Nous vous proposons la série « La bataille du Front Populaire » en partenariat avec L’Humanité.
Épisode 9 par Adeline Blaszkiewicz-Maison, historienne. Plébiscitée par la base, l’unité ne fait pas l’unanimité au sein des organisations qui composent le Front populaire. Au sein du Parti radical, certains renvoient dos à dos fascistes et communistes, tandis que le programme économique suscite des oppositions au sein de la SFIO.
Au lendemain des émeutes du 6 février 1934 qui font planer la menace d’un « coup d’État fasciste », les forces de gauche entament un processus d’union qui permettra la victoire aux élections législatives en 1936. Ce processus, long de presque deux ans, ne se fit cependant pas sans réticences, tant les divisions entre les trois principaux partis (radical, communiste, socialiste) de la future alliance électorale étaient profondes.
Après la prise du pouvoir du parti nazi en Allemagne, favorisée par les divisions à gauche, l’Internationale change de ligne. La crainte d’un scénario similaire en France explique l’adoption de la stratégie des « Fronts populaires antifascistes », d’abord « à la base », puis avec les directions des autres partis, ce qui constitue un virage politique à 180 degrés.
Le Parti communiste français tend la main à son « frère ennemi » socialiste, ainsi qu’au Parti radical avec lequel les divergences sont encore plus fortes. Force politique de gauche modérée, rompue à l’exercice du pouvoir et à des alliances avec la droite libérale, les radicaux sont viscéralement attachés à la forme républicaine du régime politique et à la propriété privée.
Les timides débuts de l’alliance
S’ils se présentent volontiers comme le parti de la défense des « petits » contre les « gros », ils ne souhaitent pas la rupture avec le capitalisme. Lorsque les communistes lancent le premier mot d’ordre de « rassemblement populaire », futur « Front populaire », l’incrédulité saisit les rangs radicaux qui ont en tête la récente campagne des socialistes et communistes contre la bourgeoisie radicale et ses échecs gouvernementaux.
Une tendance très anticommuniste, incarnée par l’homme de presse Émile Roche, s’oppose fermement à l’alliance. En juillet 1935, dans les colonnes de son journal la République, il renvoie dos à dos militants internationalistes du PCF et ligueurs d’extrême droite qui avaient encerclé le Palais Bourbon : « C’est la première fois que, au lieu de confondre fascistes et communistes dans une même réprobation, les radicaux expriment une préférence pour les uns, contre les autres. Préférence pour le moins fâcheuse car, si nous sommes unanimes à défendre les libertés républicaines, je préférerais, pour ma part, si malgré nous elles devaient être violées un jour, qu’elles le fussent par des hommes qui ont le sens national plutôt que par des hommes qui l’ont perdu. »
De son côté, le maire de Lyon, Édouard Herriot, exprime au départ son scepticisme : comme d’autres, il craint que la formation d’un bloc « socialo communiste » à gauche n’isole encore davantage les radicaux, avant de se rallier – par nécessité politique – à l’idée du Front populaire. L’aile gauche du Parti radical, favorable à l’alliance électorale, l’emporte finalement et l’idée fait son chemin durant l’année 1935.
Les critiques exprimées au moment de la formation du Front populaire éclateront à nouveau au grand jour à partir de l’automne 1936, puis en 1937, lorsqu’une partie des radicaux contestera la politique économique du gouvernement dirigée par le socialiste Léon Blum. Du côté des socialistes, l’alliance n’est pas non plus une évidence au lendemain du 6 février 1934 : la gauche du parti, d’emblée favorable à un front unique, est d’abord très minoritaire.
Un soutien des socialistes à un gouvernement radical
À la direction du parti, on craint de s’aliéner l’alliance avec les radicaux qui avait permis des bons scores électoraux depuis le Cartel des gauches, au milieu des années 1920. Léon Blum lui-même opte pour une ligne de défense de la République par un soutien des socialistes à un gouvernement radical. Par méfiance ou par anticommunisme ouvert, certains craignent une perte d’autonomie et une dissolution de l’identité socialiste dans le giron communiste.
Les appels à l’unité venus de la base des militants depuis le 12 février 1934 et jusqu’à la grande manifestation unitaire du 14 juillet 1935, la dynamique portée par la « société civile » (associations, comités d’intellectuels), associée à une forte combativité syndicale auront néanmoins raison des rancœurs politiques de la veille et des luttes d’appareils. Le programme commun signé en janvier 1936, contre la menace fasciste et pour « le pain, la paix et la liberté » est adopté par les trois partis, les principales organisations syndicales (dont la CGT-U communiste et la CGT non communiste, qui, portées par l’esprit d’unité, sont à la veille de leur réunification) et une centaine d’associations : une véritable dynamique populaire.
Adeline Blaszkiewicz-Maison, «La gauche contre le Front populaire», L’Humanité, 26/06/2024