par Michel Rogalski
C’est dans les grands bouleversements que se révèlent les nouvelles lignes de forces. Les recompositions futures s’y dessinent. Nous vivions déjà la transition d’un monde unipolaire à un monde multipolaire qui jette à bas la perspective d’un « XXI° siècle américain ». Entre la crise financière internationale qui démarre en Asie en 1997 et l’intervention en Irak en 2004, tout se joue de telle sorte que le projet américain capote, notamment celui des neocons pensant pouvoir refaçonner le monde.
C’est dans ce contexte que l’on assiste à l’émergence de grandes puissances comme l’Inde ou la Chine dont l’impact modifie au-delà de l’espace asiatique les rapports de force dans l’arène mondiale.
Intérêts immédiats, rivalité lointaine
La crise économique et la transition politique, symbolisée par l’élection de Barack Obama, aux États-Unis confirment certes la tendance vers un monde multipolaire, dont le premier rôle reste tenu par Washington, mais consacrent l’arrivée parmi les très grands de la Chine qui se voit reconnaître le statut d’interlocuteur principal au Sommet du G-20 de Londres. Ce qui se joue c’est l’amorce d’un partenariat à intérêts communs immédiats sur fond de rivalité sourde et lointaine. Bref, la perte d’un statut indéboulonnable et la crise dont l’épicentre est au cœur du pays obligent les États-Unis à sacrifier leurs intérêts lointains au bénéfice d’avantages immédiats, et donc à privilégier dans l’immédiat la coopération et à renvoyer à plus tard ce qui relève de la compétition. La hantise des Américains, empêcher l’apparition d’un « peer competitor » (un rival comparable), est en train de se réaliser comme moindre mal. Faute de pouvoir affronter l’adversaire immédiatement, mieux vaut l’engluer dans une alliance qui l’assagira et reporter, si nécessaire, à plus tard l’affrontement quand les conditions seront jugées meilleures. Pour la Chine, l’accès à une seconde place reconnue, sans conflit, constitue une aubaine majeure et permet d’espérer la naissance d’un condominium. Ce qui se met en place sous nos yeux c’est la naissance de la « Chinamérique ».
La crise en est le premier moteur. Les structures de coopération mises en place par Bush en 2006 -« Le dialogue économique stratégique »- vont s’accélérer et prendre la forme d’une réunion annuelle des responsables de la diplomatie et des affaires économiques qui s’élargira aux dimensions sécuritaires, énergétiques et environnementales. L’annonce en sera faite par Barack Obama à l’ouverture du Sommet du G-20 en avril 2009. Avant le G-20, les chefs d’Etat américain et chinois s’étaient rencontrés séparément pour discuter de leurs problèmes bilatéraux et avaient manifesté un accord pour « travailler ensemble à soutenir activement le commerce mondial, les flux d’investissements et à résister au protectionnisme ».
Certes des différences d’approches demeurent importantes entre les États-Unis et la Chine quant à leur vision du monde, mais pour l’instant les intérêts communs l’emportent largement sur des questions essentielles comme la crise et la façon d’affronter la menace du changement climatique ou les défis énergétiques qui lui sont liés.
La crise favorise le rapprochement
L’intérêt économique commun est au cœur du rapprochement. Les deux pays présentent une asymétrie complémentaire. Les États-Unis consomment trop et n’épargnent pas, les Chinois font l’inverse. Le déficit commercial US atteignait 680 milliards de $ en 2008 (80 milliards en 1990). La Chine a joué un rôle central dans l’augmentation de ce déficit commercial. Depuis 2000 elle est responsable de 60 % de son augmentation. En 2007 la Chine a exporté cinq fois plus vers les États-Unis qu’elle n’a importé de ce pays.
Au fil des années, la Chine a engrangé d’immenses excédents commerciaux. Ces réserves en devises sont aujourd’hui évaluées à environ 2000 milliards de $. Dans le même temps, la dette fédérale américaine s’est accrue dans des proportions insoutenables obligeant les États-Unis à trouver des financements extérieurs en échange de l’émission de bons d’État qui sont largement souscrits par la Chine. Cette dernière détiendrait aujourd’hui près d’un quart de la dette fédérale extérieure américaine. Les fonds souverains qu’elle a constitués ont massivement acheté des actifs américains. Une dépendance mutuelle s’est ainsi mise en place entre les deux pays. Le dynamisme chinois ne pourrait s’accommoder ni d’un effondrement du dollar, ni de la perte d’un important débouché pour ses exportations. La Chine ne peut donc se débarrasser massivement à court terme de ses avoirs libellés en dollars, tout en sachant qu’à plus long terme, elle doit se dégager d’un « risque dollar » en diversifiant son portefeuille. D’où ses appels à la mise en place d’une autre monnaie de réserve internationale. En attendant elle doit coller sa monnaie au dollar, s’incluant de facto dans une union monétaire avec l’Amérique. La Chine, pays autrefois très fermé commercialement, a vu son taux d’ouverture passer de 13 % en 1980 à 64 % en 2005. Depuis son adhésion à l’OMC en 2001, la Chine s’est totalement impliquée dans la mondialisation et exporte aujourd’hui à hauteur de 15 % des produits à haut contenu technologique. Les entreprises américaines ont massivement investi en Chine et c’est souvent à partir de sociétés mixtes que les exportations s’organisent.
Bref, la Chine et les États-Unis possèdent des intérêts communs en matière commerciale et monétaire qui les poussent à affronter la crise économique mondiale en étroite concertation.
Trouver une posture commune sur la menace climatique
La coopération entre les deux pays en matière d’énergie, d’environnement et d’action contre le changement climatique n’est pas en reste. Elle a été initiée du temps de Bush qui cherchait à trouver des alliés pour ne pas ratifier le Protocole de Kyoto. Ainsi un groupe de six pays (États-Unis, Chine, Inde, Japon, Corée du Sud, Australie), auquel s’est joint le Canada, s’est-il constitué en 2006 dans le dessein de coopérer face au changement climatique, mais sans s’engager dans le mécanisme mis en place à Kyoto. La Chine dispose d’importantes réserves de charbon du monde et n’entend pas se voir interdire leur exploitation et souhaitent pouvoir disposer de transferts de technologie permettant la capture et le stockage du carbone pour éviter les émissions de gaz carbonique. Le charbon représente les deux tiers de ses ressources énergétiques. Un accord spécifique entre la Chine et les États-Unis devrait aboutir à l’automne 2009 permettant à ces deux pays d’aborder la Conférence de Copenhague de décembre avec la même posture. Or Copenhague doit décider du sort du Protocole de Kyoto après 2012 et ces deux pays sont devenus les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre (40 % du total mondial). Dans ce Protocole, la Chine est considérée comme un pays du Tiers monde et doit donc rejoindre le mécanisme après 2012. Les États-Unis ne l’ont pas ratifié et accepteraient d’y entrer à leurs conditions ou de susciter une autre structure de coopération, avec d’autres pays, mais hors du Protocole. La Chine serait son plus proche allié. Les États-Unis ont besoin de la croissance chinoise et la Chine déclare que de trop fortes pressions sur ses émissions entraveraient sa capacité de croissance. Dans le même temps, la Chine a pris conscience de l’impact de la dégradation de l’environnement sur sa capacité économique et chiffre son coût à 10 % de son PIB. La qualité de l’air dans les grandes villes et celle de l’eau sont déjà très dégradées et affectent la santé publique. La prise de conscience de la menace de changement climatique est réelle chez les deux pays. Une commission américaine de scientifiques a opportunément déclaré que les émissions de gaz à effet de serre posaient un problème de santé publique. La controverse scientifique sur l’origine du réchauffement climatique, encore forte aux États-Unis, n’est donc plus un frein pour retarder l’action. Une aide technologique massive des Etats-Unis dans ce domaine permettrait à Pékin de faire face aux dégâts de la pollution et à Washington de rendre moins déséquilibré son commerce extérieur avec son partenaire.
Des différends qui persistent
Il serait naïf cependant de penser que cet alliage serait exempt de contradictions ou de différends et que toute concurrence serait désormais exclue entre les deux partenaires. Les critiques américaines à la Chine restent très nombreuses. Il lui est reproché de ne pas respecter suffisamment la propriété intellectuelle et de freiner ainsi les possibilités de coopération technologique. Les pressions américaines pour réévaluer la monnaie chinoise sont persistantes. De même l’acquisition par les fonds souverains chinois d’actifs américains est l’objet de crainte. L’intérêt croissant manifesté par la Chine pour les ressources minières et énergétiques africaines rencontre une hostilité sourde et a constitué un élément non négligeable de la décision américaine de rendre opérationnel le commandement militaire africain (Africom). Le soutien manifesté par la Chine à de nombreux pays – Iran, Soudan, Birmanie, Zimbabwe – irrite Washington. En revanche Pékin accepte très mal les ingérences américaines au Tibet et son immixtion dans ses relations avec Taiwan. Mais il est clair que la question des droits de l’homme ne fait pas obstacles aux bonnes relations.
Ainsi, à la faveur de la crise, la Chine se retrouve « cooptée » par les États-Unis comme partenaire privilégié dans l’arène mondiale. Pékin accède à ce statut sans avoir eu à tirer un coup de canon et sa puissance économique rattrapera celle de son rival dans à peine une génération. La puissance émergente se métamorphose en puissance émergée. Mais ce statut nouveau ne l’aidera pas à se présenter comme chef de file et porte-parole des pays du Sud.