par Michel Rogalski
L’attentat du 11 septembre contre les deux tours du Trade World Center de Manhattan et le Pentagone appartiennent à ces événements qui précipitent l’Histoire et interpellent les habitudes de penser les mieux ancrées. Que faut-il y voir principalement ? L’apparition de menaces terroristes de masse, voire de dissuasions asymétriques, n’épargnant même plus les États-Unis ? Des convulsions annonciatrices d’une révolte générale contre un Empire qui, tel un apprenti sorcier, ne contrôlerait plus ses propres créatures ? La montée d’une menace islamique dirigée avant tout contre le monde arabo-musulman et se choisissant des cibles emblématiques susceptibles de camoufler ses véritable visées ?
Quelles grilles de lecture ?
Certes, ces trois dimensions sont réelles. Mais elles n’ont pas la même importance, ni la même temporalité. Elles ne relève pas des mêmes grilles d’analyses et ne concernent pas au même titre les différents acteurs de la scène mondiale.
Prenons les États-Unis. Pour eux, il s’agit avant tout d’un camouflet militaire et d’un formidable choc émotionnel. Ayant survécu à l’équilibre de la terreur de la guerre froide (menace symétrique), triomphé de l’Irak et de la Yougoslavie (menaces dissymétriques) ils se retrouvent brutalement confrontés à une menace asymétrique infra-étatique doublée d’une tentative de déni d’action (menace de réseaux dormants) visant à entraver leur capacité de réaction. Cette menace n’émane pas de n’importe où. Par exemple de l’Argentine ajustée et exsangue ou des pays asiatiques ayant subi un Hiroshima social après les crises financières des années 1997-98. Non, elle vient d’une région où ils sont particulièrement impliqués, et de surcroît de leur ancien protégé et allié. Une histoire commune de plus de vingt années, dont tous les fils se démêlent peu à peu, les lie à leurs agresseurs.
Ils ont su de longue date s’accommoder de l’intégrisme islamiste voire accompagner son essor lorsque son anti-soviétisme leur était utile ainsi que sa capacité à maintenir un ordre social sous une chape de plomb. Ils ne se sont jamais émus des femmes encagées d’Afghanistan ou des milliers d’égorgés d’Algérie. Ni du projet sociétal moyenâgeux porté par cette mouvance. Leurs banques et leurs réseaux financiers ont accueilli sans réserve les fonds islamistes chargés de l’odeur de tous les trafics, des armes à la drogue.
Contrairement à une idée répandue, les islamistes ne sont pas sur le déclin ou en déroute mais représentent un courant dynamique et agressif. Ils ont fait beaucoup plus de victimes, en majorité progressistes, dans les pays arabo-musulmans qu’en Occident. Cet attentat traduit un projet politique et ambitieux. Comment peut-on croire qu’un homme comme Ben Laden, ayant construit de longue date une véritable organisation, tissé des réseaux ramifiés au c ?ur du dispositif occidental, patiemment conditionné une armée d’Afghansentraînés et préparés à toute mission, de l’Algérie à la Tchétchénie en passant par la Bosnie, le Cachemire ou les Philippines, et ayant su articuler sa logistique à la finance grise mondiale et à des appareils d’État comme ceux de l’Arabie saoudite, du Pakistan , du Soudan et de l’Afghanistan, aurait pu, sur un coup de tête, décider de terrasser le grand Satan américain. Joueur d’échecs plus que joueur de poker il sait l’impact d’un tel geste dans une région instable où l’humiliation et la frustration sont à leur comble -de l’Irak quotidiennement bombardé au conflit israélo-palestinien sans perspective- et où les élites politiques partout déconsidérées ne peuvent plus faire face aux aspirations montantes. Il peut espérer radicaliser et canaliser le mécontentement de millions d’hommes, voire faire basculer des régimes déjà minés comme l’Arabie saoudite, le Pakistan ou l’Algérie, ajoutant ainsi à son potentiel armes nucléaires et pétrodollars.
La vraie cible ce n’est pas Manhattan ou le c ?ur de l’Empire, mais la communauté musulmane -1,4 milliard d’hommes- qui de Rabat à Djakarta, en passant par Lagos et les banlieues européennes, risque de se retrouver travaillée par un intégriste redopé. Une telle perspective dicte l’urgence. Le choix n’est pas entre Ben Laden et Bush. Il est entre Ben Laden et les progressistes du monde arabo-musulman qui se retrouvent coincés entre l’impérialisme et l’intégrisme religieux et donc doublement agressés au risque de se retrouver hors-jeu.
Quel internationalisme ?
Notre hostilité, non seulement à l’acte terroriste lui-même, mais au projet politique qu’il porte doit être totale. Aucune considération explicative ou justificative ne doit atténuer notre hostilité radicale au régime des Talibans et à ses tentatives de dissémination.
On pourrait certes voir les choses autrement et lire la scène mondiale, de façon surdéterminée, comme au temps de la guerre froide, et considérer que face à « l’Empire » tout ce qui bouge est rouge ou que les ennemis de notre ennemi sont nos amis. Les turbulences des confins de l’Empire seraient ainsi pain béni et devraient être regardées avec une bienveillante neutralité. A faire ainsi, on perdrait tout discernement et on en viendrait à mettre dans le même sac Frères musulmans d’Égypte, Zapatistes du Chiapas, réseau Ben Ladiste, guérillas colombiennes, GIA algériens ou groupes musulmans des Philippines, etc. Une résistance à l’impérialisme construite sur le rassemblement de forces aussi contradictoires et disparates serait une catastrophe. La capacité de nuisance n’est pas un critère acceptable pour mettre en ?uvre la solidarité internationale. C’est la nature de l’enracinement dans son terrain, ses alliances et points d’appui, son programme qui définissent le caractère progressiste d’un mouvement. De ce point de vue, jamais un mouvement ouvertement fasciste et intégriste, quelle que soit sa capacité de nuisance sur l’Empire ne doit susciter la moindre sympathie ou solidarité. Et si le concept d’Empire ne vaut que par sa capacité à rassembler et à coaliser ce qui bouge sans discernement, c’est le concept qu’il faut interroger. Pour que le monde bouge dans le bon sens il ne faut pas faire attelage avec n’importe qui. Plus que l’ennemi commun c’est le critère de l’intérêt commun qui doit primer.
Les États-Unis ont su rapidement et avec grande habileté jouer de leur posture de victime, nouvelle pour eux. Ils vont l’exploiter jusqu’à la démesure en exigeant une attitude solidaire et coopérative en leur faveur au delà de la seule Alliance atlantique. Peut-être seront-ils tentés d’assigner des objectifs à leur riposte militaire qui dépasseraient le simple démantèlement de la logistique et des soutiens des réseaux de Ben Laden. La crainte de susciter des réactions pro-islamistes déstabilisantes dans la région les inquiète finalement peu. Ce qui leur importe c’est d’éradiquer la forme terroriste (contre eux) de l’islamisme. Avec les régimes arc-boutés sur l’intégriste religieux, garants de l’ordre social, ils peuvent parfaitement s’entendre si ceux-ci se contentent de faire peser leur chape sur leur population, de libre-commercer leurs ressources naturelles et de recycler leurs dollars dans les banques occidentales. Leur discrédit dont ils ont pu prendre la mesure n’est pas essentiel pour eux.
Le prochain Forum Social Mondial de Porto Allegre pourrait être une occasion de manifester notre solidarité internationaliste aux progressistes du monde arabo-musulman. Invitons-les, sortons-les de leur isolement et instruisons avec eux le procès de l’islamisme et de ses alliés. Aidons-les à contrer leurs intégristes et à faire en sorte que l’Islam rencontre la modernité et les valeurs laïques qui ont bien fini, après quelques luttes, à s’imposer aux autres religions monothéistes. C’est en travaillant dans cette voie qu’on évitera un possible conflit de civilisations. Toute construction citoyenne du monde qui se ferait en tenant à l’écart cette partie de l’humanité serait vouée à l’échec.