Après avoir été présenté l’an dernier au Centre Pompidou, le film connaît une diffusion discrète dans la capitale, projections rares dans des salles plus rares encore. La critique l’a toutefois remarqué et on peut espérer une reprise à la télévision. Ce format conviendrait à l’œuvre : unité de lieu, la pièce principale d’une maison traditionnelle, nue, à l’exception d’une table basse à même les tatamis ; une dizaine de longs plans fixes, attentifs à un personnage unique, M. Hayashi Fujio, homme fort âgé lors du tournage, alors que les faits qu’il relate remontent aux années 1944-1945 ; voix lente, termes réfléchis, silences, comme pour être le plus près possible de la vérité, de toute évidence ses années de jeunesse n’ont cessé d’occuper son esprit.
« Parole de kamikaze », le titre choisi permet d’en comprendre les raisons, le singulier du sujet ayant son importance, si le complément de nom est une facilité devant éclairer le spectateur français, au prix de possibles malentendus*. Tout comme ses homologues, M. Hayashi n’utilise d’ailleurs pas ce terme. La première raison est d’ordre linguistique, les sinogrammes utilisés en japonais ayant souvent plusieurs lectures, celle(s) issue(s) de la phonétique chinoise (lecture on), considérée comme plus littéraire, et celle(s) dont la prononciation est japonaise (lecture kun). Ainsi, les deux caractères qui forment le vocable « vent divin » se lisent kamikaze en kun’yomi et shinpû en on’yomi, tout comme à la lecture hara kiri correspond seppuku pour désigner la forme rituelle de suicide par éventration. Formule poétique, « vent divin » apparaît dans des textes de l’Antiquité et c’est plus tard, après les typhons qui, en 1274 puis en 1281, auraient balayé la flotte mongole de Kubilaï Khan, qu’il évoquera une intervention déterminante des divinités protectrices de l’Archipel. Il sera certes repris par les médias et les actualités cinématographiques vers la fin de la dernière guerre, sous l’une ou l’autre des deux lectures possibles, moins souvent néanmoins que l’expression officielle, tokubetsu kôgekitai, ou « unité d’attaque spéciale ». C’est à sa forme abrégée tokkôtai que recourt M. Hayashi.
Il convient de s’y tenir, car le deuxième malentendu possible, de loin plus sérieux, découle du sens dont le mot kamikazeest désormais chargé en Occident, celui d’une attaque-suicide destinée à frapper des civils afin d’inspirer la terreur, pratique associée aujourd’hui aux djihadistes, encore que les Tigres de l’Îlam tamoul en eussent été de fervents pratiquants. Or, M. Hayashi et ses compagnons étaient des soldats et leurs cibles exclusives, les bâtiments de la flotte adverse. Si les dirigeants japonais, le commandement et des conscrits de l’armée impériale ont commis des crimes sans nom durant la « guerre de quinze ans » (jûgonen sensô), de 1931 à 1945, cela n’a pas été leur cas. Ils étaient néanmoins conscients que leur mission serait unique et sans retour. N’ont donc survécu que ceux d’entre eux qui furent contraints à atterrir à cause d’un incident technique, ceux qui avaient dû retourner à leur base faute d’avoir trouvé une cible ou encore ceux qui furent épargnés par la fin du conflit. Il s’agit bien d’un mode opératoire dont il ne semble pas y avoir eu d’équivalent dans l’histoire et on en attribue généralement la paternité au vice-amiral Ônishi Takijirô, lors de sa visite à la base de Malabacat (ou Clark Base), aux Philippines, le 19 octobre 1944. Adopté par le Haut commandement, il sera généralisé, ce qui soulève deux séries de questions, la première, d’ordre militaire, revenant à tenter d’en évaluer l’efficacité.
De vains sacrifices :
Lorsque ses dirigeants décidèrent, en décembre 1941, de gravir un nouvel échelon de l’escalade, afin de s’emparer des ressources de l’Asie du sud-est indispensables à la poursuite de la guerre contre la Chine et, pour ce faire, d’écarter le risque d’une réplique des Etats-Unis en détruisant leur flotte à Pearl Harbor, le Japon disposait d’un double avantage à l’échelle régionale. Sur le plan quantitatif, les effectifs qu’il pouvait mobiliser, comme les capacités navales et aériennes qu’il avait constituées, étaient supérieurs à ceux de ses adversaires britanniques, néerlandais et américains. Sur le plan qualitatif, il pouvait compter sur des troupes aguerries, des pilotes bien entraînés et des appareils remarquables pour l’époque, dont le plus réputé était le chasseur-bombardier « Zéro », avec sa variante embarquée A6M. A quoi s’ajoutèrent la complaisance du régime de Vichy, qui lui permit d’utiliser des bases en Indochine, la complicité du régime militaire de Bangkok et les graves erreurs stratégiques du général Douglas MacArthur, chargé de la défense des Philippines, et de son homologue britannique, le lieutenant-général Arthur Percival, qui commandait en Malaisie et à Singapour. En moins de six mois, un immense espace fut conquis dont les richesses furent exploitées en grand, pétrole, hévéa, étain tout particulièrement.
Ces objectifs une fois atteints, tout restait cependant à faire, dès lors que le conflit était devenu mondial, que ni les Etats-Unis ni le Royaume-Uni, qui pouvait compter sur ses Dominions du Pacifique, n’acceptaient leurs premiers échecs et qu’à terme, très vite en réalité par rapport au Japon, leurs considérables capacités scientifiques, techniques et productives, américaines en premier lieu, leur permettraient d’acquérir une irréversible supériorité. Londres et Washington auraient peut-être été conduits à négocier, comme Tôkyô l’envisageait, si l’Allemagne nazie était parvenue à soumettre l’Union soviétique et à établir ainsi sa domination sur l’ensemble du continent européen, mais il se trouve que la conquête du Pacifique et de l’Asie du sud-est fut lancée alors que la bataille de Moscou faisait rage, qui devait mettre un terme à la « guerre-éclair » en Europe. Ici comme en Asie orientale, la guerre durerait donc jusqu’à la victoire totale de l’une des alliances.
Devant la volonté de Roosevelt de laver le « jour d’infamie » que constituait l’attaque sans déclaration de guerre sur Pearl Harbor, l’Archipel avait deux options, rendre inexpugnable l’espace conquis afin de bloquer toute contre-offensive ou chercher à porter des coups plus sévères encore à ses adversaires, vers l’Inde, vers l’Australie ou en direction de l’archipel des Hawaï. Or, l’une comme l’autre de ces options supposait une logistique efficace, qui ne sera pas assurée, et qui le sera d’autant moins que les États-Unis conduisirent une intense guerre sous-marine dont les effets furent amplifiés grâce au décryptage des codes secrets japonais. Les pertes ne purent être compensées par l’effort de production et 90% de la marine marchande nippone furent coulés. Pousser l’avantage vers l’un ou l’autre des points cardinaux présentait par ailleurs des risques, car dégarnir un secteur rendrait aléatoires et l’exploitation de ses ressources et le contrôle de ses populations. L’historien Paul Kennedy a fort bien analysé ce dilemme, que les dirigeants japonais ne surent résoudre. Déjoués par les services de renseignement américains, leurs plans d’opération recherchaient de surcroît la bataille navale décisive (kantai kessen), sur le modèle de celle de Tsushima en 1905 contre la Russie des tsars, et comptait encore sur ses cuirassés, alors que le temps jouait en faveur des Etats-Unis, qui préférèrent l’éviter, constituer des task-forces aéronavales et progresser de façon méthodique en direction de l’Archipel, depuis l’est et le sud, cependant que, et sans omettre les effectifs maintenus au nord, le long de la frontière soviétique, le Japon conservait le plus gros de ses moyens matériels et humains à l’ouest, c’est-à-dire en Chine, où la résistance ne faiblissait pas, en dépit de la stratégie de « réduction en cendres » (jinmetsu sakusen), dite également sankô (« tout tuer, tout brûler, tout piller »), suivie par le général Okamura Yasuji.
Comme l’avaient pressenti l’amiral Yamamoto Isoroku et Ônishi Takijirô, qui avait été l’un de ses assistants dans la préparation de l’attaque sur Pearl-Harbor, le Japon s’engageait dans une impasse. Déjà, il n’avait pas pu exploiter les succès remportés lors de la bataille de Ceylan, en avril 1942, et si l’on peut considérer la bataille de la mer de Corail, en mai de la même année, comme un match nul, son issue préservait l’accès des Dominions britanniques au Pacifique. Le mois suivant, l’aéronavale américaine remportait la bataille de Midway, rendant ainsi impossible le projet de l’amiral Yamamoto d’étendre le périmètre japonais jusqu’au centre de cet océan. La première option ne pourrait être suivie. L’année 1943 vit, au prix d’âpres combats, le grignotage lent et difficile des positions japonaises en Micronésie et dans les archipels bordiers de la Nouvelle-Guinée, mais, dès le début de 1944, la supériorité matérielle et organisationnelle des Etats-Unis devint manifeste, dont les effets se révélèrent rapidement cumulatifs. Lors de la bataille des îles Mariannes, les 19 et 20 juin, trois porte-avions japonais furent coulés et plus de 600 appareils abattus, ce qui permit aux militaires américains de parler d’un « grand tir aux dindons » (great turkey shoot). Des bases aériennes furent construites sur ces îles, celle de Tinian en particulier, d’où il devenait possible de frapper l’Archipel. Les bombardements stratégiques débutèrent en novembre 1944, mais les résultats ayant été décevants, le commandement américain recourut, à partir du 9 mars 1945, à des opérations de nuit, à altitude plus basse et avec épandage de bombes incendiaires, qui détruisirent l’essentiel des capacités productives et firent des centaines de milliers de victimes parmi les civils.
C’est dans ce contexte stratégique que, du 23 au 26 octobre 1944, se déroula la bataille du golfe de Leyte, à l’est de l’île de Luzon, dans les Philippines. Le général Douglas MacArthur avait obtenu que la colonie, où d’ailleurs une guérilla animée notamment par les communistes (Hukbalahap ou Armée nationale de lutte contre le Japon) combattait l’occupant, soit reconquise afin de réparer son échec antérieur et de couper les liaisons maritimes entre l’Archipel et les territoires que celui-ci avait conquis en Asie du sud-est. Le rapport des forces était devenu si déséquilibré que lors de cette bataille navale, considérée comme la plus grande de tous les temps, les bâtiments de surface de la flotte américano-australienne étaient plus nombreux que les avions ennemis. La majorité des pilotes japonais avaient été tués lors des affrontements précédents, le carburant se faisait rare et les Etats-Unis sortaient à la chaîne des modèles désormais supérieurs au « Zéro ». Aussi le mode opératoire imaginé par le vice-amiral Ônishi Takijirô cherchait-il à résoudre la quadrature du cercle en obtenant que des aviateurs précipitent leurs appareils sur le pont des navires ennemis, en visant autant que faire se pouvait leurs zones vitales de manière à produire des explosions fatales ou des dommages irréparables. La surprise ayant été totale, des résultats appréciables furent obtenus par les tokkôtai – un porte-avions d’escorte, le St-Lô, fut coulé et plusieurs bâtiments touchés-, sans cependant affecter l’issue de la rencontre, puisque vingt-six navires japonais furent perdus, dont quatre porte-avions et trois cuirassés, contre un total de six. Dès lors, ce qui subsistait de la flotte japonaise ne fut quasiment plus engagé et il ne resta, pour retarder le débarquement sur l’Archipel, que ce mode opératoire.
A la vérité, les « unités d’attaque spéciale » étaient de plusieurs types. Outre les milliers d’appareils qui furent déployés lors des différentes vagues d’assaut, il y eut recours à des vedettes rapides (shinyô) chargées de 250 à 300 kilos d’explosifs que leurs pilotes devaient fracasser contre des bâtiments ennemis, à des sous-marins de poche (kairyû) ou encore à des torpilles (kaiten) également chargés d’explosifs, à l’intérieur desquels un homme prenait place. M. Hayashi a participé à une autre unité, dont il désignait ceux qui devaient partir avant que son tour n’arrive, ce qui ne s’est pas produit du fait de la capitulation. Sous l’appellation ôka, il s’agissait d’un petit planeur mû par un moteur de fusée qui était accroché au ventre d’un bombardier dont il se détachait à l’approche de la cible, pour plonger jusqu’à elle et la percuter. Dans le film, le « kamikaze » mime la scène afin d’en expliquer le principe, mais la fragilité de l’appareil et la vitesse qu’il prenait rendaient difficile un véritable contrôle. Les témoins américains de ces attaques parlèrent d’armes baka, ce qui se traduit par « stupide » et, sous la forme bakayarô, par « connard ». Au total, le procédé le plus efficace fut celui des « Zéro », mais ici aussi, les résultats furent réduits par les limites mêmes du procédé, les problèmes techniques que pouvaient connaître des appareils construits à la hâte et les contre-mesures adoptées par les Américains et les Britanniques, qui exploitèrent la supériorité de leurs appareils et, lorsque cela leur fut possible, renforcèrent les structures des bâtiments de surface. Mieux encore, les Alliés mirent en place une protection en profondeur, des rideaux d’appareils précédant la flotte, elle-même déployée sur plusieurs lignes, les bâtiments principaux étant placés à l’arrière du dispositif.
Un décompte a été effectué, qui évalue à 47 le nombre des bâtiments coulés, dont trois porte-avions d’escorte, mais aucun navire principal, à près de 5.000 celui des tués et à autant de blessés parmi les Alliés, contre 14.000 victimes parmi les « unités spéciales », aviateurs, sous-mariniers, marins et forces de soutien, des milliers d’appareils perdus, sans inclure les porte-avions d’accompagnement. On peut comprendre que le vice-amiral Ônishi Takijirô se soit suicidé le 16 août 1945, au lendemain de l’annonce de la capitulation, par seppuku et sansassistant ([1]). Dans la lettre qu’il laissa, il exprimait ses remords d’avoir conduit tant de jeunes hommes de qualité à une mort inutile. Il est vrai cependant, comme le soulignent à juste titre Constance Sereni et Pierre-François Souyri **, que ce mode opératoire impressionna considérablement les dirigeants américains et qu’il a servi à justifier le recours à l’arme nucléaire, afin d’obtenir la capitulation du Japon sans avoir à effectuer de débarquements sur les îles principales de l’archipel. On ajoutera toutefois que ce ne sont pas les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki qui ont convaincu l’empereur et ses proches de mettre un terme au conflit, mais l’entrée en guerre de l’Union soviétique, le 9 août 1945, conformément aux accords de Téhéran, de Yalta et de Potsdam ([2]). Jusqu’au dernier instant, Tôkyô avait cherché à obtenir l’intercession de Moscou, comptant sur le pacte de neutralité qui les liaient depuis le 13 avril 1941, en promettant, pour ce faire, de considérables concessions territoriales. Le pacte avait été dénoncé le 5 avril 1945 et Staline lanterna les dirigeants japonais de manière à transférer les forces nécessaires vers l’Extrême-Orient. Non seulement d’intercession il n’y eut pas, mais encore les armées conduites par le maréchal Alexandre Vassilievski libéraient la Mandchourie, entraient en Corée, prenaient le contrôle des Kouriles, menaçaient le Hokkaidô et le risque existait d’avoir à traiter après-guerre avec l’Union soviétique. Par contre, les bombardements nucléaires permirent à l’empereur d’expliquer dans son allocution radiodiffusée du 15 août, prononcée dans une langue quasi incompréhensible pour le commun de ses sujets, les raisons pour lesquelles il mettait fin à la guerre et ouvrait une « grande ère de paix ». Les actes de capitulation seront signés le 2 septembre, dans la baie de Tôkyô, à bord du cuirassé Missouri, qui avait d’ailleurs été percuté par un « kamikaze » le 5 avril précédent, sans dommages réels. Entretemps, le maximum de documents fut détruit par les autorités nippones, ce qui aida à exonérer l’empereur que le shôgun MacArthur avait de toute façon décidé de préserver afin, selon lui, de garantir l’obéissance du peuple japonais.
De plein gré :
De fait, c’est au nom de l’empereur, pour le servir et afin de préserver sa personne que, selon le récit prévalent, les pilotes, marins et sous-mariniers des tokkôtai se seraient portés volontaires, certains de se retrouver, divinisés par leur sacrifice, au portique d’entrée du sanctuaire Yasukuni, ou du « pays apaisé », emblème du culte impérial et lieu central du Shintô, le shintoïsme d’Etat. Dans une séquence surprenante du film, M. Hayashi écoute un lied de Robert Schumann pour baryton, composé sur un poème d’Heinrich Heine, qu’il avait entendu au lendemain de la défaite : deux grenadiers français rentrant de Russie évoquent leurs villages en pleurant l’abdication de leur empereur vénéré. .Il dira néanmoins son amertume devant le silence dont Hirohito a ensuite recouvert les disparus. Vain, leur sacrifice sera de surcroît passé par pertes et profits. Le même sentiment se dégage du long entretien accordé par un autre rescapé, Tadamasa Itatsu, dans une interview accordée à une revue française d’histoire militaire ***. La conscience bourrelée d’avoir survécu à ses compagnons, ce dernier a voulu préserver leur mémoire en réunissant leurs écrits et en œuvrant à la création d’un musée de la paix.
Il n’a pas été le premier et les recueils qui ont pu être publiés, ainsi que les recherches qui ont été entreprises, reflètent une réalité bien plus complexe et contradictoire que l’image de jeunes fanatiques qui s’est imposée en Occident. Il est vrai que depuis la refondation de Meiji, inaugurée en 1868, une idéologie nationaliste avait été élaborée sur la base d’une réécriture de l’histoire et d’une « invention de la tradition », pour reprendre le concept d’Eric Hobsbawm, autour de l’exceptionnalité du peuple japonais, uni tel une famille autour de l’empereur, dieu vivant descendant des divinités fondatrices de l’Archipel, ou plus exactement tel une famille dont l’existence devait tout à l’empereur et n’avait de sens que par lui. Alors que le pays n’avait jamais connu de guerre étrangère depuis la déroute de 663 en Corée, à l’exception des tentatives mongoles du XIIIe siècle et de l’expédition aventureuse du seigneur de la guerre Toyotomi Hideyoshi dans la péninsule coréenne, à la fin du XVIe siècle, alors que les nombreux conflits qui rythmèrent son histoire peuvent être considérés comme des guerres féodales ou de soumission de peuples allogènes vivant dans l’archipel, alors que la paysannerie avait vécu en communautés désarmées sous la tutelle de l’ordre des guerriers et menait traditionnellement une existence paisible, lorsqu’elle ne s’engageait pas dans des révoltes et des jacqueries, alors que les guerriers cessèrent de faire la guerre durant les deux siècles et demi de l’époque d’Edo pour gérer les principautés de leurs suzerains, alors que la refondation de Meiji avait aboli la classification en quatre ordres et aboli les privilèges des samouraïs, on a assisté à une entreprise de samouraïsation des esprits, des structures familiales et du statut de la femme. Prolongeant le principe fukoku kyôhei, « pays prospère, armée puissante » afin de maîtriser l’ouverture internationale que les puissances occidentales, longtemps tenues à l’écart, étaient parvenues à imposer, une militarisation du pays s’est produite par étapes, à travers l’institution de la conscription, fort mal acceptée au début, et à travers une série de conflits victorieux contre la Chine, puis la Russie, et la constitution d’un empire colonial, Taiwan, péninsule coréenne, moitié méridionale de Sakhaline et Micronésie. Le kokutai, ou essence nationale, intégrait l’obéissance absolue à l’empereur, l’ « esprit japonais » (Yamato damashii) fait d’intrépidité et d’oubli de soi, la conviction d’appartenir à une culture, voire à une race, radicalement originale. Ceci était enseigné dès l’Ecole à travers le Rescrit impérial sur l’éducation de 1890, et dans l’armée, à l’aide du Rescrit impérial aux soldats et aux marins de 1882, l’un et l’autre devant être mémorisés et connus par cœur. Ce formatage des esprits devint plus intense et systématique durant la « guerre de quinze ans », au fur et à mesure que les échelons de l’escalade étaient franchis sans succès stratégique, et que se produisait le processus de « fascisation par en haut », jusqu’à l’incorporation de toutes les formations politiques et de toutes les organisations sociales ou culturelles au sein de l’Association de soutien à la gouvernance impériale (Taisei Yokusankai) en octobre 1940. Les religions étaient mobilisées, les différentes écoles du zen virent par exemple dans l’anéantissement de la guerre l’accomplissement de l’expérience humaine, et des intellectuels éminents, l’« école de Kyôto », théorisèrent sur le néant comme point suprême du mouvement de l’esprit. A quoi s’ajoutait la violence de la préparation militaire, brimades, humiliations, coups et violences à l’encontre des esprits rétifs ou hésitants. On peut voir dans cet entraînement l’une des raisons pour lesquelles tant d’exactions furent commises à l’étranger par les soldats de l’empereur.
Nombre de conscrits avaient été préparés au sacrifice ultime et, pour ce qui concerne les tokkôtai, certains pouvaient penser que leur mort serait exemplaire, de par les pertes infligées à l’ennemi et parce que leur action ne serait souillée d’aucune tâche morale. Dans le cas de Tadamasa Itatsu, il y avait aussi le fait qu’il rêvait de voler depuis son plus jeune âge et que, refusé par l’armée à cause de sa petite taille, il avait été accepté dans l’aviation, ce qui lui avait permis de satisfaire sa passion, qui ne s’était pas éteinte avec son affectation à une unité spéciale. Au moment où le mode opératoire des attaques-suicides fut généralisé, les aviateurs expérimentés avaient été déjà décimés et le commandement ne fit pas appel aux survivants. Il y eut d’ailleurs très peu de volontaires en leur sein, et encore moins parmi les officiers. On mobilisa donc les étudiants des facultés de lettres, de langues et de sciences sociales, ceux inscrits dans les disciplines scientifiques, techniques et agronomiques restant épargnés, parce qu’ils étaient précieux pour l’avenir du pays, de même que les fils aînés et les soutiens de famille, pour des raisons évidentes. C’est à ces étudiants qu’on fit appel pour les tokkôtai, leur manque d’expérience ne constituant pas un handicap puisque la formation serait élémentaire et qu’ils appartenaient par ailleurs à l’élite cultivée.
Une fois affecté à l’une de ces unités, il ne semble pas que les intéressés aient, à cet instant, exalté l’empereur. Les lettres et journaux intimes que l’on a pu recueillir indiquent que les pensées de la plupart allaient à leurs mères, à leurs fiancées ou, dans le cas de M. Hayashi, à son père et à sa geisha préférée. Mieux, par leurs études, beaucoup étaient imprégnés de littérature, de poésie, de philosophie, ce qui ne les destinait pas à un tel sacrifice. Ils appartenaient, ainsi que leurs aînés immédiats, à une génération qui avait été influencée par Romain Rolland ou les écrivains russes, qui avait lu Kant, qui s’était frottée au christianisme ou encore au marxisme dont on a oublié qu’il avait eu une audience remarquable dans l’Archipel. Ils n’avaient pas une vision étroite d’une patrie à laquelle ils étaient par ailleurs attachés de façon si l’on peut dire filiale et charnelle, ce qui n’est en aucune façon exceptionnel. D’après ce que l’on peut savoir, sans pouvoir en préciser la proportion, mais Hayashi Fujio y fait directement référence, certains étaient pleinement conscients que la guerre était perdue et que leur sacrifice était en conséquence inutile. Or, à la veille de l’envol, le commandement demandait le plus souvent aux aviateurs désignés s’ils acceptaient l’ordre et il ne semble pas qu’il y ait eu beaucoup de refus. La crainte de l’opprobre personnel et familial a sans doute joué, comme ce que l’on peut appeler la fraternité de tranchée entre combattants de grades similaires ou encore le sentiment que la paix n’était pas proche, que la mort était probable, que mourir proprement et dans l’instant était préférable.
Tel un joyau à l’instant où il se brise :
Le lecteur francophone dispose aujourd’hui de l’ouvrage de l’historienne Emiko Ohnuki-Tierney, fruit d’un long et méticuleux travail sur les sources écrites et les témoignages oraux qui mériterait à lui seul une analyse détaillée ****.Sa problématique, au sens universitaire du terme, est de comprendre comment et pourquoi des individus se sacrifient pour leur pays, en établissant plusieurs distinctions. Entre l’idéologie d’Etat nationaliste venant d’en haut et le patriotisme des individus qui se sacrifient, entre se sacrifier pour le pays (pro patria mori) et se sacrifier pour la tête du pays (pro rege et patria mori), entre lapensée et l’action : « Quand un soldat se porte « volontaire », est prêt à mourir pour son pays, le fait-il à la fois en pensée et en action ? Ou bien ne se sacrifie-t-il qu’en action, sans épouser l’idéologie de l’Etat nationaliste dans sa totalité ? Si tel est le cas, en quel sens particulier les individus embrassent-ils un nationalisme d’Etat et en quel sens échouent-ils ou se refusent-ils à le faire ? » (p. 20). Problématique que résume une formule de Pierre Bourdieu avec lequel la chercheuse s’était entretenue de son travail : les étudiants soldats « choisissaient leur sort », au sens où celui-ci avait été fixé par d’autres et où, pour des raisons qui étaient les leurs, ils suivirent l’ordre.
Les éléments de réponse sont recherchés dans le kokutai, dont le noyau est le tennôsei ou idéologie impériale, et son corpus constitutif, les deux rescrits précités en particulier, pour aboutir en 1937 à la publication du Kokutai-no hongi, ou « Principes cardinaux de l’essence nationale », qui en devint pour ainsi dire le bréviaire. Une attention particulière est accordée à la manière avec laquelle cette idéologie a progressivement imprégné la vie quotidienne, des chansons populaires aux illustrations pour enfants, ou encore en donnant une version ultranationaliste à la célèbre histoire des 47 rônins, dont on fit un modèle de fidélité à l’empereur, alors que celui-ci n’avait, bien entendu, rien eu à y voir ([3]). Tout ne venait pas directement d’en haut, au sens où une partie de l’intelligentsia et du monde artistique adhéra à cet ordre, selon divers cheminements, mais qui revenaient, une fois encore, à définir et à promouvoir ce qui constituait, de façon indiscutable, l’esprit, l’âme ou l’essence de la nation, quitte à utiliser des termes, concepts, formes, supports et procédés occidentaux, pour mieux en rejeter ce que l’on affirmait être leur contenu. C’est ainsi que l’historienne revient sur l’Ecole romantique japonaise, la Nihon roman-ha, qui eut une influence certaine sur la jeunesse éduquée du pays ou encore sur l’invention doublement surprenante du terme bushidô, la « voie du guerrier ». Non que les samouraïs, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, n’aient pas suivi certaines pratiques et obéi à des principes, qui évoluèrent dans le temps, mais on ne saurait dire qu’ils disposaient d’un code moral constitué. Ce terme a été créé à l’intention du public occidental par Nitobe Inazô (1862-1933), agronome converti au christianisme, parfaitement anglophone et espérantiste, qui devait devenir haut fonctionnaire de la Société des Nations. Publié en 1899, sous le titre « Bushido, the Soul of Japan », il ne sera traduit dans la langue maternelle de l’auteur qu’après son succès à l’étranger et rapidement adopté, puisqu’il faisait des samouraïs une sorte de chevalerie.
Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, la partie la plus novatrice de la recherche de Mme Ohnuki-Tierney est consacrée au symbole de la fleur de cerisier dans lequel, à l’étranger aussi, on voit celui du Japon. Le prunus serrulata n’est pas planté pour ses fruits, mais pour la beauté décorative de sa floraison, dont chaque variété a ses teintes propres. Elle marque l’arrivée du printemps, après un hiver souvent rigoureux, et du fait de l’allongement longitudinal de l’archipel, il en existe un calendrier qui se prolonge sur plusieurs semaines, depuis les plus précoces au sud jusqu’aux plus tardives, à l’extrême nord. C’est doncun spectacle que l’on peut admirer et fêter partout, dans les villages comme dans les parcs et jardins urbains, ce qui n’est pas tout à fait le cas des 23 variétés d’acer palmatum ou érable du Japon qui font la splendeur des automnes. La floraison des cerisiers est brève, ce en quoi on peut saisir l’irréfragable et impermanente beauté de toute chose, les deux qualificatifs étant indissociables. Sa fleur –Ôka est le nom d’une variété particulièrement appréciée etl’une des quatre escadrilles de « Zéro » fut baptisée Yamazakura, qui est un cerisier de montagne – sera associée au soldat et, plus encore, aux étudiants soldats des unités d’attaque spéciale. Nombre d’entre eux partirent avec une branche à leur casque de pilotage et il est arrivé que les lycéennes du voisinage en brandissent pour les saluer à leur envol. Le thème du cerisier apparaît dans les écrits qu’ils ont laissés, ce qui, dans l’inquiétude ou l’angoisse entourant la mission et dans la confusion spirituelle qui les habitaient quant à l’existence et à la nature d’un éventuel au-delà, traduisait l’attachement aux beautés de leur terre natale, le plaisir qu’ils avaient pu éprouver lors des floraisons précédentes, le souvenir des fêtes qui les avaient accompagnées et la volonté de croire que cela continuerait à exister pour leurs proches. Le symbole est certainement le même, mais il a été vécu de façons dissonantes.
L’appareil d’Etat procéda sciemment à l’esthétisation la mort et, en retour, à la déformation de l’esthétique nationale, autant qu’on puisse la saisir, dans un sens chauvin, militariste et totalitaire, ce terme existant par ailleurs en japonais et ayant été revendiqué par les exégètes du kokutai dans lequel ils voyaient de surcroît l’énoncé originel. Cette esthétisation n’était pas simple manipulation. Même des responsables clairvoyants, comme pouvait l’être à certains égards l’amiral Yamamoto Isoroku -il connaissait les capacités productives des Etats-Unis où il avait été en poste-, estimaient qu’il y avait quelque chose d’exceptionnel dans l’esprit japonais, qui allait au-delà du dévouement ou du courage, mais qui concevait l’affrontement armé de façon si l’on peut dire corporelle, l’arme et le corps ne faisant qu’un, comme cela peut être le cas dans le combat au sabre. Bien avant que les tokkôtai ne fussent formées, la propagande nationaliste avait mis en valeur les cas, très rares pourtant, d’attentats-suicides à la bombe (jibaku) ou magnifié les actes, dont la véracité est d’ailleurs suspecte, de soldats ayant fait de leurs corps des « projectiles de chair » (nikudan). Tadamasa Itatsu utilise de son côté le terme taiatari, qui se traduit par « assaut avec le corps » pour définir la nature des missions confiées aux tokkôtai. Cela a conduit par exemple l’amiral à penser qu’un tel esprit, à l’opposé même des préoccupations pragmatiques et mercantiles des Américains, pourrait compenser l’asymétrie des capacités matérielles.
Il y eut hystérisation organisée du discours politique, à laquelle il était difficile aux étudiants soldats d’échapper totalement. Le 8 janvier 1941 en fut la première étape : le général Tôjô Hideki, qui était alors ministre de la Guerre avant que de devenir Premier ministre le 17 octobre suivant, tout en conservant diverses fonctions ministérielles, promulgua un code de conduite pour le champ de bataille, ou Senjikun. Ce document précisait le Rescrit impérial de 1882, qui en était resté aux principes généraux et à l’éducation des conscrits, à un moment où la discipline et le comportement des soldats devenaient préoccupants sur le théâtre chinois de la guerre. Aux références à l’idéologie impériale, à la piété filiale, aux vertus martiales et au strict respect des ordres, s’ajoutait, à l’article 8 de la deuxième partie, l’injonction suivante : « Vous ne souffrirez pas la honte d’être fait prisonnier ; vous ne souffrirez pas que votre mort soit souillée par l’infamie du crime et de la sanction ». Cela ne signifiait pas exactement qu’il valait mieux se suicider plutôt que de se rendre, mais qu’il ne fallait absolument pas se rendre, d’autant que les ennemis étaient censés ne pas faire de prisonniers et qu’ils exploiteraient d’une manière ou d’une autre la moindre reddition.
Le détachement japonais qui s’était installé dans l’île d’Attu le 2 juin 1942 fut attaqué l’année suivante par des forces américaines conséquentes. Au terme de très durs combats, qui se prolongèrent du 11 au 30 mai 1943, le colonel Yamazaki Yasuyo télégraphia au GQG le message suivant : « Les deux bataillons qui se trouvait à l’avant ont été quasiment écrasés par l’attaque féroce de l’ennemi, sur terre, par mer et dans les airs. Nous avons eu les plus grandes difficultés à tenir. J’ai pris les dispositions pour que les blessés et les malades à l’hôpital de campagne soient éliminés, les plus légers par eux-mêmes, les plus sérieux par les médecins. J’ai attribué des armes aux civils non combattants afin qu’ils forment une unité, armée et marine confondues, et suivent l’unité d’attaque. Nous leur avons demandé d’être résolus à mourir plutôt que de connaître ensemble la honte d’être capturés vivants. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’autre voie, mais je ne veux tout simplement pas souiller le dernier moment de mes soldats. Nous mènerons une charge animés de l’esprit héroïque (de ceux tués au combat) ». C’est ce que la partie adverse devait appeler une « charge banzai », puisqu’elle se faisait au cri Tennô heika banzai, ce qui signifie tout simplement : « Vive sa majesté l’empereur ! ». Les Américains décomptèrent 2.351 Japonais morts au combat, sans inclure ceux qui avaient péri sous les bombardements ou ceux dont les corps n’avaient pas été retrouvés. Il n’y eut que 28 prisonniers, parmi lesquels aucun officier. L’intérêt militaire de cette charge avait été nul, puisque la seconde garnison japonais installée dans l’archipel des Aléoutiennes préféra évacuer l’île voisine de Kiska le 28 juillet suivant, en profitant d’un intense brouillard, avant le débarquement d’imposantes forces américano-canadiennes ([4]).
La charge d’Attu avait été conduite en stricte application du Senjikun et en la révélant à la population, le ministère de la Guerre utilisa le terme gyokusai, dont l’usage se généralisa ensuite. Ce fut là la deuxième étape, en même temps qu’un pas de plus dans l’esthétisation de la mort. Le terme est d’origine chinoise, qui remonte à la dynastie des Qi septentrionaux (550-557), pendant la période fort agitée des six royaumes. La lecture on est yusui et le mot peut se traduire par « tel un joyau à l’instant où il se brise », ce qui renvoie sans doute au jade tant apprécié par la culture chinoise. L’exemple de la garnison d’Attu fut suivi lors des batailles de Tarawa (21 au 23 novembre 1943), 4.600 morts japonais et 17 survivants, de Kwajalein (du 30 janvier au 5 février 1944), 7.900 morts et 105 survivants, de Biak (du 27 mai au 20 juin 1944), 10.000 morts et 520 survivants, de Saipan (du 15 juin au 9 juillet 1944), 29.000 morts et 921 survivants. Le haut commandement japonais abandonna la tactique des charges banzai pour celle de l’attrition (fukkaku), que le colonel Nakagawa Kunio appliqua pour la défense de Peleliu : bunkers, aménagement de grottes et de tunnels les reliant, etc. sans tenter de tenir à tout prix les plages de débarquement. Cette tactique se révéla plus efficace, puisque les pertes américaines furent lourdes pendant la bataille qui se prolongea du 15 septembre au 25 novembre 1944, mais cela ne remettait pas en cause le gyokusai. Il y eut 10.695 morts japonais, contre 202 prisonniers. La bataille d’Iwo Jima, qui est plus célèbre, fut conduite de la même manière et eut un bilan similaire. De fait, en février 1944, Tôjô Hideki lança le mot d’ordre apocalyptique ichioku gyokusai, le premier mot signifiant 100 millions, nombre par lequel on évaluait officiellement la population de l’empire, c’est-à-dire de l’Archipel, de la Corée et de Taiwan réunis. En d’autres termes, le Senjikuns’appliquait à tout le monde, militaires comme civils, hommes et femmes, jeunes et vieux *****. Lors de la bataille de Saipan, la seule île des Mariannes à compter une population de civils japonais relativement nombreuse, 22.000 environ, il fut indiqué au commandement que ces derniers devraient se comporter comme des soldats. Plusieurs milliers participèrent à la charge banzai du 7 juillet et parmi ceux qui s’étaient réfugiés au nord de l’île, 8.000 se jetèrent des falaises pour ne pas avoir à se rendre. Parmi ces suicidés, de très nombreuses femmes, qui voulaient éviter les viols, présentés comme une pratique courante des soldats américains ([5]). Plus encore que la détermination des unités d’attaque spéciale, c’est en fait cette résistance acharnée des contingents japonais durant la progression de l’année 1944 et le comportement des civils de Saipan qui incitèrent les dirigeants américains à éviter un débarquement dans les îles principales de l’archipel.
Le stade ultime fut atteint au cours de la bataille d’Okinawa, du 1er avril au 21 juin 1945. Non seulement la guerre était perdue, mais la famine menaçait la population et le désordre social menaçait au point où le prince Konoe Fumimaro, qui avait parachevé la « fascisation par en haut » lorsqu’il avait été premier ministre, incita l’empereur à conclure la paix, en soulignant que les Etats-Unis ne remettaient pas en cause l’institution impériale et qu’il fallait écarter à tout prix le risque d’une révolution communiste. Hirohito refusa de suivre ce conseil, estimant qu’un ultime effort était indispensable afin de préserver le kokutai et d’obtenir l’intercession soviétique. En bref, cette bataille avait pour unique objectif de sauver son statut et sa personne. Un système défensif en profondeur avait été édifié dans l’île d’Okinawa et dans d’autres formations de l’archipel des Ryûkyû, les unités d’attaque spéciale, avions, planeurs, vedettes, furent réunies, toute la population locale fut mobilisée et les autorités civiles placées sous les ordres du commandement militaire. Il fut ordonné à ce qui restait de la marine de se sacrifier : le Yamato, le plus grand cuirassé au monde, un croiseur léger et huit destroyers furent engagés dans l’opération Ten-gô (Ten-gô sakusen), qui consistait bien à gagner le ciel –traduction du terme japonais– en s’échouant sur les côtes de l’île principale et en utilisant leurs batteries pour entraver les opérations navales et aériennes des Alliés. Ne disposant d’aucune couverture aérienne, tous les bâtiments furent coulés ou gravement endommagés avant que de commencer à se battre. La flotte et les membres des tokkôtai ne furent pas les seuls à devoir se sacrifier, il fut ordonné aux habitants de se suicider, individuellement, en groupe ou mutuellement, et, pour éviter que des renseignements ne soient livrés par d’éventuels prisonniers, des civils furent éliminés par les militaires. Officiellement, il s’est agi d’un « suicide volontaire collectif », shudan jiketsu, ce dernier terme ayant une connotation plus haute que le mot jisatsu, qui désigne le suicide commun. Il est repris par exemple dans le titre du film que Wakamatsu Kôji a consacré à l’acte bien connu du romancier Mishima Yukio. Il est cependant difficile de saisir ce qui est noble dans le meurtre d’un enfant par ses parents ou d’un grand père par ses proches, quand bien même cela est fait au nom de l’empereur. Au total, 160.000 résidents, soit un tiers de la population, trouvèrent la mort, sous les bombardements et dans les échanges de tirs, de faim ou parce qu’ils ne purent être soignés de leurs blessures, parce qu’ils avaient été abandonnés, parce qu’ils s’étaient suicidés ou qu’ils avaient été suicidés.
Inujini, une « mort de chien » ou mourir pour rien, tel fut le destin des habitants d’Okinawa et ce fut également celui des tokkôtai. Il est donc nécessaire de chercher à comprendre ce que pensaient ces étudiants soldats. Il est légitime d’avoir, à cette fin, créé un musée à Chiran, qui hébergea une des principales bases d’où ils s’envolèrent. Dans la mesure où il leur laisse la parole, cet établissement, qui a reçu plus de 17 millions de visiteurs, se distingue du Yûshûkan, le musée du sanctuaire Yasukuni, dont la raison d’être est de glorifier le chauvinisme et d’entretenir le kokutai. Comprendre n’est pas céder au romantisme qui a pu animer ces jeunes hommes, mais constater qu’un pouvoir criminel, et par lui-même aveuglé, a broyé leurs vies. Peut-être faudrait-il revenir également sur un terme utilisé par le général Yamashita Tomoyuki lorsqu’il fut chargé de la défense des Philippines, au lendemain de la bataille du golfe de Leyte. La mission ne serait qu’un épisode supplémentaire d’une vaine entreprise et les pertes humaines seront considérables dans les deux camps. Celui qui avait été nommé le « tigre de Malaisie » pour la manière brillante avec laquelle il avait alors conduit cette campagne, déclara à ses troupes que leur sort serait celui des hitobashira. Pratique très ancienne et qui a perduré jusqu’au XVIe siècle au moins, elle voulait qu’une personne fût sacrifiée lors de la construction d’un barrage, d’un pont ou d’un château, afin que les dieux protègent l’ouvrage des calamités naturelles. On peut y voir la réduction à la « vie nue » qu’évoque Giorgio Agamben.
JUIN 2015
* « Parole de kamikaze », film de Masa Sawada et Bertrand Bonello. Seule une partie des rushes a été montée, si bien que le spectateur ne sait rien d’autre à propos de Hayashi Fujio. Une dépêche d’Associated Press du 17 juin 2015 indique toutefois qu’il était entré dans les « Forces d’autodéfense » et qu’il est mort le 4 juin dernier d’un cancer du pancréas.
** « J’ai raté ma mission suicide, je me sens très malchanceux », propos recueillis le 24 juin 2014 par Rafaële Brillaud, in « Guerres & Histoire », n°25, juin 2015, pp. 6-12. La journaliste avait publié un premier article d’entretiens dans « Libération » du 19 décembre 2014. Tadamasa Itatsu n’avait pas eu le même niveau de formation que les étudiants soldats et était déjà mobilisé avant que d’être affecté à l’unité d’attaque spéciale de Chiran. Il sera l’un des fondateurs du musée dit de la paix de cette localité. Il est décédé en juin dernier.
*** Constance Sereni et Pierre-François Souyri : « Kamikazes, 25 octobre 1944-15 août 1945 », Flammarion 2015, 256 p.
****Emiko Ohnuki-Tierney : « Kamikazes, fleurs de cerisier et nationalismes », Hermann, 2013,580 p. L’historienne s’attache en particulier à cinq pilotes dont elle publie, en appendice de son ouvrage, la liste des livres qu’ils avaient lus. Ce titre, comme le précédent, comprend des illustrations.
*****Hiroaki Sato : « Gyokusai or « Shatterring like a Jewel » : Reflections on the Pacific War », in « The Asia-Pacific Journal ». Cette revue en ligne a publié de très nombreuses études sur la « guerre de quinze ans » et reflète les débats historiques, politiques et sociaux que connaît le Japon actuel.
[1] Dans un seppuku d’honneur, le guerrier, assis, entaille son ventre –c’est là le sens exact du terme- pour indiquer que sa mort est volontaire, puis son assistant, ou kaishakunin, debout derrière lui, le décapite à l’aide d’un sabre, afin d’abréger l’agonie.
[2] Tsuyoshi Hasegawa : « Racing the Enemy. Stalin, Truman and the Surrender of Japan » (Harvard U.P. 2006, 432 p.).
[3] Bien que l’on ne soit pas certain de la véracité des faits, l’histoire avait connu diverses versions théâtrales (kabuki, bunraku) et avait inspiré les peintres d’estampes. Au tout début du XVIIIème siècle, le seigneur d’une petite principauté féodale fut contraint de se suicider pour avoir manqué de respect à l’égard d’un haut personnage de l’institution shogounale. Les samouraïs du daimyô, devenus sans maître, préparèrent longuement leur revanche et finirent par tuer ce haut personnage, en sachant qu’ils devraient ensuite faire seppuku. Le plus captivant dans cette vendetta, c’est certes le combat final sous la neige, avec ses séquences de cape et d’épée, mais aussi, sinon surtout, la manière avec laquelle ces 47 rônins cachèrent leur jeu pendant deux ans, notamment en menant une vie de débauche. Or, selon les puristes, la vengeance n’était pas une fin légitime et les rônins auraient dû attaquer immédiatement le responsable, quand bien même cette entreprise était vouée d’emblée à l’échec.
[4] Attu et Kiska se trouvent à l’extrémité occidentale de l’archipel volcanique des Aléoutiennes, qui prolonge l’Alaska et isole la mer de Béring de l’océan Pacifique. L’occupation de ces îles avait été conçue comme une manœuvre de diversion pendant la bataille de Midway, mais comme elles pouvaient être utilisées pour mener des opérations sur le territoire continental des Etats-Unis, ceux-ci décidèrent de les récupérer le plus rapidement possible. Tsuguharu Foujita, qui s’était fait un nom à Montparnasse avant que de devenir le peintre de guerre le plus attaché à la gloire de l’empire, a réalisé un tableau halluciné de la bataille d’Attu. Le colonel Yamazaki Yasuyo avait, quant à lui, fait ses classes durant l’ « opération de Sibérie » (Shiberia shûppei) de 1918-1922.
[5] Le risque existait sans nul doute, puisque le viol des femmes accompagne la guerre. Le commandement japonais le savait, ses hommes le pratiquant dans les territoires conquis, comme ce fut le cas, à la chaîne, durant le sac de Nankin. C’est la raison pour laquelle il avait organisé l’esclavage sexuel des « femmes de réconfort » (ianfu) avec l’aide d’entrepreneurs privés et c’est également la raison pour laquelle, au début de l’occupation alliée, les autorités nippones mirent sur pied, en coopération avec les yakuza, une prostitution d’Etat au bénéfice des troupes américaines.