par Michel Rogalski
La dernière livraison de l’austère et prestigieux Annuaire français de droit international nous offre, sous le titre de « À qui appartiennent les nuages ? », un article bien curieux et surtout révélateur des préoccupations actuelles. L’auteur, professeur de droit au Liban, s’interroge sur le statut juridique des nuages et sur le droit des États à s’approprier tout ou partie de l’eau qu’ils contiennent.
Détourner l’eau des nuages ?
Que cette question mobilise les travaux des chercheurs ne doit pas étonner car elle témoigne d’une double évolution. L’eau potable utilisable est répartie inégalement sur la planète et se raréfie au point que déjà 30% de la population souffre de pénurie, proportion qui passera à 50% et touchera au moins 50 pays à l’horizon 2025. Dans le même temps les capacités technologiques et scientifiques permettent de récupérer l’eau atmosphérique en intervenant sur la précipitation des nuages, et sur leur parcours. Le climat devient modifiable au profit de certains et au détriment des autres, alimentant des conflits qui ne peuvent que se multiplier entre les États.
Ainsi en une dizaine d’années l’usage des nuages est devenu un thème qui monte ainsi qu’en témoigne l’importance des références de l’article précité. Bref, existerait-il des « voleurs de nuages », ainsi qu’avait été accusé, lors de la grande sècheresse de 1976, le préfet du Loir-et-Cher à qui il avait été reproché d’avoir mené des expériences de pluie artificielle ? La question peut faire sourire mais nous entrons dans un monde où l’approche de ces biens qui appartiennent soit à personne soit àtout le monde et qui sont indispensables à la vie oscillera entre gestion commune partagée ou source de conflits, notamment environnementaux. Car si l’on sait produire, ou capter de la pluie ou du froid à son profit exclusif, pourquoi s’embarrasser de gestion commune de l’environnement ou de lutte contre le réchauffement climatique, dès lors que l’on peut s’extraire de ces contraintes et tirer son épingle du jeu. Comment ne pas penser au roman prémonitoire de Jean-Claude Rufin décrivant un monde « civilisé » s’étant protégé sous une bulle viable impénétrable d’un monde extérieur sauvage, inhospitalier dans lequel étaient condamnés à vivre -ou à survivre- tous les exclus exposés à la loi de la jungle.
Plusieurs méthodes permettent de capter l’eau des nuages. La plus simple consiste à poser des filets très fins qui interceptent les nuages bas et piègent leurs molécules d’eau. D’autres méthodes consistent à « ensemencer » le nuage pour le faire précipiter en pluie à l’aide de neige carbonique ou surtout par utilisation d’iodure d’argent, procédé le plus courant qui présente l’avantage d’augmenter la quantité d’eau obtenue. Les militaires quant à eux fabriquent du brouillard de dissimulation grâce à des torches de sels hygroscopiques.
Toutes ces méthodes ont le même effet. Elles prélèvent de l’eau atmosphérique à un moment et à un endroit où, sans intervention humaine, le phénomène n’aurait pas eu lieu. Elles privent ainsi des populations et des territoires du bénéfice de cette eau en modifiant le cours normal et naturel de son cycle. Il s’agit bien de techniques de modification de climat.
Les juristes en expectative
La récolte et l’ensemencement, pour précipitation, des nuages sont-ils licites ? Le droit international applicable en l’espèce est celui relatif à l’environnement et notamment à sa modification. Mais le seul instrument légal existant est la convention ENMOD entrée en vigueur en 1978. Mais elle porte sur les manipulations de l’environnement à des fins militaires et n’engage que les États signataires. De fait, en cas de conflit, elle proscrit les modifications environnementales à des fins agressives et hostiles. Il faut qu’il y ait dessein malveillant à l’encontre d’un autre État pour que la Convention puisse s’appliquer. L’utilisation pacifique de ces technique ne fait l’objet d’aucune interdiction. C’est donc seulement l’intention qui détermine le caractère licite ou non de l’usage de ces techniques sur lesquelles il n’est par ailleurs nullement interdit de pratiquer des recherches.
Il est pourtant indéniable que même un usage pacifique de captation ou de précipitation de nuages peut avoir des effets dommageables pour autrui. On peut donc s’attendre à des multiplications de conflits autour de l’eau des nuages. Les juristes en sont donc venus à se demander s’il pouvait exister un droit de propriété sur les nuages. Bien sûr l’eau de pluie profite au propriétaire du terrain-récepteur. Mais tant que le nuage ne précipite pas naturellement en pluie appartient-il à quelqu’un ? La réponse la plus communément partagée est qu’il n’existent pas de droits rattachés à un territoire quant aux nuages et donc à l’humidité qu’ils contiennent. On peut le formuler autrement en posant que la pluie n’appartient à personne et que le ciel appartient à tout le monde.
L’argument principal développé pour asseoir la non appropriation des nuages réside dans leur caractère instable, fugace et éphémère. Ils sont en effet en perpétuelle transformation au gré, notamment de leurs déplacement et donc de l’eau dont ils se chargent ou dont ils se délestent. Ces caractéristiques ne permettent pas de les faire bénéficier d’un régime juridique bien établi contrairement à la terre, la mer ou l’air. La nature des nuages les rend réfractaire à la notion de propriété. Pour autant ils constituent potentiellement des richesses pour les territoires survolés et toute intervention humaine grâce à des procédés artificiels -même à des fins pacifiques- ne peut qu’engendrer tensions et dérapages conflictuels entre États.
Face à ces risques les juristes orientent leurs réflexions dans deux directions. La première consiste à considérer que l’acte de détournement de nuages n’est certes pas illicite mais qu’il peut être à l’origine de dommages significatifs, voire attenter à l’environnement notamment au-delà des limites de compétence territoriale. Il y aurait alors dommage transfrontière aux personnes, aux biens ou à l’environnement et touchant la santé, l’industrie, l’activité agricole. En période de sécheresse la captation de nuages peut très vite induire de gros dommages, alors qu’en période d’humidité abondante ils peuvent être considérés comme négligeables. Bref, on se tournerait vers l’engagement de la responsabilité des États pour éviter l’abus dans l’utilisation de techniques de modifications climatiques. Mais le droit international est de faible portée pour définir la notion d’abus, alors même que les techniques utilisables deviennent de plus en plus efficaces. C’est pourquoi l’idée chemine d’imposer un véritable statut juridique du nuage permettant sa gestion internationale traduisant une volonté de justice redistributive compensant des inégalités de situations géographiques. Car les nouvelles techniques vont multiplier à l’envi les problèmes. Et il devient important de savoir si l’eau des nuages doit être considérée comme res communis -appartenant à tous- et pouvant être gérée par la communauté internationale, ou comme res nullius -n’appartenant à personne- et pouvant donc être pillée par tout État sans vergogne.
Nous savons maintenant créer des nuages artificiels. Nous savons modifier leur trajectoire. Et nous savons les faire précipiter à l’aide de plusieurs techniques. L’essentiel des nuages provient de l’évaporation des océans, zones non soumises à souveraineté. Par contre si un État dispose d’une machine à fabriquer des nuages installée dans ses eaux territoriales peut-il prétendre disposer de toute l’eau qu’ils contiennent ? Mais si la machine est installée en haute mer, à qui appartiendrait le nuage ? Au propriétaire de la machine ? A l’État côtier le plus proche ? A celui qui saura le détourner au-dessus de son territoire et le faire précipiter ? Comment faire pour gérer ces problèmes nouveaux induits par l’intervention humaine ? Le débat sur l’importance du statut des nuages sera l’objet d’une attention grandissante à l’image de celui qui se développe sur l’eau, ressource considérée à juste titre comme vitale. Il devra prendre en compte tout à la fois les nouvelles technologies, les besoins légitimes des pays et des populations et les enjeux de leur exploitation. Le nuage confectionné, transportable et commercialisable connaîtra-t-il un jour un statut juridique stable ?