par Michel Rogalski
Lorsque Hugo Chávez fut élu de façon triomphale, avec 60% de voix, président de la République vénézuélienne le 6 décembre 1998 à l’issue d’une campagne, où, face à lui, aucun candidat n’apparut comme crédible, chacun sut immédiatement qu’une page de l’histoire politique du pays avait été tournée et que s’ouvrait une ère nouvelle rompant avec les quarante années écoulées.
En effet, succédant à la terrible dictature qui prit fin en 1958, un système politique s’était mis en place verrouillant la vie politique à travers deux grands partis, l’un social-démocrate -l’Action Démocratique, AD-, l’autre social-chrétien -le COPEI. Surmontant sans grande difficulté les guérillas communistes du début des années soixante, ces deux partis se partagèrent à des fins clientélistes et en alternance, l’immense rente du quatrième producteur mondial de pétrole ainsi que les fabuleuses ressources minérales (fer, bauxite) de la ceinture Orénoque. Très articulé à son premier client, les États-Unis, le pays s’enrichit, attirant même des migrants du continent, mais dès le début des années quatre-vingt, la fameuse « décennie perdue » de l’Amérique latine, la situation se dégrada touchant de plein fouet les classes moyennes brutalement paupérisées par les « ajustements structurels » successifs et la fin de la parité fixe bolivar/dollar qui avait encouragés les épargnants à posséder des comptes libellés en dollars pour spéculer sur le différentiel d’inflation entre les deux monnaies. La corruption, dynamisée par les narco-trafiquants colombiens choisissant le Vénézuela comme filière d’exportation vers les Caraïbes et l’Europe, gangrena tout le pays. Le leader de l’Action démocratique et dirigeant de l’Internationale socialiste, Carlos Andrès Perez, fut même confondu de corruption et déchu, à mi-parcours, de son mandat de président.
C’est sur ce fond de crise sociale et politique qu’Hugo Chávez, candidat des pauvres et des bidonvilles, se réclamant de Bolívar, le héros de l’indépendance du XIX° siècle, et de Dieu, l’emporta haut la main et fit disparaître du paysage politique les deux grands partis qui avaient géré le pays sans partage pendant 40 ans.
La démarche d’Hugo Chávez
Sa campagne, plébiscitée par les sondages, finit par rallier toute la gauche et son élection fut triomphale, surveillée par des observateurs internationaux qui n’y trouvèrent rien à redire. Dans la foulée une Constituante élabora une nouvelle constitution ratifiée par référendum par 90% des Vénézueliens et le président démissionna pour se faire largement réélire (59%) en juillet 2000 malgré une candidature dissidente issue de ses rangs. La liberté de la presse est un fait établi bien que celle-ci soit quasi-totalement opposée au président et à ses réformes. On ne signale aucun prisonnier politique et aucun état d’exception n’a été promulgué ou envisagé. Situation rare en Amérique latine !
Mais c’est un homme qui dérange. D’abord il ne procède pas du sérail politique des deux partis qui fournissaient les présidents. Issu d’une famille modeste, engagé dans l’armée, accédant à la fonction de lieutenant-colonel, il s’y initiera à la politique et se fera remarquer par sa tentatives ratée en février 1992 de renversement de Carlos Andrès Perez et sa volonté de nettoyer le pays de la corruption. Gracié, après deux années de prison, par le président Rafael Caldera, ce précédent lui assura une adhésion populaire qu’il saura garder et capitaliser lors de son élection.
Se réclamant de Simon Bolívar, proposant un programme de lutte contre la pauvreté et la corruption, se prononçant contre la mondialisation néo-libérale, Hugo Chávez va très vite aspirer à jouer un rôle sur la scène internationale et va multiplier les voyages à l’étranger et réactiver le rôle du Vénézuela au sein des pays exportateurs de pétrole et ressusciter l’Opep dont le secrétariat général sera assuré par Ali Rodriguez, ministre vénézuelien de l’énergie. Avec efficacité il rétablit la politique des quotas permettant au prix du pétrole qui était effondré de se multiplier par trois pour se fixer dans une fourchette de 22 à 28 dollars.
Le contentieux avec les États-Unis se développe sur plusieurs sujets. Ses voyages en Irak, Libye, Chine, Russie, Cuba, dérangent, de même que son engagement en faveur d’un monde multipolaire. Son refus de participer au plan Colombie et sa posture de négociateur avec les FARC déplaisent aux Américains. Les liens étroits qu’il noue avec Fidel Castro à qui il fait livrer du pétrole régulièrement à des conditions avantageuses ou le projet en cours de négociation d’installation d’une base aérospatiale de lancement de satellites concédée à la Russie dégradent ses relations avec le grand voisin du nord. Son faible enthousiasme à adhérer à l’axe antiterroriste irrite. A Washington, la hantise que le « modèle Chávez » contamine les états voisins s’accroît fortement après le 11 septembre.
Sur le plan intérieur les 40% de la population en état d’extrême pauvreté tardent à voir leur situation s’améliorer même si l’inflation a été ramenée de 30 à 10 %. Le nationalisme affiché n’a pas détourné les investissements étrangers mais il a fallu attendre 2001 pour que d’importantes réformes sociales redistributives soient promulguées, notamment un décret sur la réforme agraire.
La popularité indéniable d’Hugo Chávez n’est pas relayée par un véritable parti. Son lien avec le peuple est direct et très personnalisé et passe pour l’essentiel par ses émissions télévisées dominicales « Alo, Présidente ? » sur la chaîne nationale. Tous les autres médias lui sont hostiles, notamment la presse. Sa manière de gouverner est férocement critiquée par les nostalgiques de l’ancien système politique. Son radicalisme verbal a effrayé une moitié de la population et les mesures promises n’ont pas encore touchée l’autre moitié.
Le projet putschiste
C’est dans ce contexte que succédant à plusieurs mois de campagnes déstabilisatrices, l’opposition réussissant à fédérer les autorités religieuses acquises à l’Opus Dei, la puissante Confédération des Travailleurs du Vénézuela traditionnellement lié à l’Action démocratique, les médias, le patronat très actif dans les fermetures d’usines et les sorties de capitaux, sut mobiliser les classes moyennes contre les dernières mesures économiques adoptées par décret. Le conflit se cristallisa autour de la nomination d’une direction à la tête de l’organisme pétrolier Pdvsa, véritable épine dorsale du pays et qui traînait à se mettre au service des réformes engagées par Chávez. Les cadres déclenchèrent une grève de la production pétrolière, obtinrent le soutien de l’opposition qui organisa la manifestation qui devait servir de prétexte au coup d’État.
Le caractère organisé et prémédité de l’entreprise apparut d’emblée. Les putschistes qui s’emparent du pouvoir dans la nuit du 11 au 12 avril surent très vite nommer un gouvernement, animé par le président du patronat, arrêter les responsables importants qui n’avaient eu le temps de se mettre à l’abri, dissoudre l’Assemblée nationale, destituer tous les magistrats de la Cour suprême et la nouvelle direction de l’entreprise pétrolière, annuler les dernières mesures économiques de Chávez prises par décret, suspendre la vente du pétrole à Cuba et manifester leur intention d’une autre politique vis à vis de l’Opep. Quand on sait l’étroitesse des liens entre le patronat vénézuelien et les États-Unis ou la coopération des armées des deux pays, il est impensable que les dirigeants américains n’aient pu être informés des préparatifs des putschistes. La presse américaine s’est emparée de l’affaire et au-delà de l’évidente connaissance s’interroge déjà sur une éventuelle approbation qui aurait un parfum de scandale.
A peine les dirigeants américains se réjouissaient-ils du tour pris par les événements, au moment où la plupart des chefs d’États latino-américains les condamnaient, que les manifestations se déclenchèrent dans le pays pour imposer le retour de Chávez et que l’armée se cassa. La fraction emportée par la base de Maracay que le fidèle ministre de la défense José Vicente Rangel avait réussi à rallier lança un appel légaliste. Une à une les garnisons refuseront d’obéir aux généraux putschistes et l’éphémère gouvernement démissionnera et se rendra.
Pause et réconciliation nationale ?
Tout s’enchaîne alors très vite. Retour triomphal. Joie dans les rues et les barrios des pauvres. Les putschistes sont arrêtés, puis très vite relâchés. Le président du patronat, éphémère chef de gouvernement, se répand en interviews pour affirmer qu’il est certes un opposant résolu, mais en aucun cas un comploteur, sans que personne ne lui rappelle qu’il vient de prendre la tête d’un putsch. Chávez assure qu’aucune chasse aux sorcières ne sera déclenchée et que dorénavant il dirigera le pays avec un souci de conciliation.
Un léger remaniement ministériel est décidé. José Vicente Rangel, ministre de la défense que les militaires détestaient devient vice-président, mais son ancien poste est attribué au chef d’état-major des armées qui avait lâché Chávez. Le Plan et les Finances sont attribués à de nouveaux ministres peu marqués. Acte symbolique, parce qu’au c ?ur de la tension, la nouvelle direction de la compagnie pétrolière nommée par Chávez remet sa démission donnant ainsi satisfaction aux manifestants putschistes. Bref, le président de retour joue de la conciliation, reçoit les opposants qui se succèdent dans son bureau, désamorce la tension avec Washington, tente de recoller un pays véritablement coupé en deux.
Les forces qui depuis des mois jouaient la déstabilisation, puis passèrent à l’acte sont toujours présentes, maintiennent la tension, ne manifestent aucune repentance et semblent avoir réussi à casser la dynamique politique et avoir mis Chávez en situation de surveillance. S’arrêteront-elles à cette première tentative ? Attendront-elles la fin du mandat du président prévue pour 2006 ? S’organiseront-elles mieux la prochaine fois ou mettront-elles en place une cohabitation à la vénézuélienne ? Les clés sont à Washington.