par Jean Magniadas
« L’intelligence économique »est un nouveau vocable, de la langue de bois des spécialistes de la gestion, qui a reçu l’onction officielle des pouvoirs publics et des économistes. En France, le Commissariat général du Plan la définit comme : « … l’ensemble des actions de recherche, de traitement et de diffusion (en vue de son utilisation) de l’information utile aux acteurs économiques ». En fait, essentiellement les entreprises, surtout les grandes firmes, et l’État.
Une activité ancienne et universelle
Le terme « d’intelligence », renvoie aussi au mot anglais, dans le sens de renseignement et évoque la célèbre Centrale du renseignement britannique et ses héros, dont l’action romancée a donné lieu à nombre de livres et de films d’espionnage. Ne cédons pas trop aux tentations de l’imagination ! Plus intéressant est de relever que cette notion et les pratiques qu’elle recouvre viennent des États-Unis où elles ont acquis droit de cité dans le milieu des années 1980, en relation avec l’immense effort technologique que vont développer les firmes multinationales de ce pays, avec l’appui de l’État. Elle sera reprise dans d’autres pays.
L’information collectée sur les concurrents a toujours eu une importance économique. On a voulu voir en Marco Polo, un précurseur comme voyageur-découvreur. Les Portugais développeront le cadrant, les nouvelles tables de déclinaison et même un nouveau type de navire : la Caravelle, en recourant à la centralisation d’informations multiples sur les pays neufs et la navigation.
En France, Colbert, pour remédier au mauvais état de l’industrie française, chercha à bénéficier de savoir-faire complémentaires. Ce qui l’amena, à partir de 1662, à attirer, en France, les maîtres ouvriers de pays voisins et à constituer, à cet effet, un réseau d’agents recruteurs pour les spécialités qu’il voulait déployer. Dans la période d’essor du capitalisme, où la bourgeoisie est alors réellement innovatrice, un lointain ancêtre du Baron Seillière, Charles de Wendel ira étudier en Angleterre, les procédés les plus modernes et placera, ainsi, son entreprise en bonne position. Rien d’extraordinaire à cela. Mais nous sommes au XVIII et au XIX éme siècle.
L’avance que la Grande-Bretagne s’est assurée dans la révolution industrielle, sa puissance technologique vont créer une contradiction avec les autres pays capitalistes qui sera résolue par différents moyens : visites des fabriques anglaises avec volonté de documentation, voire d’espionnage industriel, acquisition en contrebande de machines par des moyens illégaux, incitation à prix d’or à l’immigration des inventeurs et des innovateurs et d’ouvriers qualifiés, pour l’utilisation des machines importées Il est sûr que le voyage en Angleterre va s’imposer aux industriels les plus entreprenants, notamment de l’industrie textile, tels les Grandin, de Sedan, Lefebvre-Duruflé, d’Elbeuf, Motte Bossut, de Roubaix Tous visitent des usines, s’entretiennent avec les fabricants, débauchent des travailleurs qualifiés et ramènent en contrebande, des plans et des machines, en dépit d’une législation protectionniste rigoureuse qui demeurera jusqu’en 1842. Des déplacements d’ingénieurs auront lieu. Ils seront relayés par les banquiers commanditaires de grandes firmes industrielles. Amplifiées, rationalisées, ces pratiques se retrouvent trois siècles plus tard en France et dans d’autres pays. C’est l’Intelligence économique.
La Grande-Bretagne, à travers le « marketing intelligence », procède à une collecte intensive de l’information sur les marchés extérieurs et s’est constitué, pour les besoins des grands groupes, un réseau dense de cabinets privés auquel a contribué sa situation comme zone de localisation privilégiée des investissements américains en Europe.
On sait le rôle important qu’occupe, depuis longtemps, en Allemagne, les Sociétés de commerce dans la détection des débouchés, dans le recueil des informations nécessaires à la conquête de nouveaux marchés et l’étroite imbrication de l’industrie et des banques.
Et le Japon ? Ses grandes firmes et l’État ont acquis depuis longtemps une expérience et une efficacité redoutée qui tient à l’étroite imbrication des grandes firmes des services de renseignement étatiques et des Ministères économiques., mais aussi à la culture nationale. N’est ce pas la Constitution japonaise de 1868 qui déclare : « Nous irons chercher la connaissance dans le monde entier afin de renforcer les fondements du pouvoir impérial. » Ce n’est pas un hasard si les Japonais achètent quatre fois plus de brevets qu’ils n’en vendent. Ils ont lancé, fin 1969, des systèmes opérationnels du traitement de la connaissance sous l’égide de la Japanese Association of Chiefs Information Officers qui groupe les responsables des structures du renseignement économique de 72 grandes sociétés. Dès la fin des années 1980, la volonté du patronat japonais est d’accorder une place, de plus en plus visible, à l’intelligence économique dans la gestion des entreprises. Les Japonais sont très actifs dans leurs séjours à l’étranger, ils filment ou photographient les nouveautés. Leurs ingénieurs croquent soigneusement les détails des nouveautés.
Vers la fin des années 70, la concurrence japonaise commence à inquiéter sérieusement les États-Unis qui vont réagir par le renforcement des moyens et procédures juridiques de lutte contre la concurrence étrangère, par la concentration des administrations du commerce, l’adoption d’une législation renforçant les procédures contentieuses commerciales. En 1995, ils constituent un Conseil National Économique pour mobiliser l’ensemble de l’Administration, FBI et CIA en tête, et développer le « renseignement économique » . Sous Clinton, le dispositif sera consolidé. Aux États-Unis, deux missions sur trois de la CIA sont désormais consacrées à l’intelligence économique. Dès qu’il s’agit de défendre leur rang de première puissance mondiale les États-Unis champions du libéralisme, ne rechignent jamais devant les mesures interventionnistes.
La France s’est aussi, engagée dans cette démarche. Un rapport du Plan, élaboré sous la présidence de H.Martre, Président de l’aérospatiale lui a été consacré, en 1984. Première étape de la mobilisation des moyens d’État, notamment ceux la D.S.T et de l’IHEDN (Institut des Hautes Études de la Défense Nationale). Un Comité pour la Compétitivité et la Sécurité économique, présidé par le Premier Ministre, a été créé. Plusieurs Universités se sont dotées de formations à l’Intelligence économique.
Quels sont les moyens mis en œuvre ?
Il s’agit de collecter systématiquement l’information utile à l’entreprise et de la placer dans une position forte par rapport à la concurrence, de mobiliser l’information économique, technologique, commerciale, en rapport avec les intérêts de l’entreprise. Il s’agit de la rendre systématique, de l’organiser, de la rationaliser, c’est à dire de l’optimiser dans la détection, le traitement et l’exploitation de l’information, en identifiant rapidement les opportunités et menaces pour l’entreprise dans les domaine de sa compétition avec les concurrents (innovation, qualité des produits, prix, pénétration des marchés, etc.), dans les négociations commerciales et industrielles, dans son environnement. etc. Ses moyens d’action se fondent sur l’étude de la presse, des revues techniques ou scientifiques, des documents officiels, des banques de données, des documents légaux, des journaux d’entreprises, des rapports de stages, des thèses, des émissions de radio, des plaquettes commerciales, des manuels d’utilisation des échantillons, des informations produites par les expertises, par l’acquisition des produits concurrents, les contacts entre industriels acheteurs chercheurs, banquiers, les stages et séminaires, etc.
Ces activités se réclament de la légalité, répudiant les pratiques d’espionnage, le vol de documents, les vols informatiques, les stagiaires espions, les écoutes, les pratiques d’infiltration, le débauchage, les chantages, les agressions physiques, etc.
Les frontières entre les pratiques légales et l’espionnage sont extrêmement floues, laissant place à . des « coups tordus ». Un enseignant de gestion, remarque que : « Dans la lutte contre la concurrence tous les coups semblent permis, ou presque… ». Et, il rappelle que, coordonné par la National Sécurité Agency, le système « Echelon », partenariat réunissant États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Australie et la Nouvelle Zélande, intercepte les communications téléphoniques, les fax et les messages Internet. Approuvé par un Conseil Européen, « Enfopol, » en est l’équivalent européen. La concurrence nécessite, c’est l’autre face de l’intelligence économique, de se protéger ; c’est donc une activité offensive et défensive. Protection, qui aux delà des mesures matérielles de sécurité, requiert d’inculquer aux salariés des réflexes adéquats, impliquant une idéologie de consensus de l’entreprise, mais se heurte à sa politique de personnel et butte donc sur l’exploitation des salariés. Intégrée aux stratégies des grandes firmes et des États, l’intelligence économique accentue les « faux frais du capitalisme ». Son essor est inséparable de la place prise par l’information dans les activités humaines. Elle est indissociable de l’évolution du capitalisme et de l’entrée dans la guerre économique dont on peut mesurer les effets négatifs pour les peuples (chômage et régression du niveau de vie etc.). Les contradictions, de plus en plus apparentes de la crise, les pratiques délictueuses des grandes firmes, établissent que la concurrence, sous toutes ses formes, n’est pas cette panacée du discours libéral et de son apologie du marché.
Elle montre bien qu’il faut changer le type de relations entre les firmes, entre les États, pour lui substituer des rapports de coopération et remplacer la concurrence destructrice de la guerre économique par des rapports de coopération, de partage équitable des coûts technologiques qui soient fondés sur la recherche de l’efficacité économique et qui suppriment les frais parasitaires croissants d’une compétitivité monopolistique dévastatrice.