Unis et d’y allouer une somme de 35 millions de dollars. L’opération fut désignée par la MDA sous le nom de « Block 2006 », les travaux de construction de cette nouvelle base devant commencer avant la fin de l’année 2006. Un récent article de Michael R. Gordon dans le New York Times du 22mai 2006 fait le point sur cette question.
C’est avec la Pologne que les discussions semblent les plus avancées, et le sujet y est vivement débattu. Début avril, des officiels du Pentagone et du Département d’État se sont rendus à Varsovie et ont trouvé le gouvernement polonais très « réceptif ». Le ministre polonais de la Défense, Radoslaw Sikorski, s’est de son côté abstenu de tout commentaire mais s’est ensuite rendu à Washington pour y discuter avec son homologue américain Donald Rumsfeld. Moins prudent, le vice-ministre des Affaires étrangères Witold Waszczykowski a déclaré qu’il avait dit « oui » et qu’il n’attendait plus que les détails. Pour donner un coup de pouce, la société Boeing s’est arrangée pour faire savoir qu’éventuellement, si l’affaire était faite, il y aurait du travail pour des entreprises polonaises sous traitantes.
En République tchèque, on a plutôt cherché à éviter toute discussion publique du sujet, par crainte que cela ne devienne un enjeu des élections législatives prévues pour juin, car il n’est pas sûr que les Tchèques soient enthousiasmés à l’idée de devenir un avant-poste de la stratégie américaine. De même, l’état des pourparlers avec les Hongrois n’est pas connu, mais les États-Unis préfèrent certainement impliquer dans leurs projets un grand pays.
Un enjeu décisif
Depuis plusieurs années les États-Unis ont établi une relation militaire très étroite avec les pays d’Europe de l’Est. Ils ont stocké des hélicoptères d’attaque en Pologne avant l’invasion de l’Irak, et la Pologne y a envoyé des troupes, le troisième contingent aujourd’hui depuis le départ des Espagnols. Des exilés irakiens ont subi un entraînement militaire en Hongrie dans une ancienne base soviétique désaffectée. La Hongrie, la Pologne et la République tchèque ont été les premiers pays de l’Est à adhérer à l’OTAN le 16 mars 1999.
Le déploiement d’intercepteurs en Pologne, par exemple, aurait d’énormes implications politiques. Cela constituerait la première implantation militaire américaine dans l’histoire sur le sol polonais, et la première implantation étrangère depuis le départ des Soviétiques et l’effondrement du Pacte de Varsovie. La réaction russe à ces projets est évidemment très négative. Leur conviction est qu’il existe un agenda caché pour étendre l’influence américaine dans les anciennes nations du Pacte de Varsovie au détriment des intérêts nationaux russes.
Si l’on ajoute à cela l’adoption par le Président Bush d’une doctrine de frappe nucléaire préventive, l’évolution de la doctrine militaire française dans le même sens, on voit que le domaine militaro-stratégique est devenu aujourd’hui extrêmement mouvant. Le développement d’un système anti-missiles en Pologne ou dans un autre pays d’Europe centrale aurait un impact très négatif sur l’ensemble des relations euro-atlantiques.