par Michel Rogalski
A priori les États-Unis disposent vis à vis de l’Afrique d’une posture singulière qui les distinguent des « métropoles » européennes dont l’image reste toujours celle de l’ancien colonisateur. Rien de tel avec l’Afrique. Pas d’occupation militaire, pas de mémoire d’empire britannique ou français, pas de commerce des esclaves – même s’ils en furent en partie bénéficiaires -, pas de crimes colonialistes, pas de pillages ou d’extorsion de surplus, pas de croissance et de développement nourris par l’exploitation du continent africain. Bref, pas de passé commun entremêlé qui aurait pu laisser de mauvais souvenirs.
Rien de tel parce que les États-Unis se sont formés tardivement et qu’après avoir détruit leurs indigènes – les populations indiennes – ils se sont tournés vers ce qui deviendra leur arrière-cour, l’Amérique latine, où ils ne s’imposeront qu’après la seconde guerre mondiale. Quant à leurs expéditions impériales et guerrières, c’est plutôt du côté de l’Asie et du Moyen-Orient qu’elles se sont dirigées. Le sous-développement de l’Afrique ne leur doit rien.
A cet « atout » s’en ajoute un autre. Les États-Unis se présentent comme une Nation possédant une forte minorité afro-américaine, donc ayant des « racines africaines ». Ils exploitent habilement cette image notamment à travers la nomination de diplomates afro-américains en Afrique. Ces atouts expliquent pourquoi leurs rapports avec l’Afrique ne sont pas pollués de repentances, de susceptibilités, de réparations ou de ressentiments, et leur procurent un avantage sur les anciennes puissances coloniales européennes.
Des enjeux essentiels
Pendant la guerre froide, le continent africain a été happé par le conflit entre les deux Grands. Ce fut pour l’Afrique le temps des politiques de déstabilisation, de conflits de basse intensité. Deux zones concentrèrent l’intérêt des États-Unis : l’Afrique australe et la Corne de l’Afrique. Ils seront justifiés par la présence de métaux précieux stratégiques – chrome, manganèse, platine – auxquels s’ajoutent l’or et les diamants, et le côté stratégique de la zone bordant les routes maritimes des tankers pétroliers traversant les océans. L’intérêt pour la Corne de l’Afrique sera justifié également pour des raisons stratégiques : routes maritimes et proximité du Moyen-Orient. Durant cette période, aux motifs stratégiques et économiques il conviendra d’ajouter un impératif idéologique majeur pour les États-Unis. L’impérieuse nécessité à leurs yeux de refouler l’avancée communiste, de réduire l’influence des partis se réclamant du marxisme et de contribuer à leur répression.
L’effondrement de l’Union soviétique, la fin de la guerre froide, la poussée sévère de la mondialisation, le rôle accru des États-Unis, l’irruption de l’OMC et son corollaire la disparition progressive des Accords de Lomé/Cotonou, rebattront les cartes et modifieront les grilles de lecture. Une donnée nouvelle s’est imposée. Alors que tous les pays doivent composer avec la mondialisation et ses contraintes, les États-Unis apparaissent comme le seul pays s’assignant le rôle de refaçonner le monde en fonction de leurs besoins. Privilège de l’hyper puissance, maîtriser la mondialisation et ne pas la subir ! Ils entretiennent encore de nombreuses bases militaires à l’étranger et ont maillé le monde à travers une architecture de grands commandements régionaux leur permettant de contrôler les points de passages et les routes de transit pouvant ainsi sécuriser leurs voies d’approvisionnement en matières premières et les flux commerciaux.
Sans être central à ses yeux, l’Afrique représente pour Washington un intérêt non négligeable. Depuis la fin de la guerre froide deux axes principaux se sont affirmés, l’un stratégique découlant du 11 septembre qui met l’accent sur l’impératif de lutter contre l’islamisme radical qui gagne du terrain en Afrique, l’autre vise à conquérir les marchés africains et à sécuriser ses approvisionnements énergétiques qui sont appelés à prendre plus d’importance (dans 10 ans, 25 % du pétrole importé par les États-Unis viendra d’Afrique, part qui se situe aujourd’hui à 18 %, dépassant déjà les 17 % en provenance du Moyen-Orient) dès lors que l’instabilité gagne le Moyen-Orient. Les puissances déjà installées (Europe) ou en train de prendre pieds (Chine, Brésil) seront nécessairement perçues comme rivales, et pas seulement dans le domaine énergétique.
Une politique militaire dynamique
Le volet militaire de la politique américaine vis-à-vis de l’Afrique est donc dynamique. Il prend des contours variés et combine différent moyens. Des programmes de formation de militaires pour les soldats, aux déploiement de bases militaires, en passant par l’intervention directe ou la « sous-traitance », des manœuvres communes et l’appui sur des pays pivots. L’ensemble est maintenant coordonné par le 6° Commandement régional, l’AFRICOM. L’ancien ministre de la défense, Donald Rumsfeld, a justifié de la mise sur pieds de ce Commandement début 2007 en expliquant que la seule région du monde qui ne disposait pas d’un tel Commandement américain était l’Afrique. Ses axes principaux sont la guerre contre le terrorisme et la sécurisation des approvisionnements énergétiques. Différents des autres Commandements militaires qui maillent la planète, l’AFRICOM sera cogéré avec des civils du Département d’État et des agences d’aide économique. Pour l’instant, il reste subordonné au Commandement de l’Europe, installé à Stuttgart. Il est censé être dans une posture de prévention et d’anticipation et non pas de réaction. La moitié de ses personnels pourraient être civils et se consacrer à des tâches de reconstruction et de stabilisation en situation de post-conflits. Un grand vague entoure ses effectifs et ses missions même s’il est présenté comme une innovation institutionnelle civilo-militaire. Il aidera à coordonner les contributions du gouvernement américain sur le continent et deviendra le point de passage obligé de la relation entre l’Afrique et les États-Unis avec une compétence extra-militaire affirmée. Après avoir longtemps cherché un pays d’accueil pour son siège, et essuyé plusieurs refus dont ceux de l’Algérie, du Nigeria et de l’Afrique du sud, il semble qu’à défaut d’un siège unique en Afrique, il soit plutôt envisagé d’installer plusieurs agences fonctionnant en réseau. Succédant à des visites de parlementaires, la tournée africaine du président américain en février dernier a systématiquement abordé la question de l’installation de l’AFRICOM sur la continent, probablement avant la fin de l’année 2008.
A l’évidence, la décision prise par les États-Unis de créer l’AFRICOM témoigne de l’importance que ce continent est appelé à prendre dans un avenir proche et manifeste de l’extension du périmètre de sécurité américain. Les États-Unis sont bien une hyperpuissance et l’Afrique est devenue pour eux un enjeux qui comptera de plus en plus. Les dossiers bilatéraux seront de plus en plus nombreux et rien ne leur échappera. Il est déjà admis que 30 à 40 % de la drogue qui entre sur le territoire américain est en provenance de l’Afrique, qu’elle y ait été fabriquée ou qu’elle y ait seulement transité. Les cartels de trafic sont déjà sous surveillance et on peut déjà imaginer de futurs Plans Colombie pour l’Afrique. La réponse militaire et sécuritaire semble donc prendre le pas comme réponse aux immenses problèmes auxquels l’Afrique doit faire face.
La coopération militaire – de l’entraînement de soldats à la fourniture d’armements, en passant par les conseillers qui officient dans les États majors, ou les facilités d’usage des aéroports – est en bonne marche. Elle complète la présence de l’ancienne grosse base militaire anglo-américaine de Diégo-Garcia qui, au cœur de l’Océan indien, surveille tout ce qui s’y passe et est capable d’accueillir une armada de navires de surface – y compris des portes avions – ainsi que des sous-marins nucléaires. A cette base s’ajoute depuis 2002 celle de Djibouti coexistant avec la base française et accueillant déjà 1800 hommes. La première sécurise les intérêts de l’Occident dans une zone carrefour essentielle et la seconde s’inscrit dans l’« axe antiterroriste » et vise l’influence de l’islam radical dans la région. Ses commandos sont certainement présents dans les conflits de la Corne de l’Afrique. A cela il faudrait ajouter le recours non-officiel mais de plus en plus connu, au sociétés militaires privées (SMP, véritables sociétés mercenaires) dont le développement est spectaculaire.
Quatre zones sensibles
Aujourd’hui pour les États-Unis l’Afrique présente quatre zones sensibles qui requièrent toute leur attention :
- La Corne de l’Afrique où l’objectif est de contrer le rayonnement de l’islam radical qui prospère sur des zones déshéritées. Adossé à la base de Djibouti, il s’agit de mobiliser une coalition d’États (Éthiopie, Érythrée, Rwanda, Ouganda, Kenya) pour isoler deux cibles, le Soudan et la Somalie. Les engagements y sont déjà violents et les États-Unis s’y impliquent localement à travers une mission d’assistance et à travers la mise en œuvre d’autres forces.
- L’Afrique australe qui représente un potentiel de richesses indispensables aux États-Unis (notamment des métaux rares et précieux comme le platine, le chrome, le manganèse, l’or) et qui constitue une zone de passage essentielle pour l’économie occidentale (flux de marchandises et de pétrole).
- Le Golfe de Guinée pour ses pays pétroliers importants : Nigeria, Angola, Gabon, Congo.
- Le Sahel qui est apparu comme une zone d’expansion des groupes salafistes se réclamant d’El Qaïda. Les États-Unis suscitent une coordination des pays riverains concernés (Algérie, Mali, Niger, Tchad) pour sécuriser cette région de contrôle difficile et de surcroît traversée de populations migrantes.
Le renouveau de l’intérêt porté par les États-Unis à l’égard de l’Afrique s’explique par le fait que ce continent, sans être essentiel à leur yeux, est devenu néanmoins stratégique sur deux aspects dont l’ampleur est grandissante.
Tout d’abord, dans la vision de l’axe contre le terrorisme, l’Afrique est devenue un enjeu. L’islamisme radical y progresse dans deux zones, le Sahel et la Corne de l’Afrique et peut contaminer nombre de pays dont certains producteurs de pétrole ou jouxtant des routes maritimes essentielles pour l’acheminement des flux énergétiques mondiaux. Ce qui se joue dans ces pays est donc d’une grande importance et conduira à une présence américaine de plus en plus marquée sur le continent. Compte-tenu des causes qui nourrissent la progression de cet islam radical, la présence américaine risque d’être durable.
L’Afrique a accédé au statut de région pétrolière d’intérêt mondial, à la fois par sa production et par ses réserves. Les États-Unis sont le pays le plus vulnérable à la dépendance énergétique. Leur capacité à s’en extraire est faible. Leur inertie face aux mesures à adopter face au risque du réchauffement climatique en atteste. Il est dès lors fatal que l’Afrique devienne pour eux un enjeu énergétique stratégique. Plusieurs raisons doivent renforcer cette conviction. D’abord la zone du Moyen-Orient est de plus en plus instable et ses réserves de plus en plus discutées. Le pétrole africain provient en large partie de forages profonds off-shore, évitant le contact avec des populations locales, à l’abri des troubles sociaux ou de guerres civiles. Le risque y est réduit et les exploitations plus facile à sécuriser. Ceci n’a pas échappé aux autres pays et la concurrence y est fort vive tant avec la France qu’avec un nouvel acteur, la Chine qui signe de nombreux contrats. De 15 % aujourd’hui, la part du pétrole importé par les États-Unis en provenance de l’Afrique devrait passer à 25 % dans les dix prochaines années.
Les États-Unis ont commencé à réévaluer leur politique africaine. L’accord tacite qui a longtemps prévalu du respect des zones d’influence traditionnelles entre alliés occidentaux appartient déjà au passé. Le pétrole africain oppose déjà Washington, Paris et Pékin. Des pays pivots, choisis pour leur importance stratégique seront sollicités pour jouer une influence régionale et verront se concentrer sur eux une aide multiforme, car pour peser sur un continent de la taille de l’Afrique, il faudra y disposer d’alliés solides et stables. Ajoutons que les États-Unis agissent également sur l’Afrique quand ils subventionnent leurs agriculteurs et quand ils favorisent partout le libre commerce. Il s’agit là de guerres silencieuses qui peuvent tuer plus de gens que des interventions militaires ouvertes.