Corentin Lahu
Doctorant en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne Franche-Comté.
Organisée chaque année depuis 1880, la montée au mur des Fédérés revêt en 1921 un double intérêt. Au-delà de la commémoration du cinquantième anniversaire de la Semaine sanglante, il s’agit du premier rendez-vous organisé depuis la scission du congrès de Tours, qui a divisé socialistes et communistes. Cette journée devient dès lors pour le PCF une occasion de se mesurer à deux acteurs majeurs, avec qui ses relations sont conflictuelles. D’une part les socialistes, auxquels il dispute l’héritage de la Commune de Paris en se présentant comme le seul continuateur des traditions révolutionnaires du prolétariat français. D’autre part la puissance publique, qui impose un cadre contraint pour l’organisation des manifestations de rue.
Une des rares manifestations parisiennes tolérées par les autorités
Le traditionnel défilé au cimetière du Père-Lachaise devient, pour le tout jeune Parti communiste, un terrain d’apprentissage et d’expérimentation de la manifestation de rue, dans une période où l’interdiction des cortèges demeure la règle à Paris[1]. Seuls les enterrements et les manifestations qui relèvent de l’hommage aux morts sont tolérés par les autorités. Dans ce contexte, le Père-Lachaise constitue un refuge précaire et cette tolérance est conditionnée par de nombreuses restrictions. Il est par exemple interdit, en dehors de l’enceinte du cimetière, de former un cortège ou de déployer le moindre drapeau ou bannière.
Pour veiller au strict respect de ces consignes, la présence policière est importante au début des années 1920. En moyenne, un millier de gardiens de la paix et autant de gardes républicains sont massés aux abords du cimetière et dissimulés à l’intérieur même de son enceinte[2].
La stratégie légaliste du PCF
Bien que la répression de la manifestation soit envisagée par les organisateurs – « les médecins ou infirmiers appartenant au Parti sont priés de bien vouloir se mettre à la disposition de la Fédération » de la Seine[3] –, les responsables communistes veulent empêcher tout incident.
Les consignes sont strictes : « ne pas déborder sur la chaussée » avant le départ, « ne déployer les drapeaux, munis de leurs inscriptions, qu’en prenant place dans le cortège », « il est recommandé de ne pas chanter ni de pousser aucun cri pouvant exciter des protestations ». Il est également conseillé de se disperser au plus vite à la fin de la manifestation, de « ne pas séjourner sur la place, ne pas déployer de drapeaux chez les débitants, n’engager aucune discussion avec le public ou la police ».
Un service d’ordre composé « d’hommes de confiance » est déployé tout le long du cortège. Munis de brassards, ils sont chargés de faire respecter le silence, de déjouer les provocations et « de maintenir l’ordre compatible avec la dignité de la manifestation ». Pour la protéger, les élus du parti, munis de leur écharpe, sont également répartis en tête de chaque groupe de manifestants et ne sont autorisés à quitter « leur poste que lorsque les derniers groupes seront passés et que toute possibilité d’incident sera écartée ».
Lorsque La Liberté annonce qu’« anarchistes et communistes préparent une journée révolutionnaire », le démenti de L’Humanité est formel :
« à aucun moment et par personne, il n’a été décidé d’avoir, dimanche, une journée révolutionnaire. D’abord parce que les journées révolutionnaires ne se font pas sur commande ; ensuite, parce que selon la volonté et selon le programme des organisations, la manifestation de dimanche doit être et sera une manifestation pacifique »[4].
Et le quotidien communiste de prévenir que le défilé « sera calme », et que « les prolétaires qui viendront en pèlerinage, par milliers, sauront se garder des excitations policières et des agents provocateurs »[5].
Un cortège ordonné
L’ordonnancement du cortège est annoncé dans l’Humanité au matin de la manifestation. Il est structuré en neuf groupes distincts.
La tête du cortège est composée des anciens combattants de la Commune, des pupilles et des membres du Comité Directeur du Parti communiste. Ce groupe comprend aussi les membres de la 20e section du PCF, les parlementaires communistes, les anciens combattants et mutilés (ARAC et FOP), les rédactions de l’Humanité et de l’Internationale, et les « Fêtes du Peuple » qui assurent l’animation artistique.
Huit autres groupes les succèdent :
- les sections communistes des dix premiers arrondissements de Paris ;
- les sections des villes de banlieue de A à M ;
- l’Union des syndicats de la Seine et les journaux la Vie Ouvrière, le Journal du Peuple, le Bulletin Communiste, la Revue Communiste, Clarté, et L’avant-Garde;
- les sections des villes de banlieue des lettres M à Z, la Fédération de Seine-et-Oise et l’Entente régionale des Jeunesses communistes de la Seine, de la Seine-et-Oise et de la Seine-et-Marne ;
- les magasins de gros, les coopératives et le journal La Voie des Femmes;
- les sections du 11e au 19e arrondissement de Paris et le journal La Butte Rouge;
- la Fédération Anarchiste ;
- les Jeunesses syndicalistes et la Fédération sportive du travail (FST).
La place en queue de cortège des jeunes syndicalistes et des sportifs s’explique, selon Danielle Tartakowsky, par le fait que « leur meilleure condition physique permet en effet à leurs adhérents de piétiner plus longtemps mais aussi d’exercer, si nécessaire, leurs talents au service de la protection du cortège, en sus des « hommes de confiance » désignés à cet effet »[6].
D’autres organisations, non annoncées dans la composition des groupes mais mentionnées dans le compte-rendu publié le lendemain de la manifestation, sont présentes, comme les Espérantistes révolutionnaires ou le Comité de défense des marins de la Mer Noire.
Le déroulé de la manifestation
Le cortège se forme boulevard de Charonne, suivant le plan de l’itinéraire indiqué au préalable dans L’Humanité. Les manifestants, en fonction de leur affiliation ou de leur provenance géographique, prennent place dans le groupe qui leur est attribué. La plupart portent une églantine rouge à la boutonnière, « ou les armes des soviets ». Les pupilles des Enfants de Jaurès, béret rouge sur la tête, prennent place en tête, juste devant les vétérans de la Commune.
Une fois élancée, la manifestation entre dans le cimetière par la porte principale et se dirige vers le mur des Fédérés, près duquel s’arrêtent les vieux communards et les membres du Comité directeur du PCF, pour regarder défiler les autres groupes. Dans la foule, des instants graves et solennels alternent avec les applaudissements, les slogans (« Vive la Commune ! », « À bas la guerre ! ») et les chants révolutionnaires (L’Internationale, Révolution, La Carmagnole ou encore La Jeune Garde). Le passage de la rédaction du Libertaire et des anarchistes, quelques centaines, est plus bruyant : « Anarchie ! », « Mort aux vaches ! ». Ils sont suivis par le Comité d’action contre les bagnes militaires et par le Comité de défense des marins de la mer Noire. Selon la police, 202 drapeaux et 10 pancartes sont déployés par les manifestants. Douze couronnes sont également déposées par les porteurs au pied de la plaque ornant le mur[7].
Dans le cortège, une quête est organisée au profit des syndicalistes et des communistes emprisonnés. Un acte de solidarité récurrent lors de ce rendez-vous traditionnel, qui sera assuré à partir de 1923 par les militants du Secours rouge international.
Un incident et des violences policières:
Un incident vient pourtant troubler, en fin d’après-midi, le calme et la tranquillité de la manifestation, lors du passage à proximité du cortège d’un patronage catholique, « avec clairons et drapeau tricolore ». Une provocation ? L’affaire aurait pu s’en tenir à quelques moqueries et échanges verbaux de part et d’autre, mais l’intervention de la police précipite l’explosion de violence. Les forces de l’ordre chargent les manifestants, poursuivis et frappés jusqu’à l’intérieur des cafés. On dénombre une trentaine de blessés – 10 agents et 20 manifestants –, dont le député communiste de la Loire, Ernest Lafont. Ce dernier est frappé à plusieurs reprises et grièvement blessé à la tête, alors qu’il tentait une médiation avec les forces de l’ordre. La police procède également à l’arrestation de neuf manifestants, dont cinq seront traduits en correctionnels et condamnés à des peines allant de 100 francs d’amende à un mois de prison avec sursis.
Dès le lendemain, les journalistes de L’Humanité font un récit minutieux de la manifestation et des violences perpétrées par les policiers. Pointant la responsabilité du nouveau préfet de police, Robert Leullier, ils communiquent également – un procédé alors courant, pour dénoncer les violences policières – les numéros de matricule des agents accusés de brutalité :
« Cette journée, vraiment, la police devait avoir la pudeur de ne pas la ternir. Nous croyons que ses chefs directs ne le voulaient vraiment pas. Quelques agents sont à citer à l’ordre du jour : d’abord, l’agent 253, du 20e, qui assomma Lafont, et qui, emporté par son zèle, dégainait contre les manifestants et frappait avec une telle furie, qu’un de ses chefs, écœuré, se précipita sur lui et lui fit rengainer son sabre illico.
De nombreux témoins viendront le confirmer. L’agent 122, du 20e, qui frappa une jeune fille à coups de matraque ; l’agent cycliste 303, qui rentra à coups de pied dans le ventre d’une femme ; l’agent 284, qui sonna à coups de pied dans le ventre un camarade étendu à terre ; l’agent 176, du 20e et l’agent 239, du 19e. D’autres encore. Mais arrêtons là nos citations… Nous avions espéré, un instant, que M. Leullier aurait tenu à inaugurer intelligemment son règne…
C’est encore une illusion qu’il nous faut perdre ».
La responsabilité des policiers dans l’agression subie par le député communiste sera confirmée par une photographie, publiée le même jour dans Le Matin, pourtant peu suspect de sympathie communiste.
En dépit de cet incident, la manifestation est un vrai succès. Elle réunit entre 20 000 (selon la préfecture de police) et 60 000 (d’après l’Humanité) participants, ce qui en fait l’un des défilés au mur les plus importants depuis 1880. « Jamais, depuis quarante ans, la manifestation n’avait été aussi grandiose », titre l’organe de la SFIC en citant le vieux communard Camélinat. Une semaine plus tôt, la SFIO avait péniblement mobilisé ses troupes (entre quelques centaines et quelques milliers, selon les sources). Dans le cimetière du Père-Lachaise transformé, à l’occasion de ce rituel du mouvement ouvrier, en lieu d’affrontement symbolique et de captation d’héritage, les communistes viennent de prendre durablement l’avantage sur leurs homologues socialistes.
[1] Voir le chapitre sur « Le mouvement ouvrier dans la guerre de position. 1920-1923 », dans Danielle Tartakowsky, Les manifestations de rue en France : 1918-1968, Paris, Éditions de la Sorbonne, 1997, p. 69-96.
[2] Danielle Tartakowsky, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise, XIXe-XXe siècle, Paris, Aubier, 1999, p. 105.
[3] Sans indication contraire, les citations suivantes proviennent de L’Humanité des 29 et 30 mai 1921
[4]L’Humanité, 27 mai 1921
[5]L’Humanité, 28 mai 1921
[6] Danielle Tartakowsky, Nous irons chanter sur vos tombes, op. cit., p. 100.
[7] Archives nationales, F7 13322, Rapport de police du 29 mai 1929.