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Article de Madeleine Riffaud, dans La Vie ouvrière du 22 février 1951.

Funérailles grandioses, immense foule aux multiples visages bouleversés… Comme les mots sont usés, comme ils sont fanés, à force d’avoir été trahis, trainés, galvaudés. Il n’y en a pas d’autres, pourtant, comme c’est triste… Jamais je ne pourrai vous faire sentir la douleur du peuple de France perdant son grand ami Ambroise Croizat, ni cette extraordinaire journée où nous l’avons conduit à sa dernière demeure, auprès de Timbaud, de Fabien, malgré la pluie, malgré le vent et la nuit…

Vous avez vu la mer ? C’était cela. Une foule serrée, puissante, avec des remous et des grondements de douleur et de colère contenues. La circulation arrêtée, des heures durant, dans la moitié de Paris, pour que ce flot puisse s’écouler. Un flot qui charriait des drapeaux rouges par centaines et des montagnes de fleurs. Un flot à l’avant duquel d’immenses photos de Croizat et le fourgon qui contenait son corps avançaient lentement, bercés au martèlement de pas innombrables, avec des mouvements de barque.

Telles furent les funérailles nationales du dirigeant syndical, du Ministre des Travailleurs, de l’homme communiste : Ambroise Croizat. Seul le peuple pouvait rendre un tel hommage, seuls en sont dignes des hommes comme Ambroise Croizat, fidèles jusqu’au dernier battement de leur cœur à la classe ouvrière, à son combat pour la libération des travailleurs, celle de la France et de l’humanité.

***

  • Tu vois, mon petit, disait une femme en tablier, élevant son petit garçon au-dessus des fêtes au passage du cortège, tu vois : toute la France est là.

Oui, comme il était riche, cet homme, lui qui vécut si souvent d’un casse-croûte avalé entre deux réunions et ne connut jamais de véritables vacances. Comme il était riche de milliers d’amis fidèles ! Car, mêlés au peuple de Paris, voici les mineurs en barrettes luisantes, les employés, les facteurs, les vieux travailleurs, les dockers, les métallos… venus des plus lointaines provinces. Et puis nos camarades nord-africains, noirs, vietnamiens. Nos frères du monde entier, par-delà les frontières, nous avaient envoyé un ou deux des leurs, pour nous dire, comme dans ce télégramme venu de Chine : « Nous pleurons avec vous celui qui menait la lutte de tous les travailleurs du monde ».

Le monde du travail tout entier suivait le cercueil, derrière les dirigeants de notre CGT, au son des tambours voilés, dans le claquement des drapeaux. Et la pluie, fouettant les fronts découverts, se mêlait aux larmes d’ouvriers, dures à couler, la pluie qui roulait librement sur les visages qu’on oubliait d’essuyer…

***

Visages durcis par le chagrin des métallos si chers à Croizat, venus en masse compacte, beaucoup encore en bleus de travail, la musette à l’épaule, ayant débrayé pour assister à l’enterrement. Vieillards, mutilés, les plus malheureux d’entre nous, ceux dont Croizat a protégé et prolongé la vie, s’appuyant les uns sur les autres, dents serrées, se jurant de marcher jusqu’au bout. Femmes abritant leurs enfants sous leur manteau…

Tous pensaient : Comme il nous a défendus, quand il était ministre, quels arguments son cœur lui a dictés, face aux marchandages financiers, pour améliorer notre sort ! La retraite des vieux, la Sécurité sociale, la prime prénatale, les allocations familiales, le salaire égal à travail égal pour les femmes, tant de conquêtes qu’il a remportées pour nous et puis qu’il a tant lutté pour conserver, jusqu’à sa mort…

Il disait : Ministre du Travail, j’entends demeurer fidèle à mon origine. J’entends mettre mon expérience de militant au service de la nation. Alors, ceux qui, déjà, préparaient la guerre, sur un ordre de Truman, l’ont chassé du gouvernement avec les autres ministres communistes. Il avait bien dit : Tant que nous n’aurons pas chassé le capitalisme, aucune conquête ne pourra être considérée comme définitivement acquise. Les travailleurs unis devront sans cesse les défendre. Comme c’est vrai. Tu es mort, Croizat, mais nous sommes là. Nous défendrons ton œuvre. Nous nous souvenons de ta voix. Tu n’es pas mort tout à fait, cher camarade Croizat…

Les anciens déportés suivaient fièrement le cercueil de celui qui connut dix-sept prisons et les bagnes d’Algérie, pour n’avoir jamais voulu renier son parti ni sa confiance dans les peuples de l’Union soviétique.

Sur le trajet du cortège, des égoutiers qui venaient de débrayer se tenaient au garde à vous, leurs outils le long du corps comme des armes. Et ces gars du bâtiment, auprès du lycée Voltaire, recueillis, comme pétrifiés, devant leurs échelles abandonnées… Et ces soldats en uniformes, saluant, eux aussi, le corps de celui qui lutta contre toutes les guerres fratricides, celles du Maroc comme celle du Vietnam… Tous ces visages si différents, mais pareillement empreints de respect et de douleur, au point de se ressembler.

***

Un jardin en marche. Vous imaginez ? Plus d’un kilomètre de porteurs de gerbes, marchant 10 de front. Et ces fleurs rouges, magnifiques couronnes de la FSM, et du Parti Communiste, ou modestes gerbes d’une petite entreprise, d’une section, quel langage bouleversant elles criaient à qui savait les comprendre !

Ces œillets, voyez-vous, de vieux travailleurs de la région parisienne en ont acheté chacun un, avec leurs derniers sous : Nous ne pouvons faire plus, ont-ils dit, et encore, si nous pouvons l’offrir, cet œillet, c’est à notre cher ami Croizat que nous le devons, à lui qui a fait tant de bien.

Ce bouquet étincelant de pluie, je le reconnais. Le soir tragique de la veillée mortuaire à la Maison des Métallos, un vieillard de la Salpêtrière le tenait dans ses mains ridées : Nous nous sommes mis plusieurs pour l’acheter. Je suis venu à pied, depuis là-bas, ça économise l’argent du métro, vous comprenez…

Salué d’un signe de croix par les unes, du poing levé par d’autres, d’une prière murmurée et d’un regard promettant de continuer plus âprement la lutte, le cercueil parvint enfin au cimetière. Sur lui, toutes les couleurs du printemps, avec les fleurs, s’étaient posées.

Quand les porteurs de couronnes arrêtèrent leur marche, tandis que prenaient la parole, Breteau pour la Fédération des Métaux, Lebidon pour les vieux travailleurs, Benoît Frachon, secrétaire général de notre CGT, André Marty, secrétaire du Parti Communiste, malgré la pluie et la nuit tôt venue, les pavés de Paris semblaient avoir fleuri tout d’un coup…

***

Brisant le lourd silence, s’élevaient fermement les voix de ceux qui ont été les compagnons d’Ambroise Croizat, de ceux qui marchent encore, en avant de nous, sur la route où, trop tôt, notre camarade est tombé en combattant.

Elles disaient, ces voix, que l’œuvre magnifique d’Ambroise Croizat est la preuve de ce qu’un ministre peut obtenir, quand tout un peuple, uni, crie par sa bouche et le soutient par son action. Elles disaient la grande leçon que lègue sa vie à chacun de nous : leçon d’honneur jamais terni, de fidélité, de confiance inébranlable dans la classe ouvrière, d’humanité profonde.

Et les fronts se relevaient. Chaque regard cherchait celui de Croizat, si vivant à travers ses portraits fleuris. Ce regard attentif, brillant de finesse et de bonté qui, au seuil de la nuit, semblait scruter une dernière fois notre regard et, tendrement inquiet, nous dire : Soyez dignes… je vous laisse tant de travail. J’aurais voulu rester encore auprès de vous. N’oubliez pas nos vieux et nos vieilles. N’oubliez rien, pas même la plus petite revendication. N’oubliez pas : si vous savez vous unir vous sauverez la paix. N’oubliez jamais votre force…

Cher camarade Croizat, cher ami, toi qui laisses, en avant de nous, un vide si terrible, que ne pouvais-tu entendre cette rumeur du peuple, profonde comme celle de l’Océan, te répondre en un serment solennel !… Que cette rumeur berce ton repos, cher camarade. Que ton regard et sa confiance revivent à jamais, dans les yeux de chaque travailleur !

***

Ces nombreuses couronnes où se rejoignaient, pour te dire adieu, les sections CGT, CFTC, FO et les inorganisés de telle ou telle entreprise, sont comme des pierres nouvelles, apportées par toi, par-delà ta mort, à l’unité des travailleurs. Ce sont tes dernières victoires, cher camarade.

Qu’en hommage à ton inlassable dévouement, à ta vie exemplaire, le peuple de France scelle enfin, pour la lutte revendicative et la défense de la paix, cette unité d’action pour laquelle tu as tant travaillé, jusqu’à ce que la mort t’emporte.