Par Daniel Cirera
Ce 22 septembre, les capitales européennes retiennent leur souffle. Tous les regards sont tournés vers Berlin, dans l’attente du résultat des élections. Moins en raison de doutes sur la réélection d’Angela Merkel pour un troisième mandat, que sur les conséquences du résultat sur la conduite de la politique de l’Allemagne dans une période cruciale et critique. En ce temps de grandes incertitudes, sur les développements de la crise, sur le devenir de l’Union européenne elle-même, en ce temps de fractures politiques et sociales à vif, l’Allemagne d’Angela Merkel est portée responsable à la mesure de sa puissance et de son inflexibilité. Que ce soit pour sa fermeté, voire sa rigidité, ou bien pour sa prudence et ses hésitations, on a invoqué les contraintes de la période électorale, sans doute abusivement. Passées la campagne et les élections, ce qui a été reporté ou évacué se rappelle à l’attention de tous. Si l’on n’attend pas de changement de cap, au contraire même vu le résultat, le flou consensuel adopté par la Chancelière laisse ouvertes les options sur ce que seront les priorités du gouvernement Merkel III et de la majorité au Bundestag. Quelle sera la prise en compte des réalités sociales et des nouveaux rapports de force politiques ? Quelles réponses aux défis économiques et sociaux auquel n’échappe pas le « modèle allemand », entre une opinion publique qui demande d’abord à être rassurée et un environnement européen en pleine crise impossible à ignorer ?
Angela Merkel est la gagnante incontestée de cette élection . La CDU/CSU frôle la majorité absolue, l’écart avec le SPD de près de 16 points lui confère une autorité incontestable. La personnalisation de la campagne, sa « présidentialisation », le respect qu’elle impose, la confiance qu’elle a su inspirer, comme son exceptionnel sens tactique, ont été au cœur de la victoire. Le succès de la chancelière est d’autant plus remarquable que ces dernières années la CDU était en perte de vitesse [1].
Angela Merkel à son zénith, chancelière sans majorité
La victoire de la chancelière, le « triomphe » salué par la presse française, masque une réalité bien plus contradictoire que ne le laissent penser les commentaires à chaud.
La surprise aux plus lourdes conséquences est venue de l’effondrement du parti libéral FDP. Avec 4,8% (contre 14,6% en 2009) il n’est plus représenté au parlement. C’est la première fois depuis la création de la RFA en 1949. C’est un des paradoxes les plus remarquables de cette élection : la brillante victoire a été acquise au prix de l’élimination de l’allié de la coalition sortante. Si la CDU/CSU gagne près de 8 points par rapport au précédent scrutin, le FDP en a perdu près de 10. À la différence de précédentes consultations, cette fois, Angela Merkel a mis tout son poids pour s’assurer le meilleur résultat possible pour la CDU. À la veille du vote, elle a adressé 5 millions de courriers appelant à ne pas disperser les voix, excluant donc le repêchage de l’allié libéral. L’alliance avec le FDP ne lui garantissait pas une majorité. Elle a donc privilégié l’écart avec le SPD pour être en position de force au lendemain de l’élection.
L’autre résultat attendu avec inquiétude, et qui modifie le paysage, était celui de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD Alternative für Deutschland). Ce parti créé en 2013 par des économistes et des personnalités de droite, des patrons – dont Hans-Olaf Henkel ancien président de la fédération allemande des industries et d’IBM – a fait campagne sur le refus des aides aux pays du sud et pour la sortie de l’euro, le retour au Mark. Les électeurs de l’AfD viennent de la droite (450 000 du FDP, 300 000 de la CDU) et des abstentionnistes (250 000), mais aussi de Die Linke (360 000) et du SPD (180 000). Avec 4,8 %, il frôle l’entrée au Bundestag, et compte bien se faire entendre, peser dans le débat et aux élections européennes de 2014.
En siphonnant les voix de son allié et en limitant l’impact du nouveau parti AfD, la droite allemande a épuisé ses réserves pour une majorité. C’est ainsi qu’est ouverte la question de la coalition qui gouvernera l’Allemagne ces quatre prochaines années.
Comme le dit un politologue de Berlin : « [Angela Merkel] fait l’effet d’un géant aux muscles gonflés qui ne sait pas comment utiliser sa force ». En quelque sorte : « elle a gagné mais n’a pas vaincu », selon un titre d’un quotidien. Ce succès tient à elle. C’est une fragilité aussi. L’autre homme fort de la CDU, Wolfgang Schäuble, son ministre des finances, est âgé de 71 ans. Ce qui posera dans l’avenir des problèmes de direction. En outre, la Chancelière devra compter avec Horst Seehofer, le ministre président de Bavière, des 47,7% et la majorité absolue obtenus par son parti la CSU aux élections régionales du 15 septembre. Ce qui fait écrire à Die Welt : « La victoire de Merkel est aussi la victoire de Seehofer ». Autrement dit : « Merkel a gagné parce que Seehofer a gagné, telle est la logique de Munich. L’Union (CDU/CSU) a deux chefs de parti au sommet de leur puissance ». Le bavarois entend bien le faire savoir.
- Première remarque :
Il y a une majorité de gauche au Bundestag. L’ensemble de l’opposition à Angela Merkel, réunissant les partis de gauche avec les Verts (die Grünen) totalise 319 députés contre 311 à la CDU/CSU. Cette configuration rend plus complexe la question d’une coalition majoritaire. On y reviendra.
- Deuxième remarque :
Le rapport de forces entre droite et gauche n’est pas modifié en profondeur par rapport à 2009. Et en pourcentage. Et en voix. Il était de 48,4% pour la CDU/CSU plus le FDP en 2009, contre 45,6 SPD+les Verts+Die Linke. En 2013, la présence de l’AfD, dont l’électorat est, on l’a vu, hétérogène, modifie les lignes. Hors AfD, le rapport droite/gauche est établi à 46,3% et 51, 1% avec l’AfD, contre 46,7 en 2009. Ce qui est vrai, dans cet équilibre des voix, c’est que la droite est en positon de force avec un SPD sans dynamique, des militants et des électeurs traversés de doutes sur sa stratégie, des Verts désorientés et une Linke plus sûre d’elle, encore maintenue à l’écart et qui doit confirmer ses résultats, progresser et gagner des positions.
La réalité qui sort des urnes c’est donc un paysage recomposé, avec la déroute des libéraux, le résultat décevant des Verts et les doutes qui vont les traverser, l’émergence du parti de droite ouvertement anti-euro (AfD) au seuil du Bundestag et une avancé de Die Linke comme force légitime dans l’échiquier fédéral, en dépit d’un recul de 3,3%.
Les difficultés sociales cristallisent le débat
Plus que d’adhésion au programme de la CDU (limité à quelques slogans) ou a des orientations néolibérales – dont le FDP fait les frais -, la Chancelière a su être en phase avec le besoin de protection, de stabilité, dans la tourmente européenne, en comparaison avec les autres pays de l’Union. Une forte majorité d’Allemands considèrent qu’elle a bien défendu les intérêts de la République fédérale. Le sentiment profond a été celui du refus d’une « expérimentation » – « Keine Experimente » pourrait-on dire, reprenant le slogan qui fit réélire Adenauer à la fin des années 50 – évacuant la question du « changement », d’une alternance telle qu’elle est posée dans la plupart des autres pays. « Merkel ne fait pas une bonne politique pour nous à l’intérieur, mais elle nous a bien défendu en Europe » tel est le sentiment partagé, y compris chez les salariés en prise aux bas salaires et à la précarisation.
La question européenne, ou plutôt de l’avenir de l’Europe, n’a pas été un enjeu, ni un critère de choix électoral, si ce n’est aux marges. Angela Merkel s’est posée comme ne cédant rien sur les principes qui font consensus dans la défense du modèle et de l’orthodoxie allemands.
C’est autour de la question sociale, de la justice sociale, que s’est cristallisé le débat. Un débat qui a été porté de façon très ouverte et offensive par Die Linke. Tirant les leçons de ses échecs, le SPD s’est positionné, lui aussi, sur le thème de la justice sociale. Angela Merkel et les conservateurs n’ont pu échapper à la question intérieure de la précarité, la multiplication des petits boulots mal payés, devenu le thème central de la campagne. Derrière les statistiques du chômage et les bons résultats des exportations, l’Allemagne n’échappe pas au malaise, aux frustrations, face à l’explosion de la précarité, les bas salaires, les retraites de misère, la dégradation des conditions de travail et de rémunération, les travailleurs pauvres et l’accroissement des inégalités.
Comme il se disait dans la campagne « L’Allemagne va bien mais beaucoup d’Allemands vont mal »
S’il y a 10 ans, un salarié sur huit se disait en situation de précarité, ils sont aujourd’hui un sur cinq. Selon les statistiques officielles, 25% des salariés sont considéré comme pauvres. « L’Europe a joué un rôle beaucoup moins important que les difficultés sociales auxquelles font face nombre d’Allemands malgré la bonne santé du pays« , note Le Monde (22 septembre 2013).
Les chiffres sont connus, ou commencent à l’être. Il est peut-être utile de les rappeler pour mesurer le caractère massif de ces réalités.
En 2012, on comptait 7,9 millions d’emplois dits « atypiques » dont 2,7 millions pour moins de 20 heures par semaine et 2,5 millions d’employés concernés par les « minijobs ». Ces « minijobs » à 450 euros par mois conduisent plus d’ 1 million de ces salariés à recourir à l’aide sociale, notamment pour payer leur loyer. En partie donc, le faible niveau de chômage se paie d’emplois avec lesquels on ne peut pas vivre [2].
Le thème du salaire minimum s’est imposé dans la campagne : 86% des Allemands y sont favorables – 51% pour un smic à 10 euros comme le demande Die Linke, 41% à 8,50 euros comme le proposent le SPD et la DGB. Angela Merkel s’y est rallié – au grand dam du patronat -, la différence avec le SPD portant sur la préférence à des négociations par branche et par Land. La question sera au cœur des négociations avec le SPD pour une éventuelle « Grande coalition », suscitant les inquiétudes du patronat et des milieux économiques dirigeants, invoquant les risques pour la compétitivité du pays [3].
À travers cette revendication, ce malaise face à cette pauvreté et ces inégalités, sont mises en question les conséquences sociales des réformes mises en place par le gouvernement SPD-Verts de Schröder de 2003 à 2005, les fameuses lois Harz, et par la grande coalition CDU/SPD de 2005 à 2009. La discussion sur un salaire minimum renvoie d’autre part à la déflation salariale, la pression sur la consommation intérieure toujours au nom de la compétitivité. Le débat est ouvert, sur les orientations économiques et sociales par les syndicats, à gauche, mais aussi au niveau européen dans les tensions envers Berlin [4].
Un modèle en mutation
Les coupes de champagne n’étaient pas encore vidées que commençaient les interrogations sur les défis qui attendent l’Allemagne, son prochain gouvernement, les questions laissées de côté pendant la campagne, les débats sur les priorités, sur les réformes à entreprendre, sur le positionnement envers une Europe, une UE en crise existentielle et une zone euro toujours menacée.
Le paysage social lui-même se transforme. Avec la question du salaire minimum, celles de la justice sociale, des inégalités, de la pauvreté, alimenteront le débat et les tensions sociales et politiques, sous des formes sans doute moins conflictuelles que dans des pays voisins, mais en relation avec les détériorations possibles des conditions économiques, dans l’environnement européen et face à la concurrence internationale.
Si on n’en est pas à la veille d’un mouvement social de grande ampleur, les politiques suivies cette dernière décennie sont contestées. Des plans de licenciement massifs ont touché de grandes entreprises. La dernière période a été marquée par des luttes combatives sur les salaires, contre les licenciements ou les conditions de travail dans des entreprises comme Lufthansa, Amazon, Commerzbank, la Deutsche Post ou Coca-Cola. Selon les statistiques en un an le nombre de travailleurs impliqués dans des conflits est passé de 180 000 à 1,2 millions, et celui des « journées perdues » est passé de 304 000 à 630 000. Il ne s’agit pas de noircir ou d’embellir le tableau, mais de donner à voir les réalités des tensions sociales occultées par une instrumentalisation idyllique du « modèle ».
Au lendemain de l’élection, Siemens annonçait 15 000 suppressions d’emploi dont 5000 en Allemagne. Des plans touchent des milliers de salariés dans de grands groupes comme Commerzbank, Sanofi, Vodafone. Le groupe Thyssen-Krupp annonce des pertes d’exploitation et revoit sa stratégie. À plusieurs niveaux et à plus ou moins grande vitesse, l’Allemagne se transforme, et les défis structurels sont devant elle.
Les mises en garde ne se sont pas fait attendre. Trois jours après les élections Jens Weidemann, le président de la Banque centrale allemande, la Bundesbank, allume un brûlot provocateur : « Lorsque l’on pense aujourd’hui à l’Allemagne, personne ne l’identifie plus avec l’homme malade de l’Europe. Mais les avances économiques se perdent rapidement. C’est la leçon de l’expérience de la crise de certains pays de la zone euro comme l’Irlande ou l’Espagne qui, jadis, ont pu aussi apparaître comme des modèles économiques. » lance-t-il. Comparer l’Allemagne à l’Espagne : on imagine le choc. Le banquier relève quatre défis majeurs : la menace sur la compétitivité de l’Allemagne, le coût de la politique énergétique avec l’abandon du nucléaire et le coût des nouvelles techniques pour le budget et l’économie, le niveau de la dette et le vieillissement de la population. Il dramatise citant une étude de l’OCDE prévoyant le taux de croissance le plus faible des 42 pays de l’organisation en 2060. Il pose la nécessité de davantage de crèches pour permettre l’emploi des femmes, demande plus d’emplois pour les seniors et un renforcement de l’intégration européenne. Cette prise de position est un avertissement de secteurs influents du patronat et des milieux dirigeants devant les conséquences d’une Grande coalition. Elle traduit leur inquiétude face à la pression aux dépenses sociales, le débat sur la fiscalité et sur les salaires, la proposition d’une mise en cause – même limitée – de la retraite à 67 ans par le SPD.
L’adaptation de la structure économique et industrielle à cette concurrence exige des investissements lourds, et une main d’œuvre qualifiée que l’immigration ne règle pas. L’amélioration substantielle du système de formation, qui croise la question du vieillissement de la population est à l’ordre du jour. En dépit de l’allongement de l’âge de la retraite à 67 ans, la question de la précarisation et l’appauvrissent de la population posera la question du niveau et du financement des pensions.
Le prochain gouvernement ne pourra retarder indéfiniment les investissements de rattrapage pour les infrastructures, notamment du réseau routier, ferré ou fluvial. Cette urgence est démultipliée par le coût de la transition énergétique qui exige d’énormes crédits pour les réseaux de transport de l’électricité inadaptés aujourd’hui à la fermeture des centrales nucléaires.
Avec cette décision prise au lendemain de Fukushima, pour des raisons fondamentalement politiques, l’Allemagne se trouve devant des contradictions difficilement solubles ou extrêmement coûteuses. Le mécanisme d’aide au solaire et l’éolien doublera entre 2011 et 2014, la charge de l’augmentation de l’électricité étant répercutée essentiellement sur les ménages. De plus, l’abandon du nucléaire conduit à la réouverture de centrales au gaz ou au charbon, avec les conséquences connues sur les émissions de CO2.
C’est donc à des problèmes structurels qui projettent l’Allemagne dans l’avenir et à des exigences de justice sociale que devront faire face la Chancelière et la coalition qui gouvernera l’Allemagne, dans un contexte européen très agité.
Le dossier européen
C’est le dossier le plus sensible et le plus lourd, sur lequel la Chancelière et sa majorité à venir sont attendus. Reconnaissons à Angela Merkel son habilité à gérer le dossier et à faire accepter in fineà son opinion une « solidarité » si ce n’est avec les peuples brutalement et durement touchés par les cures d’austérité, au sud de l’Union, du moins pour éviter l’éclatement de la zone euro, et sauver la monnaie unique. Elle l’a fait au prix de quelques coups de canifs dans la sacro-sainte orthodoxie monétaire en ayant toujours en tête la préservation des intérêts de son pays, et, mieux encore, pour resserrer encore les contraintes budgétaires, à travers le pacte euro-plus, puis le pacte budgétaire, et la pression aux réformes structurelles du marché du travail, des dépenses sociales, de l’âge de la retraite. Au nom de la rigueur budgétaire, et invoquant l’efficacité du « modèle », elle a pesé de tout son poids pour consolider le leadership allemand et pousser les pions d’une « compétitivité » européenne que les milieux dirigeants allemands savent vitale pour eux. Contrairement à l’image qu’ont pu donner ses hésitations, son opposition à des mesures de relance, la Chancelière conservatrice n’a pas été inerte sur le dossier européen. Sous la pression de la crise, et en son nom, elle a contribué à une intégration économique et une centralisation budgétaire accrue. Cela au prix d’une montée de l’exaspération devant ce qui est apparu comme une arrogance insensible aux souffrances des peuples, et d’une impopularité aux relents malsains alimentant la fracture entre nord et sud de l’Europe.
L’enjeu européen n’a pas été déterminant dans la campagne au niveau des grands choix. Il serait réducteur de croire qu’il ne pèse pas dans les consciences, dans les inquiétudes, dans les questions sur le devenir de l’Allemagne, et celui de l’utilité de l’Europe. En mettant en avant sa fermeté pour imposer aux autres les sacrifices « qu’ils méritaient » Angela Merkel a pu esquiver le débat.
Jusqu’où a pénétré cette idée que l’euro non seulement n’apporte rien à l’Allemagne mais est source de problèmes ? Les sondages sont contradictoires mais indiquent un rapport à l’Europe fondamentalement déterminé dans une majorité par le refus de faire les frais d’une crise présentée comme le résultat d’une mauvaise gestion, de l’endettement incontrôlé, voire pire quand il s’agit de pays du Sud. « La Grèce souffre. L’Allemagne paie. Les banques s’enrichissent ! », « L’euro ruine l’Europe. Et nous avec ! ». Les slogans de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) étaient très explicites : ses 4,8% sonnent comme une alerte, notamment avec la perspective des élections européennes de 2014 et une entrée très possible au Parlement européen. Les milieux dirigeants économiques et financiers, qui rêveraient d’une mise à l’écart de la Grèce, des pays du « Club Med », sont conscients qu’une explosion de l’euro, voire un retour au mark, auraient des conséquences catastrophiques pour l’économie allemande. Ils savent mieux que quiconque tous les avantages que retire l’Allemagne du grand marché. Un grand marché qu’il s’agit donc d’adapter aux conditions de la compétition mondiale, jusqu’à l’élargir à l’espace transatlantique. La seule limite étant fixée par les risques de crises sociales et politiques. On peut penser qu’Angela Merkel voudra pousser les feux d’une intégration économique accrue, d’une discipline budgétaire durcie, tout en freinant les pressions pour une intégration politique. Au mois d’août elle s’est prononcée pour la rétrocession de certains pouvoirs aux États-membres par rapport à Bruxelles. Et elle a évoqué la perspective d’un nouveau traité.
Dans le même temps elle sera soumise à des pressions contradictoires. À l’intérieur et dans l’espace européen. Elle sera sous la surveillance d’une partie des conservateurs et de l’AfD, en embuscade et de la CSU extrêmement réservée sur la solidarité avec les partenaires méditerranéens. En cas de coalition avec le SPD elle peut être amenée aussi à plus de souplesse, mais sans rien lâcher sur ce qu’elle considère comme essentiel dans le traitement de la dette et les réformes structurelles chez les partenaires. Elle devra tenir compte, éventuellement pour l’invoquer, de la décision encore attendue de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, sur la conformité avec la Loi Fondamentale des décisions de la Banque centrale européenne et d’une union bancaire qu’elle a tout fait pour retarder. Dans le même temps, comment ignorer l’environnement international et européen, et la crise ?
Cette position est-elle tenable durablement, alors que la crise sociale et politique de l’Union européenne, que le projet européen lui-même est menacé ; alors que le débat sur une relance contestant le « tout austérité » prend de l’ampleur, y compris dans les milieux dirigeants, alimentant en Allemagne même la revendication d’une relance par la consommation et la demande intérieure ?
Enfin elle ne pourra échapper à un troisième plan d’aide à la Grèce, à la pression pour la restructuration de la dette d’un Portugal qui aux récentes élections municipales vient d’infliger un désaveu brutal aux politiques d’austérité imposées par la Troïka, au risque d’effondrement du système bancaire slovène. Et personne n’ose imaginer aujourd’hui la conséquence pour la zone euro d’une déstabilisation financière de l’Italie.
Le dilemme du SPD
L’hypothèse de la grande coalition DU/CSU-SPD est la plus vraisemblable. Elle a la faveur de la majorité des Allemands, des électeurs conservateurs (80%) et du SPD. Cette configuration se pose dans des conditions totalement différentes des expériences précédentes, notamment la dernière, entre 2005-2009.
Le SPD peut se réjouir d’avoir amélioré son résultat par rapport à 2009 (+2,7%) son plus mauvais résultat historique, attirant des électeurs des Verts, du FDP et de Die Linke. Mais il est loin d’être sorti de la crise qui le touche depuis la fin des années 2000. L’écart avec la CDU s’est encore amplifié. Il est loin des 30% qu’il s’était donné comme objectif. On ne peut pas parler d’un succès. D’autant que les sociaux démocrates sont confrontés à des choix cruciaux sur leurs orientations, les alliances, la direction.
Pour se différencier de la CDU et parler à son électorat populaire, il a fait campagne sur la justice sociale et s’est démarqué des réformes Schröder [5]. Mais outre le profil libéral de son candidat Peer Steinbrück, qui fut ministre de Merkel entre 2005 et 2009, sa crédibilité se heurte à sa compromission avec la CDU dans les années 2000 et sa responsabilité directe dans les lois Harz et la politique de Schröder.
L’opposition ou la Grande coalition, tel est le dilemme. Nombreuses sont les voix qui se font entendre, chez les militants comme chez des responsables influents pour hésiter ou refuser de s’engager avec Merkel, tant en raison de l’expérience malheureuse de 2005 qu’en perspective des prochaines élections de 2017.
Entre 2005 et 2009 le SPD a perdu plus de 10 points, passant de 34 à 23%. Hannelore Kraft, figure montante du parti, ministre présidente de la Rhénanie du Nord-Westphalie, le Land le plus peuplé et le plus puissant économiquement de la RFA, avec la Ruhr, et fief historique des sociaux-démocrates, pense déjà à 2017, quand elle se prononce pour rester dans l’opposition. D’où la prudence de la direction, favorable à une telle coalition et qui ne veut pas porter la responsabilité d’une crise politique, inimaginable pour l’immense majorité des Allemands. Au lendemain du vote, le secrétaire général Sigmar Gabriel s’en est tenu à un précautionneux : « Il n’y a rien d’automatique ». Finalement une convention tenue le vendredi suivant a décidé d’ouvrir des consultations – non des négociations – le dernier mot revenant au bout du processus à un vote des militants. Les discussions sont ouvertes le 4 octobre. Elles devraient durer.
Si la balance penche en faveur de la participation à une « Grande coalition », un tel choix n’évacue pas le débat sur la stratégie, chez les militants, l’électorat, les syndicalistes. Une coalition avec les Verts n’est pas suffisante pour faire une majorité. Il faut encore le rappeler, il est sorti des urnes une majorité SPD, Verts et Die Linke au Bundestag. Il y a donc une majorité alternative mathématique possible en Allemagne, qui pourrait écarter Merkel. Une telle configuration n’est pas envisageable aujourd’hui. La nouveauté est que désormais le débat sur une alliance avec Die Linke n’est plus tabou. Le rapprochement avec Die Linke se pose aujourd’hui de manière nouvelle, sous la pression des réalités, si ce n’est pour l’immédiat, du moins pour les échéances à venir.
Die Linke : saisir l’opportunité
« Qui aurait dit en 1990 qu’aujourd’hui nous serions la troisième force de la République fédérale d’Allemagne ». C’est par ces mots que Gregor Gysi a salué devant les militants le résultat de son parti aux élections.
Avec 8,4% des voix et 76 députés, Die Linke devient – avec la déroute du FDP – le troisième groupe au Bundestag. Devant les Verts. Il perd 3,3 points par rapport à 2009 (11,9%) et 3,8 millions d’électeurs au profit du SPD et de l’AfD. Toutefois, après la perte de positions dans les Länder de l’Ouest ces dernières années, les incertitudes des sondages, les pressions considérables pour sa marginalisation, son résultat est reconnu comme une avancée dans l’installation comme force politique nationale, avec laquelle il faudra sans doute compter. Cette satisfaction est confortée par le maintien d’un groupe au parlement de Hesse, le Land de Francfort détenu par la droite.
La campagne brillamment conduite par Gregor Gysi, le président du groupe parlementaire, a voulu porter le message d’une force crédible pour une politique de gauche au service d’un changement de politique face à Merkel. La campagne de Die Linke s’est inscrite dans un discours identifié très clairement à la justice sociale et à la paix, ouvert aux autres forces de l’opposition à Merkel, au SPD en premier lieu, insistant sur sa disponibilité à prendre ses responsabilités pour une politique de gauche, avec des réponses concrètes aux problèmes posés à des millions de familles, sans surenchère, sur les salaires, les retraites, la précarité, le logement et l’école, en appui sur les frustrations face à l’augmentation de la pauvreté et des inégalités, et sur la critique des lois Harz.
Le positionnement sur l’Europe et l’euro a donné lieu à un débat interne tranché au congrès de juin avant les élections. Face à la poussée de l’AfD, Oskar Lafontaine se prononçait pour une critique fondamentale de l’euro jusqu’à évoquer une sortie de la monnaie européenne. Le congrès a choisi une position très critique contre les cures d’austérité imposées aux autres pays, attaquant la politique de la Chancelière comme responsable de la crise, défendant l’idée d’une Europe de la solidarité et écartant clairement la sortie de l’Euro. À travers ce débat s’exprimait, de fait, en profondeur une divergence sur la stratégie. Divergence qui continuera à animer les débats et la vie du parti, notamment dans la direction.
Le résultat de l’élection a donné du crédit à ce positionnement pour une alternative de gauche à une coalition CDU/CSU-Verts ou à une Grande coalition CDU/CSU-SPD, puisqu’il existe une autre majorité au Bundestag. Dès le lundi la direction de Die Linke chargeait sa coprésidente Katja Kipping de travailler à des propositions pour l’ouverture de discussions avec le SPD et les Verts. « L’opposition n’est pas une « cure de thalasso et de bien-être » » (traduction libre de « Wellness-Urlaub« ), répond Katja Kipping dans une interview à Die Welt. « Puisque le SPD a décidé une consultation de ses adhérents, alors il devrait mettre la coalition rouge-rouge-verte dans la discussion. » La position est claire : « Nous sommes ouverts pour des discussions. Le SPD a exclut une coalition avec nous, pas nous. »
Il y a une ligne rouge. « Aucune guerre avec la Bundeswehr » : ce n’est pas négociable. Le sujet est très sensible et pas seulement pour le puissant courant pacifiste marqueur de la gauche allemande. Même si des milliers de soldats allemands sont déployés en Afghanistan et dans plusieurs pays dans le cadre de l’Otan ou pour des missions sous mandat de l’Onu, tous les dirigeants sont prudents sur l’envoi de troupes dans des zones de combat, comme en témoigne le refus d’Angela Merkel de soutenir, même diplomatiquement, des opérations en Libye et son opposition à des opérations en Syrie. Par contre, précise aussitôt Katja Kipping, il y a d’autres sujets sur lesquels il peut y avoir des compromis. Notamment le salaire minimum, pour lequel Verts et sociaux-démocrates se sont prononcés. D’autres thèmes « élémentaires » sont sur la table : une retraite permettant de vivre décemment, la mise en cause du système de sanctions de Harz IV, l’impôt sur les grandes fortunes. En outre, il n’est pas besoin d’une coalition de gouvernement pour faire passer ensemble le salaire minimum au parlement.
La balle est donc dans le camp du SPD, alors que la reconduction de Merkel fait problème chez les militants et les électeurs des Verts. D’autant qu’il existe des expériences de gouvernement « rouge-rouge » (SPD-Die Linke). Hier à Berlin et au Mecklembourg-Poméranie, aujourd’hui dans le Brandebourg. Quand cela n’a pu se réaliser, à l’Est comme en Hesse, c’est suite au blocage des sociaux-démocrates.
Die Linke est prête à être la principale force d’opposition en cas de Grande coalition. Mais dans ses prises de position et ses initiatives elle s’affirme comme ne s’y résignant pas et elle maintient la pression. Le parti prend date, comme le note le Frankfurter Rundshau : « Les regards sont tournés aussi vers l’année électorale 2017, ou vers un moment plus proche où par exemple la Grande coalition serait prise dans la tourmente. Ce serait alors, on l’espère, la conviction de tous les participants d’être prêts pour une véritable alternative à Angela Merkel. »
Dans la continuité de la campagne, pour la direction de Die Linke il s’agit de saisir l’opportunité offerte par la configuration sortie des urnes pour desserrer l’isolement, montrer la volonté de s’inscrire dans un processus majoritaire, et créer les conditions de peser sur la politique de la République fédérale. Les résultats des élections régionales en 2014, dans trois Länder de l’Est, seront marqués par cet enjeu.
Die Grünen : un parti déchiré.
Au lendemain de l’élection l’ensemble de la direction des Grünen a démissionné. Les 8,4% (-2,3 points) obtenus sont ressentis comme une cuisante défaite, au regard des attentes, quand il y quelques mois les sondages leur donnaient 15%. La déception est à la mesure des 25% de popularité après Fukushima et l’élection de la présidence du Land du Bade-Wurtemberg en 2011. Certains n’hésitaient pas alors à rêver à un chancelier Vert pour l’Allemagne.
Les Verts perdent au profit du SPD et des conservateurs. Sans doute en raison d’une campagne qui a pris à contre-pied un électorat plutôt aisé et libéral, mais aussi ses militants, plus à gauche voire « très » à gauche, en mettant l’accent sur l’augmentation des impôts et des taxes, au détriment des thèmes environnementaux, sociaux et du débat sur l’Europe. Sans parler de l’incompréhension devant la proposition d’une « journée sans viande », et plus grave, le rappel de la tolérance envers la pédophilie au début des années 1980.
Avec une mise en cause sans appel de la direction, surtout des présidents des groupes parlementaires, ce sont les dirigeants historiques comme Jürgen Trittin qui sont sur la sellette et sont appelés à laisser la place. La dureté du débat interne sur la place des Verts dans le champ politique, mettent au grand jour les ambiguïtés et les contradictions sur la stratégie. Ambiguïtés et contradictions qui deviennent de plus en plus difficilement tenables.
Les Grünen paient le grand écart entre leur image traditionnelle contestataire, l’ancrage à gauche et une orientation ouvertement centriste portée par des figures montantes du parti. La pression se durcit pour un recentrage clair dans un débat qui traverse le parti quasiment depuis ses origines entre « réalistes » et « fundis » mais qui prend aujourd’hui les dimensions d’une fracture. Le débat ne porte pas sur la participation au pouvoir face à une culture de mouvement anti-institutions aux racines libertaires, mais sur le positionnement dans l’échiquier politique – pour un parti qui, au Bundestag siège entre les conservateurs et les sociaux-démocrates. « C’est une erreur fatale de réduire la stratégie [des Grünen] à une ligne de gauche [qui] non seulement n’a pas fait gagner des électeurs mais en a fait fuir », critique Joshka Fischer, ex-Vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères du gouvernement Schröder de 1998 à 2005.
En France la question d’une alliance entre la droite et les Verts apparaîtrait aujourd’hui incongrue. En Allemagne, la possibilité d’une coalition noire-verte (CDU/CSU-Verts) est évoquée ouvertement. Elle se heurte à de sérieux obstacles, mais dans le contexte de la recherche d’une majorité introuvable à droite, elle ne peut être exclue, du moins sur le papier. Selon un sondage du printemps, une majorité d’électeurs Verts y sont favorables.
Des poids lourds, comme le ministre-président de Bade-Wurtemberg, Boris Palmer le maire de Tübingen, ou l’influente vice-présidente du Bundestag Katrin Göring-Eckart, regardent ouvertement vers les électeurs conservateurs, et la CDU elle-même.
Le rapprochement ne date pas de ces jours-ci, y compris du côté d’Angela Merkel. Il est évoqué dès 2010, dans la direction de la CDU. La décision surprise de sortie du nucléaire au lendemain de Fukushima mais aussi d’élections calamiteuses pour la CDU et les pertes du FDP, en 2011, a rendu pour certains la Chancelière écolo-compatible. La question a été clairement soulevée au congrès des Grünen.
L’hypothèse est d’autant moins absurde qu’il existe des précédents de coalition noire-verte comme à Hambourg, qui, il est vrai, n’a pas tenu. Cela dit, l’opposition à une telle construction est puissante, très majoritaire chez les membres et les cadres du parti. Chez les conservateurs, notamment du côté des très influents chrétiens-sociaux de Bavière, le rejet est catégorique. Sans parler de la rupture historique et identitaire que cela représenterait. Enfin on ne peut écarter l’idée qu’Angela Merkel, en ouvrant simultanément les négociations avec les écologistes, se donne un moyen de pression tactique sur les sociaux-démocrates.
À leur congrès d’avril, les Grünen comptaient sur un virage à gauche pour renforcer leurs positions. Le résultat du 22 septembre rebat les cartes, et libère de l’espace pour les « réalistes » favorables à un recentrage. Quel que soit le débouché final, une page se tourne avec un changement générationnel de direction, la mise à plat du débat stratégique, la place dans l’échiquier, comme sur les axes programmatiques. Le débat interne s’annonce long, intense et difficile. Ce qui rend plus hypothétique encore l’investissement dans une coalition avec les conservateurs.
Une remarque et 3 questions
Paradoxalement l’éclatante victoire électorale d’Angela Merkel conduit à regarder de plus près les mouvements qui travaillent l’Allemagne. Au-delà de l’instrumentalisation du « modèle », une meilleure compréhension de ce qui fait la force et les fragilités de la République fédérale, des défis auxquels elle est confrontée, est une exigence pour l’intelligence des réalités européennes.
La montée de la question sociale, la contestation des réformes du marché du travail et de la précarisation, ne marquent-elles pas une période nouvelle ?
Si le SPD n’arrive pas à retrouver un rôle moteur, n’est-ce pas parce que sa crise – et celle de la social-démocratie – est la conséquence de la mise en crise existentielle de l’ »économie sociale de marché », du « capitalisme rhénan », du compromis, sur lequel s’est bâti le consensus après la guerre ?
Enfin l’intérêt pour ces élections, les attentes, les incertitudes, la pression du social, ne sont-ils pas le rappel qu’en fin de compte les conditions politiques sont toujours un élément déterminant, que les forces dominantes cherchent à contrôler mais qu’elles ne peuvent maîtriser durablement ni ignorer ?