par Michel Rogalski
Pour la troisième fois, Recherches internationales consacre un numéro entier à l’Algérie. Comme les précédents, ce numéro s’inscrit dans une démarche de solidarité avec les forces progressistes algériennes, principales cibles des intégristes qui ont déclaré une guerre totale à l’ensemble du pays. Nous n’avons pas attendu 2003, « l’année de l’Algérie en France », pour nous préoccuper de la situation qui prévalait dans ce pays, conscients de l’importance des enjeux qui se nouaient de l’autre côté de la Méditerranée. Nous avons toujours pensé que c’était l’intégrisme qu’il fallait isoler et non pas l’Algérie.
Ni dupes, ni naïfs quant à l’officialité de « l’année de l’Algérie en France » et sur l’usage politique qu’en feront les deux gouvernements, nous pensons néanmoins que sa tenue revêt une extrême importance qu’on ne saurait réduire à une mascarade. Car il s’agit déjà d’une double victoire. En France, contre les nostalgiques d’un ordre colonial qui ne supportent pas les remontées de mémoires des témoins, voire des auteurs de la torture d’alors. En Algérie, contre ceux qui rêvent de soumettre le pays à la loi de la charia, de l’isoler et de le couper de tous contacts avec l’Occident. Sa tenue, qui n’allait pas de soi, supposait d’isoler nos intégrismes respectifs. Pour le reste, il faut faire confiance à la richesse des échanges prévus, à la multiplicité des acteurs impliqués -les invités et ceux qui s’inviteront- et se persuader qu’il sera difficile d’empêcher de s’exprimer ceux qui créent, témoignent, résistent et agissent de diverses façons contre les oppressions et les agressions d’où qu’elles viennent. L’officialité sera balayée par l’intense foisonnement et les luttes qui se développent en Algérie et qui trouveront nécessairement un écho en France. En témoignent la récente grève nationale très suivie contre la dégradation des conditions de vie et le programme de privatisations des hydrocarbures ou la formidable mobilisation de la Kabylie depuis le « printemps noir » de 2001 malgré la répression très dure frappant les animateurs du mouvement citoyen et dont les revendications ont très vite atteint une dimension et une portée nationales.
De tout cela ce numéro rend compte, sans label officiel. L’ensemble s’organise autour de trois grands thèmes : politique, société, culture. Le souci et le parti-pris de faire parler et d’écouter, ceux qui en Algérie sont acteurs de ces luttes ou en sont des observateurs lucides, ont été retenus. (…)
Disons-le avec franchise. Nous sommes préoccupés par l’évolution de la situation politique et sociale de l’Algérie. Depuis trois années, les quelques espoirs que l’élection du président Bouteflika avaient pu susciter se sont révélés mirages et illusions. Même portés par un verbe généreux, ils n’ont pu ouvrir de perspectives de sortie à la grave crise dans laquelle l’Algérie s’enfonçait, pilotée par un pouvoir dont la gestion de la société repose sur le mépris des populations, la hogra, le déni de toute expression citoyenne, l’arbitraire généralisé et l’aggravation des injustices sociales. Mais les progressistes de ce pays peinent à offrir aux citoyens une perspective de rupture alternative qui échapperait au choix entre l’intégrisme islamiste ou le conservatisme du pouvoir actuel, de plus en plus matiné d’un arabo-islamisme dont on a pu mesurer dans un passé récent toute la dangerosité. Ils assistent même avec inquiétude à leur rapprochement qui se négocie à coup de petites phrases habilement distillées. Cette option serait la pire pour eux, pour l’Algérie et pour l’ouverture sur l’ensemble du monde. L’hypothétique compromis entre les conservateurs assis sur l’économie rentière et les tenants d’un intégrisme islamiste rêvant de soumettre la société à la charia sera au c ?ur de la présidentielle prévue dans un peu plus d’un an. Il est dans le droit fil de la logique de l’instrumentalisation de la « concorde civile » ouverte en janvier 2000 et qui aura finalement servi à réintroduire dans le jeu politique la mouvance islamiste. (…)
La crise de la représentativité politique est au maximum. Seulement un Algérien sur deux s’est rendu aux urnes lors des derniers scrutins électoraux (législatives et locales). Le boycott a été massif en Kabylie avec un taux de participation ne dépassant pas 2%. Aux législatives, le FLN s’est rééquilibré au détriment du RND -son clone- alors que le vote islamiste -El Islah, MSP (ex-Hamas) et Ennahda- s’érodait fortement totalisant 1,5 millions de voix (3 millions en 1997), bien que ce courant bénéficie d’une importante représentation au gouvernement.
Le contraste est frappant entre la bonne tenue des paramètres macro-économiques et la misère et le mal-vivre de la population. Les réserves de devises se sont reconstituées à un bon niveau (22 milliards de dollars) qui ferait pâlir d’envie maints pays d’Amérique latine. La balance commerciale est en excédent. Le service de la dette a diminué, passant de 85 à 25% des recettes d’exportations. Enfin, le taux de croissance est soutenu depuis plusieurs années. Malgré cela, le chômage atteint 30% touchant particulièrement les jeunes qui restent dés ?uvrés, sans logement sans perspectives familiales ou professionnelles. C’est la marque d’une économie rentière, qui ne produit plus, se contente de commercer, et dont le pactole est détourné au profit d’une bourgeoisie parasitaire et arrogante et sans autre perspective que l’enrichissement rapide. Pour cette bourgeoisie, il y a trop d’Algériens. L’Arabie saoudite est devenue le modèle. Pas étonnant que beaucoup pensent à partir.
En dépit de tout cela, beaucoup résistent et s’entêtent à ne pas gâcher définitivement l’avenir d’un pays, doté de tant d’atouts et de ressources et autant chargé d’histoire. Des forces de plus en plus nombreuses se rendent compte qu’aucune démocratie n’est possible dans le cadre du système actuel, qu’il faut rompre avec lui, avec ses institutions, ses hommes -des rentiers corrompus aux islamistes, les faux ennemis- et refonder un État moderne, progressiste et redonnant la dignité à ses citoyens. L’exil ne doit plus devenir la seule perspective et le visa son moyen. Ce combat ne s’arrêtera pas avec l’année 2003. Il concerne les deux rives de la Méditerranée.