Corentin Lahu
Doctorant en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne Franche-Comté.
En 1929, la montée au mur des Fédérés prévue le 26 mai s’annonce agitée. Rompant avec son caractère traditionnel de cortège pacifique relevant de l’hommage aux morts, les communistes entendent cette fois l’inscrire dans une stratégie plus générale de conquête de la rue. Cette journée est émaillée d’affrontements entre manifestants et forces de l’ordre.
Une étape dans la préparation de la «journée rouge» du 1er août
Conformément à la nouvelle orientation de « classe contre classe » adoptée quelques mois plus tôt par l’Internationale communiste, chaque démonstration de rue doit constituer une preuve de l’aiguisement de la lutte de classes et de la radicalisation des masses ouvrières, annonçant de prochains bouleversements révolutionnaires. Dans ce contexte, la manifestation du 26 mai ne constitue qu’une étape dans la préparation de la « journée rouge » contre la guerre du 1er août appelée par le Komintern, qui « marquera un tournant, le passage du prolétariat à la contre-offensive sur le front international »[1].
La manifestation au Père-Lachaise, ainsi conçue comme une nouvelle occasion d’occuper la rue et d’expérimenter de nouvelles techniques de lutte et de résistance à la police, doit tirer les leçons des échecs des démonstrations précédentes. Une semaine plus tôt, la mobilisation du 19 mai contre un meeting militaire aérien à Vincennes était contrecarrée par le déploiement des forces de l’ordre. Ce revers faisait écho au 1er mai où la police, après avoir effectué 3400 arrestations préventives, avait brisé toutes les tentatives des ouvriers pour constituer des cortèges.
Le 1er mai «héroïque» et sanglant de Berlin dans toutes les têtes
Face à ces déconvenues, le 1er mai allemand fait figure de référence. Durant trois jours, les manifestants communistes ont tenu tête aux automitrailleuses de la police, dressant des barricades dans plusieurs quartiers ouvriers de Berlin, au prix d’un bilan particulièrement lourd (12 morts et plus de 150 blessés). Dans L’Humanité, on salue l’«héroïque premier mai de combat en Allemagne » où « pendant plus de 24 heures les prolétaires ont été maîtres de la rue sur plusieurs points de Berlin et dans les faubourgs ouvriers »[2].
De même, les Jeunesses communistes appellent dans L’Avant-Garde à s’inspirer de leurs camarades allemands : « les ouvriers allemands qui se sont battus héroïquement, tenant plusieurs jours le pavé des rues aux schupos, ont tracé de leur sang la voie de la lutte révolutionnaire que nous saurons suivre dans le déroulement des événements futurs »[3]. Les JC inscrivent aussi leur mobilisation dans le combat contre la répression, après la saisie de L’Avant-Garde du premier mai et l’incarcération de 6 de ses membres à la prison de la Santé et de 12 autres à la Petite Roquette. Elles invitent en conséquence à se rendre au Mur « contre les mesures policières et la répression qui prépare la guerre, pour le transfert au quartier politique de la Santé de [leurs] camarades inculpés, contre l’envoi de Coutheillas aux sections spéciales, pour la libération de tous les ouvriers, soldats et marins emprisonnés »[4].
Se préparer à l’affrontement: la violence assumée
D’intenses débats traversent le Bureau politique du PCF quant à la préparation de la manifestation[5]. Maurice Thorez et Marcel Cachin suggèrent d’user « de tous les moyens légaux » pour obtenir des autorités l’autorisation de se rassembler dans Paris pour la première fois depuis des mois. Mais ils se heurtent aussitôt au groupe issu des JC, à l’exemple de Pierre Célor qui refuse de se situer dans la « perspective [d’une] manifestation légale au Mur ». Les membres de ce groupe sont persuadés que le gouvernement interdira la manifestation[6] et qu’il faut dès maintenant se préparer à l’affrontement.
Des oppositions apparaissent également au sein du Bureau politique sur le caractère traditionnel de la manifestation : lorsque Célar indique que son « objectif, ce n’est pas le Mur traditionnel », Thorez le désapprouve immédiatement en rappelant qu’au contraire « le Mur, c’est une manifestation traditionnelle ». François Billoux, dialectique, estime que le « but, c’est de manifester et non d’aller au Mur, en utilisant tous les moyens, y compris la tradition ». Le Comité exécutif de l’IC soutient la frange la plus activiste de la direction et désavoue les propos de Maurice Thorez. Il indique que la journée au Mur doit être l’occasion de prendre la rue en s’opposant physiquement aux forces de l’ordre, afin d’entraîner de « grandes bagarres [et] des luttes d’une violence extrême entre les ouvriers de Paris et la police »[7].
Une préparation semi-clandestine pour prévenir la répression
L’organisation de la manifestation est confiée à la Région parisienne du PCF, à la 20e Union régionale des Syndicats unitaires et au Front rouge. Un rapport de police précise que « la part du Secours Rouge International dans l’organisation de la manifestation [est] très réduite car le Parti, qui a des besoins d’argent très pressants, entend s’en réserver tout le bénéfice »[8].
Dès lors qu’il pense que le cortège sera interdit, le PCF établit des directives précises indiquant le rôle et l’attitude que doivent avoir ses militants. Il préconise de fixer des lieux de concentration tenus secrets jusqu’au dernier moment, afin de pouvoir faire défiler dans les rues plusieurs colonnes convergeant vers le cimetière du Père-Lachaise. Il est en outre déconseillé de s’y rendre de manière isolée, les ouvriers devant au contraire former depuis chaque entreprise ou quartier des groupes, dirigés par des militants communistes[9]. David François indique dans sa thèse que « la JC, qui veut renouer avec l’organisation de manifestations secrètes, prévoit […] de convoquer les militants au Père-Lachaise, afin de tromper la police, mais aussi les ouvriers qui s’abstiendraient si on leur annonçait la tenue d’une manifestation de rue. Les militants doivent attendre les manifestants à la sortie du métro ou à la descente du tramway pour les entraîner à manifester sous la protection de « gardes du corps » qui doivent empêcher les arrestations »[10]. Pour la manifestation, les JC sont placées directement sous la direction de la Région parisienne du PCF, les dirigeants des deux organisations devant rester en contact permanent grâce à des agents de liaison[11]. La 20e Union régionale de la CGTU transmet également des directives à ses militants, auxquels elle recommande de venir groupés « par usine, chantier, quartier, habitations à bon marché, lotissements »[12]. Ils doivent s’opposer par la force aux arrestations selon l’adage « se rendre sans résistance, c’est capituler devant la bourgeoisie et les social-flics ». Il est par ailleurs recommandé de se déplacer rapidement et de ne jamais descendre des transports en commun aux arrêts situés près du lieu de la manifestation, pour éviter les arrestations. Les dirigeants des organisations centrales qui appellent à manifester sont en outre invités « à se mettre à l’abri » pour faire face aux arrestations préventives[13].
Le PCF, qui souhaite s’assurer de la présence de tous ses militants, organise en amont des réunions spéciales dans les rayons et les cellules, distribue des tracts et des papillons invitant à préparer la « journée rouge » du premier août et appelle à des réunions d’usine la veille de la manifestation[14]. Il invite à la lier aux élections cantonales qui se tiennent le même jour : les communistes d’Aubervilliers placardent par exemple une affiche appelant à voter pour le candidat communiste avant de se rendre au Mur[15]. Enfin, le Parti communiste invite les soldats et les marins à participer eux aussi à l’anniversaire de la Commune dans leurs casernes, en organisant des discussions sur son importance et ses enseignements pour leur lutte quotidienne :
« Commémorer la commune de Paris, cela signifie donc pour les soldats de chaque régiment de batailler plus farouchement pour les revendications immédiates, l’amélioration de la nourriture, la discipline moins dure, la suppression du casque et du manteau qui font crever les soldats de chaleur, la suppression des marches hebdomadaires, la suppression de la pelote, etc… Dresser un cahier de revendications immédiates, organiser un comité de soldats, c’est la meilleure des commémorations de l’anniversaire de la Commune »[16].
Une journée émaillée d’incidents
Contre toute attente, la manifestation du 26 mai au Mur des Fédérés est finalement autorisée par le président du Conseil Raymond Poincaré, contre l’avis du ministre de l’Intérieur André Tardieu et du préfet de police Jean Chiappe. Cette décision désarçonne les communistes qui adoptent une stratégie pour le moins confuse : le PCF « maintient le principe des rendez-vous clandestins en vue de rassembler les ouvriers pour se rendre en cortège au cimetière où une manifestation doit se dérouler de manière traditionnelle, c’est-à-dire pacifique. Seule la manifestation à l’intérieur du Pére-Lachaise étant autorisée, les rassemblements en dehors du cimetière peuvent donc être le prétexte à des affrontements, ce que souhaite la frange activiste du Parti »[17]. Les incidents sont envisagés par le SRI, qui publie dans L’Humanité du jour de la manifestation plusieurs conseils aux militants en cas d’arrestation[18].
D’après le rapport de la préfecture, toutes les tentatives de regroupement et de formation d’un cortège avant l’arrivée au cimetière ont été déjouées par l’important dispositif policier mis en place. Il précise que « les communistes […] ont dû se résigner à rejoindre individuellement et dans le calme le lieu de rassemblement »[19]. L’Humanité annonce néanmoins qu’un groupe de 300 manifestants est parvenu à traverser les quartiers de Belleville et de Ménilmontant en chantant L’Internationale et à déjouer les barrages de police pour se rendre jusqu’au départ officiel de la manifestation à l’entrée du Père-Lachaise[20]. Si les autres tentatives de regroupement ont été défaites, le quotidien communiste précise toutefois qu’elles ne l’ont pas été sans une vigoureuse résistance[21]. Sur le lieu de concentration du cortège communiste, à l’entrée de la nécropole, de violentes bagarres éclatent à plusieurs reprises. La police décide en effet de charger plusieurs groupes qui ont bravé l’interdiction de déployer hors du cimetière drapeaux et pancartes et de scander des slogans hostiles ou des chants révolutionnaires. Les forces de l’ordre s’affrontent aux manifestants, et notamment au groupe de l’Union fraternelle des Femmes contre la guerre dont la combativité et la détermination sont reconnues de tous. On se bat jusque sur les terrasses de bars, les militants se servant de verres et de bouteilles comme de projectiles pour résister aux charges.
Extraits de L’Humanité du 27 mai 1929 (en ligne sur Gallica).
Après le passage du défilé devant le Mur, la police indique que les 9 000 manifestants et les 2 000 spectateurs – ils sont 60 000 d’après L’Humanité – se dispersent dans le calme, bien que le quotidien communiste fasse encore état de « brutalités policières » à la sortie. La manifestation a occasionné plusieurs blessés et la préfecture de police fait état de 44 arrestations, dont une dizaine sont emprisonnés pour « outrages, violences et voies de fait », tandis que 3 étrangers font l’objet d’une procédure d’expulsion[22].
Bilan et autocritique: «pas assez de bagarre»!
Dans les jours qui suivent, alors que la presse conservatrice minimise les incidents, L’Humanité revient longuement sur les affrontements qui ont eu lieu[23]. Ils sont amplifiés et interprétés comme un signe de l’intensification et de la radicalisation de la lutte de la classe ouvrière. Mais dès le lendemain, des voix s’élèvent à l’intérieur des organisations révolutionnaires et demandent à procéder à une « autocritique sévère » de cette journée[24] qui s’est soldée par un nouvel échec de la conquête de la rue. Si les organisateurs regrettent la faiblesse du service d’ordre du PCF et l’attitude du député communiste Beaugrand qui a obtempéré lorsqu’un policier lui a demandé de faire taire les manifestants et de retirer les pancartes, ils se satisfont néanmoins d’avoir assisté à « un commencement de réaction ouvrière contre les mesures de répression »[25].
Les responsables de la JC déplorent cependant que « la démonstration [ait] plutôt eu l’air d’un défilé que d’une manifestation », estimant qu’il « n’y a pas eu […] assez de bagarres » et qu’il « eut été préférable que la manifestation [ait été] franchement interdite, ce qui eût permis d’organiser des colonnes et celles-ci auraient provoqué des bagarres dans différents points de Paris »[26].
Lors de la Conférence régionale de la Région parisienne du PCF en février 1930, un rapport revient sur les multiples démonstrations de rue de 1929[27]. Concernant la journée au mur des Fédérés, les communistes admettent qu’ils n’ont « pas surmonté le traditionalisme » de la manifestation. Si cette dernière constitua « un pas en avant » en étant le théâtre de « premières résistances effectives des masses à la police, notamment [des] femmes et [des] jeunes », le PCF reconnaît des « faiblesses importantes », dont « la plus considérable fut celle du manque de protection absolue de [la] manifestation et d’entraînement à la lutte, ce qui a occasionné un manque de cohésion dans la résistance effective ».
Les deux années suivantes, les manifestations pour commémorer la Semaine sanglante auront un caractère semblable à celle de 1929 et seront le théâtre de nouveaux incidents.
[1] « L’Internationale communiste exhorte les prolétaires d’Europe à préparer pour le 1er août 1929 leur journée rouge contre la guerre », L’Humanité, 7 mai 1929.
[2] L’Humanité, 3 mai 1929.
[3] « Après le 1er mai, vive la lutte révolutionnaire dans la rue ! », L’Avant-Garde, 11 mai 1929.
[4] Archives nationales, F7 13322, tract des JC « Halte à la répression ! », 1929.
[5] RGASPI 517/1/811, Bureaux politiques des 7 et 22 mai 1929. Sauf mention contraire, toutes les citations suivantes proviennent de ces documents.
[6] Célor déclare au Bureau politique du 22 mai : « Quelle que soit la situation, nous disons que ce sera l’interdiction de fait ». Il est appuyé entre autres par Billoux, qui pense que « nous ne pouvons avoir qu’une hypothèse : l’interdiction d’une façon ou d’une autre ».
[7] RGASPI 495/3/138, PV du secrétariat du CEIC du 10 mai 1929, cité par David François, La violence dans le discours et les pratiques du PCF de 1920 à la Seconde guerre mondiale, Thèse de doctorat d’histoire, Université de Bourgogne, p. 412.
[8] AN, F7 13322, rapport de police du 22 mai 1929.
[9] « Demain le Parti sera au Mur », in L’Humanité, 25 mai 1929.
[10] David François, La violence dans le discours et les pratiques du PCF de 1920 à la Seconde guerre mondiale, op. cit.
[11] AN, F7 13322, rapport de police du 25 mai 1929.
[12] AN, F7 13322, Directives de la 20e Union régionale de la CGTU pour la manifestation au Mur, 1929.
[13] AN, F7 13322, rapport de police du 24 mai 1929.
[14] AN, F7 13322, rapport de police du 22 mai 1929.
[15] AN, F7 13322, rapport de police du 24 mai 1929.
[16] « Chez les marins et les soldats. L’anniversaire de la Commune dans les casernes », L’Humanité, 25 mai 1929.
[17] David François, op. cit., p. 413.
[18] « Le SRI nous conseille en cas d’arrestation… », L’Humanité, 26 mai 1929.
[19] AN, F7 13322, rapport de police du 27 mai 1929.
[20] « Par les quartiers de Belleville et de Ménilmontant au chant de « l’Internationale » et solidement groupés les prolétaires descendent au Père-Lachaise », L’Humanité, 27 mai 1929.
[21] « Rue Boyer, une colonne de 200 manifestants, attaquée par les brutes policières, se défend avec vigueur », L’Humanité, 27 mai 1929.
[22] AN, F7 13322, rapport de police du 27 mai 1929.
[23] « Après la grandiose démonstration au Mur des Fédérés. Comment les ouvriers et ouvrières surent résister à la police », L’Humanité, 28 mai 1929.
[24] RGASPI 533/10/3251, Procès-verbal du secrétariat des JC du 1er juin 1929, cité par David François, op. cit., p. 413.
[25] AN, F7 13322, rapport de police du 28 mai 1929.
[26] Ibid.
[27] RGASPI 517/1/993, Rapport autocritique de l’activité de la Région parisienne à la Conférence régionale, 1er et 2 février 1930.