par Claude Cartigny
Le vendredi 27 mai 2005, la conférence de révision du traité de non prolifération nucléaire s’achevait à New York sur un échec complet. Les États-Unis ont même refusé de réitérer leurs engagements généraux sur le désarmement, qui avaient fait l’objet d’une déclaration commune assez vague dans les termes, adoptée lors de la précédente conférence de révision en 2000. Aucun accord se dégagea sur les moyens de répondre aux ambitions nucléaires iranienne et nord-coréenne.
Les fondements de cet échec sont assez simples et étaient prévisibles dès l’ouverture de la conférence le 2 mai. D’un côté, les cinq puissances nucléaires officielles, avant tout soucieuses d’éviter la diffusion des technologies nucléaires militaires – et même parfois civiles- hors de leur « club », et de l’autre côté l’ensemble des pays non nucléaires qui, appuyés par de nombreuses ONG, considèrent que le plus grand danger pour la planète réside dans les arsenaux nucléaires surdimensionnés des puissances nucléaires existantes et exigent leur réduction prioritaire.
Signé en 1968, le TNP est entré en vigueur le 3 mars 1970. Il rassemble 188 États signataires sur les 191 membres de l’ONU. La Corée du Nord ne fait pas partie de l’ONU, bien qu’elle y entretienne une mission de liaison. A cette date, seuls les États-Unis, l’URSS, la Chine, la Grande-Bretagne et la France possédaient des armes nucléaires. Depuis cette date, Israël, l’Inde et le Pakistan sont devenues des puissances nucléaires. Aucun de ces trois États n’est signataire du TNP et ils ne peuvent donc être accusés de violation. Ils bénéficient d’une sorte de situation de fait accompli. D’autres pays (Afrique du Sud, Égypte, Libye) se sont plus ou moins approchés d’une capacité nucléaire mais y ont finalement renoncé. Le statut de l’armement nucléaire israélien est particulier, puisqu’il est quasi clandestin -Israël n’ayant jamais déclaré officiellement sa capacité nucléaire- et bénéficie, pour des raisons politiques et stratégiques, d’une grande complaisance occidentale. L’Iran en est signataire mais est soupçonné de violation par les Américains, les Européens et l’AIEA de Vienne (Agence internationale de l’énergie atomique, mise en place en même temps que le TNP pour assurer sa surveillance). La Corée du Nord avait adhéré au traité en 1985, mais s’en est retirée en 2003 et s’est alors déclarée officiellement puissance nucléaire. Elle n’a cependant pour l’instant procédé à aucun essai, bien que celui-ci ait été souvent annoncé comme imminent par les agences de renseignement américaines et par les Nord-coréens eux-mêmes, qui ne détestent pas ce petit jeu de bluff et de chantage.
Les « épines » iranienne et coréenne
Les problèmes posés par l’Iran et la Corée du Nord ont constitué une importante pomme de discorde, ces deux « États voyous » ayant été inscrits par G. Bush en janvier 2002 parmi les pays de « l’axe du Mal ». La volonté – ou la tentation- de se doter d’armes nucléaires est liée à deux ordres de préoccupations : des problèmes de sécurité régionale ou/et la crainte d’une menace américaine tendant à imposer, d’une manière ou d’une autre, un changement de régime politique.
Pour l’Iran,l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques est un droit, reconnu par le TNP. L’Iran n’entend pas renoncer à la possibilité d’enrichir de l’uranium pour obtenir du combustible nucléaire destiné à des centrales nucléaires civiles. L’Iran a rejoint en octobre 2003 les 74 États qui avaient déjà signé le protocole additionnel annexé au TNP en 1997. Ce texte autorise des contrôles inopinés -avec un préavis de deux à vingt-quatre heures selon les cas- sur les sites déclarés ou sur d’autres sites que l’AIEA jugerait clandestins. Pour autant, aux yeux de nombreux experts, la transparence des activités nucléaires iraniennes n’apparaît pas totale. Une délégation de l’AIEA a cependant inspecté début juin le site nucléaire de Natanz, dont une partie est enterrée, et qui procède à des travaux d’enrichissement. Elle a déclaré que ces travaux avaient été suspendus et elle n’a décelé aucune trace d’activité clandestine. Sous la pression des États-Unis, et dans une moindre mesure des Européens (France, Allemagne, Grande Bretagne), un dialogue s’est depuis l’automne 2003 instauré avec Téhéran, dialogue entrecoupé par des menaces de frappes préventives régulièrement brandies par les membres les plus durs de l’administration américaine et du gouvernement Sharon.
Au fond, il faudrait pouvoir donner à l’Iran l’assurance qu’on ne songe pas à l’attaquer ou à provoquer un changement de son régime piloté depuis l’extérieur, le persuader qu’après l’Irak, il n’est pas le « prochain » sur la liste. Pour l’instant, l’Iran voit à l’ouest la puissance nucléaire israélienne, et à l’est toute une ceinture d’États nucléaires (Inde, Pakistan, Chine) dont au moins deux sont susceptibles de s’affronter. Américains et Européens doivent donner à l’Iran un sentiment de sécurité. Un système de sécurité régionale incluant une vaste zone dénucléarisée devrait voir le jour au Moyen-Orient, qui ne pourrait évidemment laisser de côté Israël. Pour l’instant, on ne se dirige pas dans cette voie.
Quant à la Corée du Nord, en dehors de la riposte à une attaque américaine, il n’y a guère de scénario plausible pour elle d’utiliser l’arme nucléaire. L’espace géographique Corée-Japon est trop réduit, et y utiliser ce type d’armes serait suicidaire pour tout pays de la région. Elle n’a aucune capacité à projeter une arme nucléaire hors de cette région. Le programme nucléaire nord-coréen a donc une double vocation : en tant que pays placé par Condoleezza Rice dans « l’Axe du Mal », la Corée du Nord cherche à dissuader une attaque américaine -ou à y riposter- en faisant planer une menace sur le sud ou sur le Japon ; deuxièmement, elle utilise son programme comme instrument de négociation -certains pourraient dire de chantage- vis-à-vis du Japon et de l’Occident pour obtenir un nouvel arrangement qui lui soit plus favorable depuis sa sortie du TNP il y a deux ans.
Le blocage américain
Le TNP prévoyait qu’en échange du renoncement des États non nucléaires à accéder à ce type d’armement, les puissances nucléaires de leur côté s’engageraient activement dans la voie de la réduction de leurs armements (article VI du TNP). On est tellement loin du compte, que le TNP apparaît parfois à de nombreux pays comme un marché de dupes. Certains d’entre eux se sentent menacés par Washington et veulent disposer des moyens de se protéger.
Les États-Unis se sont lancés dans des programmes visant à militariser l’espace et à créer de nouveaux armements nucléaires. Ces programmes contribuent à miner les traités existants. Ainsi, dès octobre 1999, le Sénat américain avait refusé de ratifier le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT) signé par le président Clinton en 1996, et l’administration Bush le considère aujourd’hui comme mort et enterré, alors qu’il a été ratifié par 101 pays.
En lieu et place d’une révision, l’administration Bush cherche une réécriture du TNP. Selon le président américain, il s’agit de « fermer toutes les possibilités de produire des matériaux nucléaires qui pourraient être utilisées à construire des bombes sous couvert de programmes nucléaires civils ». Selon les Américains, il n’existe en ce moment rien qui puisse empêcher un pays qui a appris à enrichir l’uranium de se retirer du TNP et de se diriger à marche forcée vers la construction d’un armement nucléaire, comme l’a fait la Corée du Nord il y a deux ans. Ils craignent que l’Iran ne suive la même voie. Cet argument ne peut être ignoré, et le contrôle des transferts de technologies sensibles -facilités aussi par les phénomènes de mondialisation de l’économie- devraient sans aucun doute être renforcés. La tâche n’est cependant pas facile, presque toutes les technologies étant aujourd’hui duales, c’est-à-dire à usage aussi bien civil que militaire.
Les États-Unis se sont présentés à la conférence de révision avec des propositions qui renforçaient les contraintes sur les pays non-nucléaires et accroissaient les procédures de contrôles. Mais ils ne se faisaient guère d’illusions sur la possibilité de faire adopter sans contrepartie un projet aussi contraignant aux 188 États membres du TNP.
Une situation d’urgence
Comme l’a constaté avec amertume Koffi Annan lors de la séance de clôture de la conférence de révision, nous sommes aujourd’hui dans une situation où tous les organismes intergouvernementaux traitant de ces questions sont paralysés.
A Genève, la conférence du désarmement, qui au cours de sa longue histoire n’a jamais été très productive, n’a même pas pu convenir d’un programme de travail depuis huit ans. La commission du désarmement de l’ONU est réduite à un rôle de plus en plus marginal et n’a produit aucun accord depuis cinq ans. La conférence de révision du TNP a consacré les deux tiers de son temps de délibération à des questions d’ordre du jour et de procédure, et non à des discussions sur le fond des problèmes. Le TNP traverse à la fois une crise de confiance et d’application. Il reposait à sa création sur trois piliers équilibrés : le désarmement nucléaire, la non prolifération et l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. Dans chacun de ces piliers se font entendre d’inquiétants craquements, qui nécessitent d’importantes « réparations ».
Heureusement, lors de la conférence de 1995, le TNP a été déclaré illimité dans sa durée. L’échec de la dernière conférence de révision ne met donc pas fin au régime de prolifération, dont l’écrasante majorité des États membres reconnaissent les bénéfices à long terme. Il est pourtant important de sortir de l’impasse actuelle. Les puissances nucléaires officielles devraient prendre plus au sérieux leurs engagements en faveur du désarmement, moyennant quoi il serait certainement plus facile d’obtenir des autres au moins qu’ils retardent volontairement leurs efforts pour maîtriser complètement la technologie du cycle nucléaire. Les progrès au niveau du TNP sont inséparables d’autres efforts pour réduire et éliminer progressivement les risques de conflit au niveau régional.