par Patrice Jorland
L’Islande est une île superbe dont le calme n’est troublé que par les éruptions, rares au demeurant, de l’un ou l’autre de ses 130 volcans actifs. Celle de l’Eyjafjöll, qui avait commencé le 20 mars dernier, a eu des conséquences internationales dont tout le monde se souvient, puisque la circulation aérienne dans les cieux européens se trouva perturbée pendant plusieurs jours, à partir de la mi-avril. Les effets s’en sont fait sentir jusqu’à l’Afghanistan, et de façon inattendue.
La vadrouille du général
Invité par le chef de l’Etat-major des armées, le général Stanley McChrystal, commandant des forces américaines et alliées en Afghanistan depuis le 15 juin 2009, fut ainsi amené à prolonger son séjour à Paris, au-delà des cérémonies protocolaires et de l’allocution qu’il avait prononcée le 16 avril à l’Institut des Hautes études de Défense nationale (IHEDN). Il avait accepté d’être suivi par un journaliste soucieux d’écrire un long portrait de lui, qui fut publié dans le magazine « Rolling Stone » daté du 8 juillet, sous un titre que l’on peut traduire par « le général en vadrouille » (The runaway general). Ne dormant que quelques heures par nuit, ne faisant que le repas du soir afin d’échapper à l’engourdissement de la digestion et courant une dizaine de kilomètres chaque matin, rien dans la capitale française ne pouvait plaire à ce moine-guerrier. Surtout, lui et les assistants qui l’accompagnaient dans son déplacement ne cachèrent pas ce qu’ils pensaient des civils en charge de l’Afghanistan. Le vice-président Joe Biden, le conseiller pour la sécurité nationale James Jones, l’ambassadeur à Kaboul Karl Eikenberry et Richard Holbrooke, l’envoyé spécial du président Obama pour l’Afghanistan et le Pakistan, furent accablés d’épithètes dignes d’un vestiaire de football.
Avant même que l’article ne fût publié, sa teneur fit le tour de Washington et McChrystal dut remettre sa démission pour insubordination. On ne lui reprochait pas ses états de service. Placé, entre septembre 2003 et juin 2008, à la tête du commandement central des forces spéciales, dont les composantes restent largement inconnues, il s’était illustré en Irak par la capture de Saddam Hussein et l’exécution de plusieurs responsables d’Al Qaida, au prix de quelques bavures et d’interrogatoires musclés. Cela le prédisposait au changement de stratégie en Afghanistan, qu’il s’est employé à appliquer avec détermination. On le créditait d’avoir établi un bon contact avec le président Hamid Karzai, ainsi que d’excellentes relations avec la CIA et les équipes privées de renseignement. Toutefois, les campagnes conduites sous son commandement n’avaient guère modifié le cours des choses, qu’il s’agisse de l’ opération Khanjar (« coup d’épée ») en juin 2009 dans la province d’Helmand ou de l’ opération Mushtarak(« ensemble »), avec trois fois plus d’hommes, en février 2010 et toujours dans l’Helmand, cependant que celle devant sécuriser Kandahar a été reformatée et repoussée à novembre prochain. L’homme insupportait cependant du fait de son conflit avec l’ambassadeur Eikenberry et, davantage encore, par le « fuitage » de documents qui lui permettait d’exercer des pressions sur l’exécutif américain. Ainsi, à l’automne dernier au moment où celui-ci était engagé dans une évaluation de sa stratégie en Afghanistan.
Le limogeage du centurion n’a rien modifié, comme devait le souligner le président Obama qui a nommé à sa place le général d’armée David Petraeus, alias le « roi David », le « vainqueur de l’Irak », celui là-même dont on dit qu’il a bouleversé l’art américain de la guerre. A la tête du CENTCOM, le commandement unifié qui couvre le Moyen-Orient et l’Asie centrale, il a accepté de réduire son champ d’action et sera remplacé à son poste par le général du corps des marines James Mattis. Première confirmation, c’est bien la guerre des COINdinistas, ces thuriféraires de la guerre contre-insurrectionnelle inspirée des colonels français d’Indochine et d’Algérie. Le principe en est clair : « gagner les cœurs et les esprits » en poursuivant le triptyque « nettoyer, tenir, construire » (clear/hold,/build). Deuxième confirmation, c’est aussi la guerre d’Obama qui fait preuve en la matière d’une grande constance. Déjà, lors de la campagne des élections présidentielles, il avait souligné que la vraie guerre contre le terrorisme se menait en AfPak (Afghanistan/Pakistan) et non pas en Irak. Depuis son entrée à la Maison Blanche, il a augmenté à deux reprises les effectifs engagés sur ce théâtre, lesquels dépassent aujourd’hui largement ceux que l’Union soviétique avait déployés dans le passé, et cela sans compter les dizaines de milliers de membres des compagnies privées de sécurité. Seule modification, qui est en vérité une troisième confirmation, la date de juillet 2011 censée ouvrir la phase de retrait des forces américaines est maintenue mais, comme on pouvait le supposer, le processus sera progressif, ajusté à l’état des choses sur le terrain et donc long.
Journaux de guerre
Barack Obama avait fait d’une pierre deux, voire trois coups. Il avait affirmé son statut de commandant en chef des armées et souligné la prééminence de l’échelon politique. Il avait écarté d’avance toute critique en nommant des « héros » et, enfin, il avait éloigné un concurrent potentiel aux élections de 2012, puisqu’on prête au général Petraeus des ambitions présidentielles. L’embellie a été de courte durée. Le 25 juillet, les quotidiens « New York Times » et « The Guardian », ainsi que l’hebdomadaire allemand « Der Spiegel », publiaient une partie des données transmises par WikiLeaks (« fuites ouvertes »), un site divulguant « de manière anonyme, non identifiable et sécurisée, des documents témoignant d’une réalité sociale et politique, voire militaire, qui nous serait cachée, afin d’assurer une transparence planétaire ». Ce site semblait spécialisé dans la dénonciation des régimes autoritaires et des entreprises transnationales, mais il avait déjà publié, le 5 avril dernier, une vidéo de l’armée américaine montrant l’équipage d’un hélicoptère « Apache » mitrailler depuis les airs des journalistes et autres civils irakiens.
L’affaire, cette fois-ci, est d’une autre envergure. 92.000 entrées dans ce que l’on pourrait appeler des journaux de bord de la guerre d’Afghanistan (war logs) ont été placées sur le site de WikiLeaks dont le fondateur, l’Australien Julian Assange, reconnait en détenir 15.000 autres et se préparer à diffuser la vidéo du massacre perpétré le 4 mai 2009 dans le village de Garani, province de Farah. 140 civils afghans avaient été alors tués, dont une majorité de femmes et d’enfants. Assange est par ailleurs accusé de posséder 260.000 télégrammes secrets du département d’Etat dont la publication dévoilerait des pans entiers de l’action internationale des Etats-Unis. L’immense communauté du renseignement est engagée dans la traque duwhistleblower, le (ou les) « siffleur » de l’ombre qui a transmis ces pièces au site internet, les soupçons se portant sur le soldat Bradley Manning, 22 ans, spécialiste du renseignement de la 10ème division de montagne, qui est déjà détenu pour être celui qui aurait transmis à WikiLeaks la vidéo du « massacre collatéral » de Bagdad. Il risque quarante ans de prison. Un comité et une association de défense ont été formés pour lui porter assistance.
On a immédiatement pensé aux « dossiers du Pentagone » dont la publication, à partir du début de 1971 avait plongé l’administration américaine dans un embarras extrême. Cette comparaison soulève trois séries de questions. La première concerne les acteurs. Il y avait un « siffleur » en 1971, Daniel Ellsberg, un analyste de la Rand Corporation dont les liens avec le Pentagone étaient consubstantiels, mais le travail de révélation a été mené par des médias, par une partie de ce que l’on appelle le « quatrième pouvoir ». Cette fois-ci, l’identité de l’informateur est inconnue, WikiLeaks ne cherchant pas à savoir qui lui transmet des informations dont seule l’authenticité est vérifiée. Aussi certains parlent-ils d’un « cinquième pouvoir » en gestation qui serait celui de l’Internet, rapide, large et transnational dans la communication, ouvert à de multiples intervenants, interactif et sensiblement moins dépendant des puissances d’argent que ne peuvent l’être les médias. Ces flux ne garantissent ni la pertinence des analyses ni la qualité des débats et ne constituent pas en eux-mêmes une forme supérieure de démocratie. Il n’en demeure pas moins qu’ils posent un problème aux détenteurs du pouvoir, raison pour laquelle le Pentagone n’a cessé, d’encadrer et de filtrer l’information sur les guerres qu’il conduit aujourd’hui. Mais le risque existe que certains militaires se servent des possibilités nouvelles de transmission de données et d’images pour briser ce carcan, comme cela a déjà été le cas en 2003, avec la publication des photographies prises dans la prison d’Abou Ghraib.
Il s’agit ensuite de la nature des documents. Les dossiers du Pentagone avaient été constitués par une équipe de 36 officiers et experts, à la demande de Robert McNamara, le secrétaire à la Défense de l’époque. Cette équipe compila ainsi 7.000 pages de documents officiels, mais gardés confidentiels, couvrant la politique américaine en Indochine entre 1954 et 1967. Daniel Ellsberg livra un produit fini, alors que les documents de WikiLeaks sont hétérogènes, témoignages venus si l’on peut dire du terrain, celui des hommes et des détachements engagés dans la guerre d’Afghanistan, analyses plus stratégiques ou fiches de renseignement militaire. Si leur authenticité ne fait aucun doute, leur lecture ne permet pas toujours de suivre une affaire jusqu’à son terme.
Atteintes aux traités internationaux, ignorance crasse des peuples concernés, monumentales erreurs stratégiques, coups fourrés, exactions multiples, les dossiers du Pentagone dévoilaient quinze ans d’une politique criminelle. Les documents de WikiLeaks ne révèlent rien de comparable, mais illustrent et confirment tout ce que l’on pressentait. Bien que les pertes humaines, d’un côté comme de l’autre, soient incomparablement moins lourdes qu’en Indochine, c’est une « sale guerre » qui se poursuit et dont les civils afghans sont les premières victimes : engins explosifs improvisés, attentats-suicides, bombardements, drones, ce dans un des pays les plus pauvres de la planète, doté d’un gouvernement peu légitime, de chefaillons brutaux, d’une police corrompue, de trafiquants en tout genre, et où la culture du pavot est l’activité la plus rentable. Plus neuves, les données sur l’armement des talibans, qui disposeraient de missiles sol-air à courte portée Stinger, les informations sur le détachement 373 chargé de la traque des 2.000 inscrits sur la liste des hommes à abattre, ou les assertions, difficiles à vérifier, concernant le soutien multiforme accordé par les services secrets de l’armée pakistanaise aux talibans afghans. En bref, le « brouillard de la guerre » est si dense qu’il confine au « foutu merdier » dont aurait parlé le général Jean-Louis Georgelin, le précédent chef d’Etat-major des armées.
Un plan B ?
La ligne de défense de l’administration Obama est déjà tracée : les documents sont obsolètes car antérieurs à la nouvelle stratégie, mais ils mettent en danger les informateurs autochtones de l’armée américaine, raison pour laquelle le ou les « siffleurs » ne doivent s’attendre à aucune indulgence. Le « roi David » est à l’œuvre, dont on attend un deuxième miracle. Le Pakistan coopère désormais. Une nouvelle évaluation de la situation sera conduite en novembre prochain, après les élections de mi-mandat. Démocrates et républicains, les deux grandes forces politiques sont partagées, tout comme le mouvement de la « tea party ». L’opinion publique, si une telle chose existe, est vacillante, prise entre tradition impériale et crise économique. Plus importante peut-être, est la formulation de ce qui pourrait être un « plan B » pour l’Afghanistan, sous la plume de quelques stratégistes reconnus (Richard Haass, Robert Blackwill). Il s’agirait de se replier sur les terres non pashtounes, d’ailleurs moins sous-développées, où il serait possible de construire une économie, des institutions et des forces armées. Dans le reste du pays, les talibans feraient la preuve de leur incompétence et de leurs divisions. Cela coûterait moins cher aux Etats-Unis et, à terme, la réunification se ferait sur d’autres bases.
Le débat autour des « carnets de guerre » n’est cependant pas clos. En France, il ne s’est pas ouvert, tout comme il n’y en a pas eu sur l’engagement du pays. Des forces combattent cependant en Afghanistan, sans intervenir en quoi que ce soit dans les décisions stratégiques. Le gouvernement et la représentation nationale restent aphones, qui se contentent de traduire en français les déclarations de l’OTAN, c’est-à-dire du pentagone, alors que les troupes néerlandaises ont commencé leur retrait sur décision de leur parlement.
Dernier point qui n’est pas subalterne. Qu’adviendra-t-il de WikiLeaks ? Hébergé en Suède, le site ne semble pas pouvoir être poursuivi, mais il n’est pas impossible que des services cherchent à détruire ses données. Il se trouve que l’Islande a connu en 2008 un véritable séisme financier provoqué par la déréglementation bancaire et la spéculation. Le pays est aujourd’hui ruiné et, en conséquence, une loi y est en préparation qui protègera et encouragera tous les « siffleurs » de la planète. Dans notre monde présent, on ne doit négliger aucun pays, aussi petit, vert et calme soit-il.