par Michel Rogalski
Il est maintenant certain que l’équipe des « néocons » installée à Washington dans l’entourage du président Bush se proposait, avant même l’élection de son candidat, d’ouvrir une ère nouvelle pour les États-Unis. Les attentats du 11 septembre ont servi d’effet d’aubaine et d’accélérateur pour la mise en place de cette stratégie très vite qualifiée d’unilatéralisme. A l’approche de l’ouverture de la campagne présidentielle et en particulier des primaires tout semble indiquer que l’élection se jouera moins sur les problèmes intérieurs que sur le bilan des rapports des États-Unis avec le reste du monde et notamment sur l’expédition irakienne.
L’unilatéralisme des néocons
Nourrie par les analyses produites par les principaux think tanks qui s’inscrivent dans sa mouvance, la Heritage Foundation et l’American Enterprise Institute, la pensée néo-conservatrice américaine refuse statu quo et contraintes et veut bouleverser l’ordre du monde pour le rendre conforme au modèle américain et à ses exigences. Souvent inspirée par un fondamentalisme religieux cette pensée conjugue mépris du droit international, messianisme guerrier préventif et suppose sa puissance sans limite.
Très vite l’équipe de Bush junior, fidèlement appuyée par Tony Blair qui jugera la vision multipolaire « dangereuse et déstabilisante », annoncera la couleur. L’obsession sera de sortir des liens imposés par la Guerre froide. Il fallait revoir les accords signés avec l’Union soviétique à l’époque d’un monde bipolaire où la parité militaire était de mise. En réalité derrière cet objectif ouvertement affiché s’en profilait plus discrètement un autre d’une portée encore plus ambitieuse. Il consistait à se dégager des contraintes de l’issue de la Seconde guerre mondiale imposant de gérer le monde avec des Alliés, dans un cadre onusien. Car la Guerre froide qui surdéterminait tous les rapports mondiaux avait occulté pendant plusieurs décennies la conflictualité transatlantique qui ne demandait qu’à renaître. L’usage des attentats de septembre 2001 permettra fort opportunément aux États-Unis de se reconstituer comme chef de file contre l’Axe du Mal et de polariser le jeu d’alliances internationales autour de cette idée. Mais un temps seulement, car les péripéties de la guerre contre l’Irak, puis l’enlisement ne permettront pas longtemps la tenue d’une telle posture.
Ainsi, le Traité ABM signé avec l’Union soviétique en 1972, dont l’objectif était de limiter drastiquement les systèmes de défense anti-missiles de chaque partie, sera dénoncé par les États-Unis en décembre 2001 pour permettre à ces derniers de tenter de mettre sur pieds un système de bouclier spatial, aussi irréaliste et infinançable que le projet de « guerre des étoiles » de Ronald Reagan ne l’avait été, mais aussi déstabilisant. Dans la foulée les idéologues de Washington réviseront la théorie d’emploi de l’arme nucléaire et ne s’en interdiront pas l’usage à l’encontre de pays non-nucléarisés. Plus encore, il adopteront la théorie de la guerre préventive qui suffit de prêter à l’ennemi des intentions belliqueuses ou l’accumulation de moyens de défense pour décider de l’attaquer. La guerre d’Irak sera le champ d’expérimentation de cette théorie.
Malgré l’insistance des pays européens et du Tiers Monde les États-Unis refuseront finalement de ratifier le protocole de Kyoto sur les permis négociables d’émission de gaz à effet de serre et afficheront en matière de politique énergétique le seul critère de leur intérêts nationaux. Désavouant la politique de Clinton, il refuseront d’adhérer au Tribunal Pénal International entendant bien mettre leurs soldats au-dessus des lois. Ils afficheront une phobie vis à vis des institutions internationales considérées comme contraignantes allant jusqu’à une désinvolture vis à vis de l’Otan qu’ils préféreront ne pas mobiliser en tant que telle dans le conflit avec l’Afghanistan des Talibans.
Un monde multipolaire de plus en plus affirmé
Mais l’unilatéralisme ne peut trouver sa place que dans le cadre d’un monde unipolaire coiffé par une superpuissance dont les ressources militaires et économiques seraient sans limites. Hors le visage du monde n’est pas celui-là. Des pôles émergent et des résistances s’organisent montrant les limites de la puissance américaine.
Même si la croissance économique américaine rend les Européens envieux, elle est encore loin derrière la dynamique de pays-continents comme la Chine ou l’Inde qui constituent avec le Japon un pôle asiatique interdépendant et de plus imbriqué qui pèsera de plus en plus à l’échelle du monde. Dans cet ensemble asiatique la Chine s’impose déjà comme 6ème puissance économique du monde portée pendant plusieurs décennies par une formidable croissance, très peu vulnérable aux chocs externes comme l’a montré la crise financière asiatique de 1997, disposant de considérables réserves de changes et surtout d’importantes créances, 150 milliards de dollars, sur le trésor américain. Les avoirs japonais sur les États-Unis sont également considérables. Dans le conflit de la Chine avec Taiwan, les États-Unis ont dû temporiser et prendre leurs distances des tendances indépendantistes de l’île. De même son extrême prudence à l’égard de la Corée du Nord signifie que rien n’est possible dans cette région sans l’aval de la Chine et du Japon.
La Russie n’a certes plus le rôle de « Grand » du temps de la bipolarité, mais elle n’est pas devenue le satellite des États-Unis. Elle dispose toujours d’un important arsenal nucléaire et reste très impliquée dans les affaires qui relèvent de sa zone d’influence. Les pays européens, divisés comme force collective, comptent encore en leur sein des puissances mondiales disposant d’un fort crédit international et capables de mobiliser leurs alliés comme l’a montré l’affrontement diplomatique au sein des Nations Unies autour de l’Irak. L’ensemble arabo-musulman ne dispose pas d’un pays leader qui s’imposerait aux autres et sur l’arène internationale, mais sa forte instabilité le rend totalement ingérable par les Américains seuls. Même l’Amérique latine dont 4-5 pays ont viré à gauche est capable de s’affirmer dans son rapport au grand voisin du Nord. L’ONU, reflétant ces évolutions, a montré sa capacité à refuser d’être une chambre d’enregistrement pour Washington.
L’année 2003 a montré les difficultés qu’éprouvaient les néo conservateurs américains à faire vivre l’unilatéralisme.
L’unilatéralisme en difficultés
La politique vis-à-vis de l’Irak en constitue la parfaite illustration. Elle commence par une défaite à l’ONU en vue de faire légitimer la guerre contre l’Irak. Malgré les pressions le Conseil de sécurité n’a pas cédé. Même le Mexique, pourtant très arrimé à son voisin du Nord a su refuser. L’enlisement sur le terrain signifie bien que la capacité à renverser un gouvernement et à abattre un régime ne permet pas pour autant d’imposer une équipe et de mobiliser les financements indispensables à la reconstruction d’un pays. La puissance militaire ne peut tout résoudre. On peut facilement écraser un peuple par les bombes. Le soumettre est une autre histoire. Pour se sortir du bourbier l’équipe des néocons de Washington doit aujourd’hui en appeler à l’aide de ceux qui hier lui avaient déconseillé de s’embarquer dans cette aventure. Elle cherche à impliquer des partenaires dans la recherche d’une solution qui lui permettrait de sauver la face au moment où s’engage la campagne présidentielle et où des comptes devront être rendus devant l’opinion publique qui prend de plus en plus conscience des mensonges sur lesquels cette guerre a été décidée.
Le 5ème Sommet des Amériques qui s’est tenu au Mexique à Monterrey s’est conclu de l’aveu de tous les observateurs par un immobilisme voire un échec. L’époque où le continent suivait au pas l’« Oncle Sam » est bien révolue. Un « axe de gauche » s’est constitué autour de l’Argentine de Kirchner, du Brésil de Lula, du Venezuela de Chávez, de l’Équateur de Gutierrez. En Bolivie, les manifestations populaires ont eu raison du chef d’État. Les mairies de grandes villes comme Mexico et Bogota sont passées à gauche. Cuba est moins isolé. L’Argentine, qui relève la tête, et conteste le modèle néo-libéral qui l’a menée au désastre, n’a pas hésité à justifier ses amitiés cubaines en lâchant que « l’alignement systématique des positions et les relations charnelles (avec les États-Unis) n’existent plus ». Lula et Kirchner viennent de renouveler leur alliance en décidant de partager, dans les deux années à venir, le siège qu’ils occuperont successivement au Conseil de sécurité. Bush rêvait de ce grand Sommet pour effectuer un retour triomphal sur la scène latino-américaine et influencer la communauté hispanique état-étasunienne, la plus importante aujourd’hui. L’ALCA, le grand marché commun des Amériques qui doit voir le jour en 2005, et auquel sont attachés les États-Unis, a dû céder la place dans les discussions à l’évocation de la pauvreté et aux revendications sociales.
Dans l’année écoulée, le groupe du G-20 qui s’est révélé au sein de la l’OMC et qui se structure autour des gros poids du Tiers Monde -Brésil, Inde, Chine- constitue un ensemble incontournable sur les questions agro-alimentaires mondiales et se trouve à même de contraindre les États-Unis à s’engager à démanteler son système de subventions agricoles à l’exportation pour les produits qui présentent un intérêt pour les pays en développement.
Sur la scène moyen-orientale, malgré l’étroitesse des liens qui unissent Bush à Sharon, les États-Unis ont été obligés de reconnaître comme positif le pacte de Genève proposé par des progressistes des deux bords, à la grande colère des dirigeants israéliens.
L’année 2003 marque bien le début de la mise en difficulté du projet unilatéraliste des néocons installés à Washington. C’est qu’en fait il n’y a pas place pour une telle démarche dans un monde de plus en plus multipolaire.