Nous vous proposons la série « La bataille du Front Populaire » en partenariat avec L’Humanité.
Épisode 6 par Vincent Chambarlhac, historien. À Paris comme en province, la lutte contre la menace fasciste se mène, dès février 1934, dans les milieux des lettres et des arts, qui participent de la dynamique unitaire du Front populaire.
L’onde de choc du 6 février 1934 fait de l’antifascisme un énoncé collectif, soit la représentation commune à l’ensemble des gauches politiques et sociales de ce qui ne doit pas advenir en République, le fascisme. Ce mouvement, social et multiple d’abord, accouche de 1934 à 1936 d’une unité politique des gauches, le Front populaire. Comme d’autres catégories sociales, une part des intellectuels français participent de cette dynamique de rassemblement.
Le 10 février, dans l’optique de la manifestation unitaire antifasciste du 12 février, paraît l’Appel à la lutte. Les mots claquent – « Il n’y a pas d’instant à perdre », « Unité d’action » –, les signatures s’égrènent : Alain, Jean-Richard Bloch, Paul Éluard, Michel Leiris, Jacques Prévert, parmi d’autres. L’Appel est envoyé aux organisations politiques des gauches, à la CGT notamment.
Des radicaux de gauche aux libertaires
L’unité des noms, le la gauche radicale (Alain) au groupe surréaliste, via l’Association des artistes et écrivains révolutionnaires de Paul Vaillant-Couturier, en passant par les groupes libertaires symbolisés entre autres par Henry Poulaille, signifie la force agrégative de l’antifascisme malgré la désunion des gauches politiques alors. Sur le sol parisien, l’Appel à la lutte prend date mais demeure de faible portée.
Ce qui importe à l’historien alors, c’est sa saisie au miroir de la province où dans des comités antifascistes tôt inventés, se mêlent des politiques, des syndicalistes, des membres des associations, mais aussi des professions intellectuelles comme, au premier chef, les enseignants. D’une certaine manière, Paris dans la dynamique antifasciste des lendemains du 6 février retarde sur la province, et cet Appel à la lutte le signifie dans son adresse aux forces politiques.
L’antifascisme chez les intellectuels fraie ainsi son chemin, il trouve dans la forme souple des comités et des manifestations un lieu pour exister malgré les divisions des partis de gauche. Parmi d’autres, un court compte rendu d’un rassemblement antifasciste à Villeneuve-sur-Lot, le 25 mars 1934, note : « Barné, de l’enseignement, et Labrunie, du Parti communiste, montrèrent comment le fascisme recrute des éléments parmi les chômeurs intellectuels. »
Le milieu intellectuel apparaît ainsi comme un des lieux de la lutte. Quelques jours auparavant, la naissance du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (Cvia) l’avait illustré, le 5 mars 1934. Sur une initiative de François Walter (Pierre Gérôme) à laquelle se rallient rapidement Paul Langevin, Alain, Paul Rivet, il est l’un des premiers points de cristallisation de l’unité antifasciste, anticipant sur les accords politiques du Rassemblement populaire à l’origine du Front populaire, puisqu’il réalise la somme des sensibilités politiques.
Il promeut un devoir de vigilance à l’égard du fascisme qui, pendant deux ans, structure la venue du Front populaire. Cette dynamique ressource le mouvement Amsterdam-Pleyel né de l’impulsion d’Henri Barbusse et de Romain Rolland en 1932. Jean Vigreux note que, sous l’influence du Cvia, en mai 1934, il se transforme en un Rassemblement national antifasciste.
Pour les intellectuels, la nécessité de faire Front
Né d’une émotion antifasciste, l’engagement des intellectuels participe alors d’une dynamique politique qui, de 1934 au 14 juillet 1935, se structure. Paul Langevin, du Rassemblement national antifasciste, invite l’ensemble des comités, comme la Ligue de l’enseignement, la LDH par Victor Basch, à participer aux fêtes du 14 juillet 1935. Lors du défilé, ce jour, accompagné de la prestation de serment antifasciste au matin au stade Buffalo, toutes les composantes intellectuelles sont présentes lors de ce baptême du Front populaire.
Dans la foulée, et dans la dynamique du Cvia, les organisations intellectuelles vont accompagner la réflexion sur le programme du Front populaire qu’articule le triptyque « Pain, Paix, Liberté ». Dans le domaine de la culture, de l’enseignement, le Front populaire après sa victoire, structure durablement l’action de l’État.
On le perçoit, l’engagement des intellectuels dans la dynamique antifasciste qui mène au Front populaire ne saurait se résumer à des colonnes de noms au bas des tribunes et des appels. Par la forme du comité, notamment, l’engagement intellectuel accompagne et souligne par les mots la nécessité de l’unité politique pour faire front. Au-delà des mots, au-delà du clivage Paris-Province, toutes les formes de l’intervention intellectuelle pèsent sur cette dynamique unitaire de 1934 à 1936.
Vincent Chambarlhac et Thierry Hohl, 1934-1936. Un moment antifasciste, La ville brûle, 2014.
Vincent Chambarlhac, «Comment les intellectuels se sont enrôlés dans l’antifascisme ?», L’Humanité, 23/06/2024